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Cette recherche réalisée par Anne Françoise Weber dans le cadre de sa thèse doctorale aborde les questions de la construction de l’unité nationale libanaise et des obstacles confessionnels se trouvant sur le chemin d’une telle élaboration d’identité collective. Comme en témoignent l’exhaustive bibliographie et le nombre de notes de bas de page (600 sur la totalité du livre sur un total sur un total de 255 pages), l’auteur a su accéder à un très grand nombre de sources dans quatre langues différentes : anglais, français, allemand et arabe (la translittération en caractères latins est détaillée). Cette diversité linguistique des références bibliographiques est sans doute une des forces principales de cette recherche puisqu’elle permet de maximiser le savoir disponible sur l’objet étudié. L’argumentation est donc constamment étayée par une multitude de sources primaires et secondaires.
L’hypothèse principale avancée dans cet ouvrage défend le fait que « le dialogue interreligieux censé bâtir l’unité nationale contribuerait (…) finalement à la (re)construction des frontières communautaires, divisant davantage la société » (p. 15). Il est important de noter que l’auteur se concentre uniquement sur le dialogue islamo-chrétien ainsi que l’analyse des discours politiques et religieux générés par de telles interactions, tout en reconnaissant l’existence d’autres dialogues interreligieux sur la scène libanaise. Une autre dimension connexe qu’ A. F. Weber souhaite couvrir est celle de la construction d’une unité nationale par le biais d’interactions au niveau des populations musulmanes et chrétiennes du Liban. Pour arriver à ses fins, l’auteur se tourne vers les couples bireligieux étant donné qu’« un moyen pertinent de saisir l’importance de frontières ou de clivages sociaux est d’étuder le cas de ceux qui les franchissent » (p. 15). Nous pouvons donc observer une certaine dualité entre le côté officiel et formel du dialogue interreligieux d’une part, et d’autre part les échanges informels au niveau de la population et du vécu interreligieux de celle-ci.
Pour en revenir à l’ossature de l’ouvrage, celui-ci se divise en six parties. Les deux premiers chapitres proposent un bref récapitulatif des principaux jalons de l’histoire libanaise, ainsi qu’une clarification sur les concepts de nation et d’unité nationale, et leur application au contexte libanais. Les troisième, quatrième et cinquième chapitres représentent le « cœur empirique » (p. 20) de la recherche puisqu’ils portent respectivement sur le dialogue interreligieux et ses acteurs, l’expérience des couples bireligieux et de leurs enfants, et enfin l’exposition de trois débats-clés permettant de rapprocher et d’illustrer les idées développées dans les chapitres 3 et 4. La dernière section du livre est celle réservée au résumé des arguments et à la présentation des conclusions. Nous pouvons donc observer une structuration logique et cohérente du texte d’autant que A. F. Weber s’efforce de souligner les liens entre chaque parties afin d’assurer une fluidité maximale du récit.
Dans la première partie du livre, un exposé circonstancié de l’histoire libanaise (à partir du 5ème siècle ap J.-C.) et de la construction de cet État est réalisé. Le territoire de l’actuel Liban apparait clairement comme un lieu de refuge pour un grand nombre de minorités confessionnelles ayant réussi à obtenir une certaine autonomie dans la gestion des affaires les concernant exclusivement. L’auteur aborde de manière synthétique les diverses religions et confessions recensées en terre libanaise, ainsi que les influences cruciales des forces étrangères et des conflits régionaux dans le façonnement du pays tel qu’il est actuellement. Cette section est donc relativement générale dans son contenu mis à part le sous-chapitre « coexistence et confessionnalisme » (p. 40) qui est plus spécifique à la problématique centrale de l’ouvrage. L’auteur présente dans cette sous-section une des conséquences majeures de la guerre civile achevée en 1990. Ce conflit a en effet accru la ségrégation entre les différentes communautés confessionnelles et religieuses du pays. Un clair mouvement d’homogénéisation territoriale des confessions a donc été observé depuis la fin de la guerre civile, chacune des communautés cherchant à se regrouper dans une ou plusieurs zones bien définies afin de réduire les risques de violences à son encontre. Ces groupes confessionnels, ou piliers pour reprendre la terminologie de Arend Lijphart (théorie consociative en science politique) [1], possèdent souvent leurs propres institutions (écoles, médias, etc.) ce qui leur permet d’assurer un encadrement quasi-total de leurs populations respectives. Ce système institutionnel favorise donc la perpétuation des clivages et la séparation physique des groupes confessionnels. Arend Lijphart est d’ailleurs mentionné à plusieurs reprises par A. F. Weber, notamment dans le chapitre portant sur l’existence d’une nation libanaise en tant que résultat d’un consensus entre les élites politiques de chaque communauté (p. 48).
Pour en revenir au chapitre initial, les très nombreux exemples tirés des échanges interreligieux quotidiens entre citoyens libanais et utilisés par l’auteur pour illustrer son introduction, rapprochent le lecteur de la réalité du terrain. Cela représente donc un des nombreux points forts de cette étude. Parmi les témoignages présentés, une bonne partie provient d’ailleurs du propre travail de terrain d’Anne Françoise Weber, ce qui rend les informations fournies d’autant plus précieuses pour toute personne comptant acquérir une compréhension profonde du contexte libanais.
Le deuxième chapitre s’intéresse à la question de savoir si le Liban peut réellement être reconnu en tant que nation telle que définie en science politique. Pour répondre à cette interrogation A. F. Weber décide d’exposer tout d’abord les différentes perspectives théoriques permettant de définir les concepts de groupes ethniques, de nation et de culture nationale. Dans la seconde partie du chapitre, elle fait le lien entre ce cadre théorique et le contexte libanais.
Dans ce rapprochement entre théorie et le cas du Liban, l’auteur anticipe de potentielles critiques en précisant bien que « nombre des théories évoquées ci-dessus proviennent de l’Occident » alors que le Liban « reste enraciné dans son environnement moyen-oriental » (p.51). Afin de remédier à ce biais que Giovanni Sartori appelle le piège du « localisme » [2], A. F. Weber se réfère aux travaux de Bassam Tibi et Stéphane Valter portant sur la spécificité du contexte national syrien, celui-ci se rapprochant davantage du cas libanais. On peut donc observer que de judicieuses précautions théoriques sont prises par l’auteur. Enfin, A. F. Weber répond à la question de l’existence d’une identité nationale libanaise en avançant qu’il existe bien une certaine « cohésion nationale » mais qu’elle est « inachevée » (p. 66).
La partie suivante du livre est donc réservée au dialogue interreligieux et aux acteurs principaux de ces échanges. L’auteur met l’accent sur le caractère élitiste de ces dialogues et son manque d’impact sur le vécu interreligieux quotidien de la population. Elle note effectivement le fait que « ces manifestations atteignent surtout un public intellectuel, voire universitaire, et urbain » (p. 72).
Afin de rendre la problématique du dialogue interreligieux plus intelligible, l’auteur décompose ce dialogue en six catégories : dialogue théologique, intellectuel, spirituel, éthique, national, et enfin, dialogue de la vie. Cette classification précise et en majeure partie originale repose en effet sur la connaissance avancée d’ A. F. Weber par rapport au terrain libanais (entretiens, observation participante, etc.). Ce terrain est en général reconnu pour sa complexité (voir son caractère chaotique ou anarchique) et sa relativement grande fragmentation. L’ouvrage reflète donc également cette pluralité du Liban. L’auteur parvient néanmoins à dépasser ces particularités afin de tirer des conclusions claires à partir des études qu’elle effectue sur le dialogue islamo-chrétien. Elle définit ainsi deux traits centraux des échanges interreligieux étudiés : « La glorification du "Liban pluriel" et la distinction d’un ennemi extérieur » (p. 94).
Le chapitre quatre se concentre sur les couples bireligieux et leurs enfants. L’auteur s’attache à réaliser un compte rendu détaillé et pragmatique de la convivance au sein de couples bireligieux. Cela s’apparente quasiment à un guide pratique des mariages bireligieux ou islamo-chrétien au Liban (différentes combinaisons de confessions possibles et les modalités disponibles). L’objectif de cette partie est de découvrir « si la population adopte vraiment le dialogue national islamo-chrétien comme sa "profession de foi" » (p. 115). Dans ce cadre, le vécu des couples bireligieux donne à A. F. Weber l’occasion d’observer la tentative d’individus visant à bouleverser la rigidité des frontières confessionnelles (de nombreux obstacles pratiques rendent les mariages interreligieux très difficiles voire parfois impossibles au Liban). De plus, les interviews réalisées par la chercheuse exposent le fait, qu’en majorité, ces derniers acteurs n’hésitent pas à critiquer le dialogue islamo-chrétien.
La complémentarité ainsi que la continuité avec la partie précédente est donc évidente. Comme je l’ai déjà mentionné plus haut, une des forces de cet ouvrage est la cohérence de sa structure, et le fait que celle-ci soit aisément identifiable.
Cette section-clé permet par ailleurs à l’auteur de revenir sur son hypothèse principale, c’est-à-dire que le dialogue interreligieux consolide le clivage entre communautés musulmanes et chrétiennes, produisant en quelque sorte un effet inverse par rapport à l’objectif de rapprochement religieux ouvertement défendu par cette institution. L’auteur qualifie d’ailleurs de « suspecte » cette dernière volonté de rapprochement puisqu’ « elle émane de ces institutions qui rendent par le maintien des frontières inter-communautaires la vie des familles bireligeuses plus compliquée » (p. 168).
L’avant-dernière partie de l’étude concerne trois débats importants liés à la problématique islamo-chrétienne : le confessionnalisme et la laïcisation, le mariage civil et l’enseignement religieux. Le point qui me semble le plus marquant dans cette section est le fait qu’une plus grande homogénéité de position par rapport aux trois thématiques précitées est observée parmi les couples bireligieux, alors que ce groupe est plus diversifié d’un point de vue socio-religieux que les acteurs du dialogue islamo-chrétien. L’auteur observe ainsi qu’une réelle laïcisation et un dépassement des frontières confessionnelles se développent au niveau de cette population de couples bireligieux qui vise « la création d’espaces non-confessionnels » (p. 200).
La contribution socio-anthropologique de l’auteur par rapport à l’étude de ces couples sortant de la norme libanaise (ils représentent une très petite portion de la population libanaise totale) est un des apports fondamentaux de cette thèse publiée, étant donné que peu de chercheurs se sont jusqu’à présent penchés sur cette problématique.
En ce qui concerne la méthodologie, le recours à l’entretien occupe une place cruciale dans cette recherche puisqu’il constitue une des principales méthodes de collecte de données utilisées. Anne Françoise Weber interroge effectivement les personnalités religieuses et politiques participant activement au dialogue interreligieux, ainsi que les couples bireligieux en tant qu’exemples de mixité au sein de la population. Il est à noter que l’auteur a pris la décision de ne pas révéler le nom des interviewé(e)s et cela pour deux raisons : d’abord pour suivre la demande d’un relativement petit nombre de personnes interrogées, et deuxièmement afin de faciliter la concentration du lecteurs sur « les propos pour ce qu’ils sont, sans les classifier immédiatement par le nom du locuteur et son appartenance à un courant ou une institution ».
A côté des entretiens semi-directifs et des échanges informels, A. F. Weber a également eu recours à l’observation participante, celle-ci étant cruciale pour comprendre le terrain libanais de manière plus profonde. L’ouvrage est donc riche en anecdotes et citations tirées du vécu de l’auteur, ce qui rend le texte d’autant plus vivant.
A propos de la forme employée et plus précisément du style d’écriture de l’auteur, celui-ci est plutôt épuré, cela facilitant l’identification des principaux points de la problématique par le lecteur. Cette clarté dans la forme s’accompagne de plus d’une certaine précision, voire minutie, dans la sélection de la terminologie employée. A. F. Weber consacre ainsi un sous-chapitre à la définition exacte de termes usuels largement employés dans sa recherche tels que communauté, confessionnalisme, laïcité et sécularisation. Toujours concernant les choix terminologiques justifiés par l’auteur, l’intéressant néologisme convivance est employé (p. 14) afin de palier aux carences des termes coexistence « qui ne dit rien sur la qualité des relations » , et convivialité qui évoque un « état de la société » plutôt que « l’action de vivre ensemble » (convivance).
D’un point du vue comparatif, il est fort intéressant de noter que dans les dernières pages de l’ouvrage, A. F. Weber fait l’effort d’élargir la perspective à d’autres pays présentant de profonds clivages au sein de leur population (Bosnie-Herzégovine, Irlande du Nord, Suisse, Belgique, etc.). Son intention est d’initier une possible transposition de ses recherches à d’autres contextes (p. 219) :
« Si la façon dont se combinent différentes variables est certes particulière au Liban, il partage quelques-unes de ces variables avec d’autres pays. Les évoquer, même de manière très succincte, devrait permettre d’élargir l’horizon, de ’dés-orientaliser’ le Liban et de voir en quoi l’expérience libanaise peut être instructive pour d’autres contextes. »
Anne Françoise Weber, Le Cèdre islamo-chrétien, Des Libanais à la recherche de l’unité nationale, Baden-Baden, Nomos, 2007, 255 pages.
Samer Mitri
Samer Mitri est doctorant en science politique à l’Université Libre de Bruxelles. Son sujet de thèse porte sur l’étude des acteurs politiques anti-consociatifs au Liban, en Belgique et aux Pays-Bas.
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