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Foisonnant dans l’actualité, le « jihad » fait couler beaucoup d’encre depuis quelques années dans un Occident meurtri par les menaces terroristes islamistes. Derrière cette sur-médiatisation, le jihad, communément traduit par « guerre sainte », reste un phénomène relativement méconnu. Soutenue en 1974 à l’Université Paris I, la thèse d’Alfred Morabia est une référence en la matière. Les éditions Alfred Michel tirent un ouvrage de ses recherches en 1993 : « Le Ğihâd dans l’Islam médiéval ». Il explique comment la doctrine du jihad s’est progressivement élaborée dans les premiers siècles de l’Islam. Ce travail est le fruit du dépouillage de nombreuses sources en langue arabe, rendues ainsi accessibles en français.
La réédition de ce livre pionnier en 2013, préfacée par l’islamologue Gilles Kepel, témoigne d’un regain d’intérêt pour une notion remise au goût du jour par l’actualité. Chargé émotionnellement et idéologiquement, le phénomène déroute l’Occident, « victime » du jihad. Morabia revient aux textes sur lesquels se basent certains groupes considérés terroristes pour légitimer leurs actions aujourd’hui. En 2020, la notion de jihad semble nécessaire pour appréhender les relations entre Occident et Orient. Cette lecture permet justement de dépasser l’horizon médiatique pour rendre intelligible le jihad, pour en tirer sa genèse historique et théorique. En outre, c’est en contextualisant les recherches de Morabia que leur valeur s’en dégage : il y a cinquante ans, les études sur l’Islam se faisaient beaucoup plus rares, le jihad n’avait pas retenu l’attention des chercheurs. Nous pouvons nous demander en quoi le travail de Morabia est pionnier au prisme de la géopolitique contemporaine. Dans une première partie, nous présenterons les recherches de Morabia et en soulignerons la pertinence. Dans une seconde partie, nous mettrons son analyse en perspective à l’aune des mutations contemporaines de la notion de jihad.
Multiforme, le phénomène du jihad fait l’objet d’interprétations diverses selon l’époque et la région. Morabia explique qu’« une notion comme celle du gihâd est colorée par tout un ensemble d’éléments ressortissant aux faits historiques, aux relations sociales, aux comportements individuels et collectifs, à la conjoncture internationale, au contexte géographique, aux influences culturelles et doctrinales… » (p. 15). L’auteur remonte aux racines historiques, sociales, géographiques, spirituelles du jihad, dessinant ainsi « sa nature essentielle et […] ses diverses formes » [1]. Morabia souligne la nécessité de recontextualiser la notion de jihad, de l’aborder dans une perspective évolutive. Bien qu’un retour dans le passé soit nécessaire pour expliquer le présent, une vigilance est requise pour éviter les anachronismes. Sa doctrine étant presque figée depuis des siècles, on ne peut pas analyser la notion de jihad à l’aune des valeurs du XXIème siècle. La « guerre sainte » pose d’évidents problèmes moraux pour une « communauté internationale » qui se veut régie par des principes humanistes.
Si elle est couramment traduite par « guerre sainte », la notion de jihad dépasse le cadre de la guerre. Après avoir mis en évidence la difficulté de définir un terme apparu dans un autre contexte, Morabia privilégie le terme de « combat sacré » pour évoquer le jihad. En outre, c’est une notion qui a été forgée à posteriori pour légitimer des combats passés. Entre guerre et défense de la religion, le jihad prend diverses formes au cours du temps, que Morabia essaie d’approcher dans leur totalité. Son étude est exhaustive, bien qu’elle se circonscrive au monde arabo-musulman médiéval. En quatre parties, Morabia analyse les cinq premiers siècles de l’Islam pour mettre en exergue les différentes interprétations et significations qu’a pu revêtir le jihad. Après un retour historique, il présente les fondements du jihad dans les sources scripturaires. Avec la mort du Prophète, il expose comment la notion fut théorisée et appliquée, puis intériorisée à l’aide de la notion de « djihad interne ».
Morabia dresse d’abord un tableau historique de la notion, partant de l’Arabie pré-islamique. L’Islam n’est pas apparu ex nihilo, la nouvelle religion s’est appuyée sur un fond culturel qui lui précède, notamment la langue arabe. De la même manière, le jihad trouve sa source dans la razzia bédouine qui préexistait à l’Islam, dans des sociétés valorisant l’effort guerrier. Cette caution divine donne une légitimité à la violence : l’islam « donnera sa justification doctrinale au gihâd » (p. 49). Exilé à Médine en 622, le Prophète asseoit son autorité par les armes et s’établit politiquement dans la région, le jihad devient alors le fait d’un Etat islamique. La religion sera un facteur parmi d’autres pour expliquer le phénomène des conquêtes. Sous les premiers califes, le jihad réalise la suprématie de l’Islam face aux infidèles. Mais au-delà du sentiment d’unité, la communauté musulmane est hétérogène, des lignes de fractures existent à l’intérieur même de la umma : un jihad idéologique entre musulmans apparaît. Si l’Empire abbasside marque l’apogée territoriale du califat, l’autorité se disperse, conduisant alors à une dispersion du jihad sur plusieurs fronts. Ce sera face aux croisés que la ferveur militaire du jihad renaîtra.
Morabia examine ensuite les fondements scripturaires du jihad. Il s’attarde sur les relations avec les « gens du Livre », chrétiens et juifs qui étaient autorisés à pratiquer leur culte en échange d’une taxe. Le Coran appelle à combattre « l’infidèle », mais sans préciser comment : on n’y trouve pas de justification des visées expansionnistes de la umma, l’idée de guerre sainte « dans la voie d’Allah » reste vague. Les Sira, les actions du prophète, et Hadith, paroles qu’on lui attribue, complètent les textes coraniques pour former la Tradition biographique. Ces sources, dont la fiabilité est relative, donnent une justification a postériori de la guerre. Les références au jihad glissent progressivement de la notion initiale de « ténacité, d’effort » (signification de la racine g. h. d.) vers une lutte armée.
C’est dans les textes juridico-théologiques que la théorie et les modalités sur la pratique du jihad sont apportées. Dans ces recueils (Siyar) qui exposent le droit de la paix et de la guerre, se dessine une doctrine du jihad. Avec l’expansion du califat naît la nécessité de légiférer, l’Islam s’inspire alors de lois venant d’autres régions, notamment de Rome ; il puise son inspiration avant, pendant ou après la Révélation. La loi coranique est un phénomène complexe qui renvoie à des siècles de législation, cette idée d’emprunt est essentielle pour appréhender l’ensemble de la civilisation musulmane. Cependant, la formalité des sources scripturaires prend souvent le dessus sur la diversité des sources du droit, conduisant à figer le droit. L’auteur analyse également dans cette partie le statut des « protégés » de l’Islam, ainsi que les discriminations que les dhimmis subissent.
Morabia explique comment le petit jihad (armé) a paradoxalement pris le pas sur le grand (intérieur). La religion considère que l’Homme est appelé à lutter contre ses propres défauts pour s’intégrer dans la communauté des croyants : c’est le grand jihad, la lutte interne contre le pêché. A côté de cette dimension qui n’est pas vulgarisée aujourd’hui, le jihad mineur a été remis au gout du jour. Le petit jihad est la lutte armée contre les ennemis de l’Islam, qu’ils soient à l’intérieur ou à l’extérieur de la umma. Le jihad interne est une spiritualisation, une intériorisation du jihad. Au sein du jihad interne, l’auteur distingue le jihad coercitif (ou défensif), le jihad moral et le jihad spirituel.
Les uns après les autres, les prédicateurs vont puiser dans le corpus doctrinal une légitimité à leurs actions politiques, une justification a posteriori de la guerre pour mobiliser la communauté musulmane. En 1105, al-Sulami voit dans la Première Croisade un jihad contre les musulmans. Il déclare que « Le Coran, la Tradition et l’unanimité des docteurs de la loi, tous sont d’accord […] que la guerre sainte est un devoir collectif lorsqu’elle est agressive » [2]. Quand les autorités légitimes sont défaillantes, chaque musulman doit s’engager personnellement dans le combat pour « protéger la religion », il y a pour lui un devoir d’obligation personnelle de la guerre sainte. Le monde arabe s’unifie pour faire face aux croisades, on assiste à une renaissance du jihad.
Notions proches, on peut établir plusieurs parallèles entre le jihad et les croisades. Le terme croisade est entré dans le langage courant pour désigner une campagne militaire religieuse, une lutte entre deux religions. Au-delà de ces prénotions, les croisades renvoient en réalité à des phénomènes multiformes (croisades populaires, des seigneurs ou monarchiques) étalés sur plusieurs siècles, de 1099 jusque 1291. Il y a eu des croisades entre chrétiens, d’autres contre des groupes considérés hérétiques. En outre, les croisades ont constitué le point de contact entre deux mondes, elles sont à l’origine d’un choc culturel positif entre Orient et Occident. Redécouvertes dans ce contexte, les théories de Saint Augustin délimitent dans la doctrine de l’Eglise les notions de guerre juste et guerre sainte. La persécution contre les impies est considérée juste, dans le sens où il s’agit de défaire ses ennemis par charité pour leur apporter le salut. Cette notion est, tout comme le jihad, devenue un sujet d’actualité, notamment depuis que Georges W. Bush déclare l’Amérique « en croisade » après le 11 septembre 2001. Le monde arabe se voit de nouveau agressé par les croisades, comme l’Occident subit une réinvention du djihad.
Pionnier du dialogue islamo-chrétien, le prête maronite Youakim Moubarac (1924-1995) voit dans le jihad – conçu au temps du Prophète pour concentrer le pouvoir entre ses mains aux dépens des tribus – une forme de régulation des relations internationales. L’Islam s’installe alors dans un Etat politique : seule l’autorité suprême de l’Islam peut déclarer une guerre. L’Etat a le monopole de la violence légitime, qui est un des attributs de la souveraineté étatique. A cette époque, on peut considérer le jihad comme une forme d’institutionnalisation de la guerre. Ainsi, le jihad ne serait pas le fait de groupes terroristes mais d’un Etat légitime, se rapprochant d’une armée nationale.
Pendant des siècles, le califat symbolisait la présence de l’Islam comme acteur du système international. Entré en guerre aux côtés de l’Allemagne en 1915, l’Empire ottoman espère unir le monde musulman contre les Alliés : c’est la dernière fois que le jihad a été proclamé officiellement. Le démembrement de l’Empire ottoman a entériné la disparition de référence politique, l’autorité centralisée de l’Islam s’est éclatée avec la création de plusieurs Etats. Avec le fondamentalisme religieux récent, le mot jihad est resté mais sa signification a été dévoyée.
Dans la préface de 2013, Gilles Kepel explique que peu après la thèse de Morabia soutenue, le palestinien Abdallah Azzam, proche des Frères musulmans, fait appel à ce concept pour mobiliser les musulmans contre l’Armée rouge en Afghanistan, initiant alors le jihad contemporain. Si ce combat se fait avec l’aide des Américains - qui cherchent à endiguer la menace communiste -, les Etats-Unis deviendront la cible numéro un de ce jihad. Cette violence semble atteindre son paroxysme avec l’attentat contre les Tours jumelles de New York en 2001 perpétré par Al-Qaeda. Un an après la réédition du livre de Morabia, Abou Bakr al-Baghdadi proclame l’Etat islamique en Irak et au Levant depuis la mosquée Al-Nouri de Mossoul. Incarnation la plus récente de ce concept, le leader de Daesh a appelé à poursuivre le jihad en août 2018 alors qu’il était affaibli sur le terrain. En parallèle, les attentats qui ont touché le sol français en 2015 ont ouvert la voie à la médiatisation de la notion de jihad.
« Enterré, au dire de certains, on le vit renaitre de ses cendres chaque fois que la Umma traversa une période de crise, ou dut faire face à l’adversité » [3]. Alfred Moravia semble avoir la prescience des grands enjeux avant même qu’ils n’effleurent les unes des journaux. Ses conclusions restent d’une pertinence surprenante cinquante ans après. Le jihad, « arme militante de la Ummà contre tout ce qui entravait sa marche en avant » (p. 337), est loin d’être tourné uniquement vers les « Infidèles ». Phénomène varié, le jihad se caractérise par la croyance en un salut par l’Islam et par un certain esprit du corps communautaire. La solidarité parmi les membres de la umma et la recherche de son intérêt conduisent à tourner l’agressivité vers l’Autre. Notion ambiguë, elle fait écho à l’héritage dual du Prophète, entre tolérance et tradition guerrière.
Tout au long de son ouvrage, Morabia souligne la malléabilité avec laquelle l’Islam a contourné ses propres lois pour s’adapter au contexte. Certaines coutumes préexistantes à l’islamisation d’un territoire ont été qualifiées d’islamiques a posteriori. Sacralisés, les premiers temps de l’islam sont érigés en âge d’or, certains continuent d’y aspirer malgré les siècles.
Lire également :
Alfred Morabia, Le Ğihâd dans l’Islam médiéval, le « combat sacré » des origines au XII° siècle
Bibliographie :
– Morabia Alfred, Le Gihad dans l’Islam médiéval, bibliothèque de l’Evolution de l’humanité, Editions Albin Michel, 2013.
– Roy Olivier, Le Djihad et la mort, Editions du Seuil, 2016.
– Kepel Gilles, Terreur dans l’hexagone : Genèse du djihad français, Gallimard 2015.
– Burgat François, Comprendre l’islam politique, éditions la Découverte, 2016.
– Ali b. Tahir al-Sulami, Incitation à la guerre sainte, éd. et trad. D’E Sivan, Journal asiatique, 1966, p. 215-220.
– El Khoury Yara, Alfred Morabia, « le Gihâd dans l’islam médiéval, le « combat sacré » des origines au XII° siècle », Les clés du Moyen-Orient, 04/08/2014
https://www.lesclesdumoyenorient.com/Alfred-Morabia-Le-Gihad-dans-l-Islam-medieval-le-combat-sacre-des-origines-au.html
– El Khoury Yara, Le Liban des croisades à l’empire ottoman, Université Saint Joseph de Beyrouth, 2019.
Cécile Lauras
Cécile Lauras est diplômée de l’Institut catholique de Paris et d’IRIS Sup. Après un stage au service culturel de l’ambassade de France au Liban, elle a étudié l’histoire et l’arabe classique à l’Université Saint Joseph de Beyrouth. Elle poursuit sa formation avec le master « Intégration et mutations en Méditerranée et au Moyen-Orient » de Sciences Po Grenoble.
Notes
[1] Arnaldez Roger, préface de 1993.
[2] Un traité damasquin sur le djihad, in Ali b. Tahir al-Sulami, Incitation à la guerre sainte.
[3] Alfred Morabia, https://www.persee.fr/doc/horma_0984-2616_1987_num_9_1_1454
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