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Depuis son atelier du quartier de Moussaïtbé, à Beyrouth, le luthier confectionne des ouds pour les plus grands musiciens arabes. Ancien mécanicien, Albert Mansour perpétue un précieux savoir-faire autour d’un des instruments les plus populaires de la musique orientale.
Installé dans un petit canapé modeste usé par le temps, Albert Mansour caresse la caisse de résonance bombée d’un petit oud, « c’est le dernier nouveau-né » dit-il, l’air émerveillé. Il tourne l’instrument d’un geste délicat, et passe en revue la face et le manche. L’oreille tendue, il ferme les yeux et pince une corde. Le son traverse la pièce, « entendre le premier son d’un oud est une sensation extraordinaire. C’est comme écouter un nouvel être qui dit son premier mot. Pour moi, les ouds ont une âme. Ils nous parlent ».
Né en 1940, Albert Mansour grandit à Rachaya al-Wadi. C’est de ce village situé dans la Beqaa que l’indépendance du Liban est proclamée en 1943, alors qu’il est âgé de trois ans.
Son entrée dans le monde du oud se fait à petits pas. Après un passage par le Koweït, Albert Mansour s’installe à Beyrouth dans les années 1980, « j’ai alors ouvert mon premier garage, j’étais mécanicien ». Un œil sur les voitures, l’autre sur la musique, il plonge dans le monde des ouds, en grande partie grâce à son mentor, Abu Jamal, « c’est lui qui m’a tout appris à mes débuts. Je n’aurais jamais réussi sans son aide ». Son travail est aussi influencé par Mustafa Said, joueur de oud originaire d’Egypte, arrivé au Liban en 2005. Ce dernier est devenu, au fil des années, un collègue avec qui échanger sur la qualité des instruments, et un précieux ami. Sous les conseils de Mustafa Said, Albert Mansour perfectionne ses ouds, ses « bébés » comme il les appelle, et décide de se consacrer pleinement au métier. « J’ai toujours été un passionné de mécanique, j’adore réparer les voitures. D’ailleurs, cela m’a aidé pour fabriquer les ouds avec précision. Mais en tant que luthier, j’étais en contact avec des passionnés qui respectaient beaucoup plus mon travail. Les relations étaient plus attentionnées qu’avec les clients de mon garage. Je me suis donc détourné petit à petit du travail de mécanicien pour me consacrer entièrement au oud ».
Il installe son atelier dans le quartier de Moussaïtbé, non loin du rond-point Cola, dans une petite artère tranquille. A quelques pas vit le musicien Marcel Khalife, qui deviendra rapidement un ami et un admirateur du travail d’Albert, « j’ai réalisé ce oud pour Marcel » confie le luthier en montrant du doigt un instrument de son atelier.
La petite manufacture de oud est établie dans un sous-sol divisé en deux parties. Dans une pièce, l’assistant d’Albert Mansour, Jamal, qui travaillait déjà avec lui comme mécanicien, coupe des planches en bois en préparation de sa prochaine création. C’est le cœur battant de l’atelier, où les instruments sont créés et réparés. Les étagères sont remplies de squelettes de ouds inachevés, et des outils destinés à scier, fixer et coller sont suspendus aux murs. Une fine poussière formée par le travail du bois à la scie envahit l’espace.
Dans la pièce voisine, le temps s’est arrêté des décennies plus tôt. A quelques mètres au-dessus du sol, des dizaines de ouds sont perchés, plus ou moins bombés, de couleurs caramel, chocolat ou rouge brique. Au fond de la pièce, sur une bibliothèque, de vieilles cassettes des grands classiques de la musique orientale sont exposées. Une petite télévision carrée datant des premières heures de l’atelier est constamment allumée, en hauteur. C’est ici qu’Albert Mansour voit ses journées défiler, installé dans un canapé, une canne à la main. Depuis un accident vasculaire cérébral survenu en 2019, les mouvements de sa main gauche sont largement limités, « mais j’ai toujours une excellente vue et une très bonne oreille » assure-t-il. Il inspecte donc aujourd’hui les ouds fabriqués par Jamal, « pour m’assurer qu’aucune erreur n’est faite ».
Il faut environ deux mois pour confectionner un oud. L’instrument est presque entièrement fait de bois, le mot « oud » signifie d’ailleurs « bois fin » en arabe. Le son créé par cet instrument, qui jouit jusqu’à aujourd’hui d’une place centrale dans la musique orientale, varie selon sa forme. Tout se joue au moment de la conception, « mes connaissances en mécanique m’ont aidé à créer des instruments différents des autres luthiers, indique Albert Mansour, je me concentre sur l’assemblage de détails qui auront une incidence sur la sonorité. Certains luthiers accordent une grande place au design, avec les arabesques qui décorent l’instrument. Ils prêtent moins d’importance aux petits détails qui façonnent le son ». Il saisit un petit papier blanc de forme ovale, « j’ai coupé cette feuille il y a plusieurs années. Mon but était alors d’arriver à cette forme. J’ai rétrécit la taille de la caisse de résonance par rapport à ce qui se faisait à l’époque. Selon moi, le oud doit s’adapter au corps humain pour faciliter le confort des musiciens. Ainsi, mes ouds ne glissent pas facilement sur les jambes ».
A chaque instrument confectionné, Albert Mansour cherche à se rapprocher davantage de la tonalité parfaite, « la sonorité créée par les différentes cordes doit être homogène, l’instrument doit avoir une identité unique. Or, la forme de la caisse de résonance a une grande incidence sur le son, ainsi que la position des cordes. Pour mes ouds, les cordes sont serrées, très proches du manche. C’est ce qui fait la différence ». A ses côtés, Oussama Abdelfattah, chanteur et joueur de oud, acquiesce, « les ouds d’Albert sont singuliers, le son est plus pur. C’est pour cette raison que je reviens toujours vers lui pour mes instruments ». Oussama Abdelfattah, comme d’autres musiciens tels que Marcel Khalife, Hazem Chahine, Tarek Abdallah, ou encore Michael Onsy, sont devenus des adeptes du travail d’Albert Mansour.
Le joueur de oud Oussama Abdelfattah improvise une mélodie avec un oud confectionné par Albert Mansour, vidéo d’Ines Gil
Ils font régulièrement un passage par son atelier pour faire réparer un oud, en commander un nouveau, ou discuter de leurs productions musicales. Le savoir-faire du luthier est aujourd’hui largement reconnu au Liban et dans la région. Il fait d’ailleurs l’objet d’un film documentant le processus de manufacture des ouds, réalisé dans son atelier [1].
A 80 ans passés, Albert Mansour descend presque chaque jour dans son atelier, « j’ai le souci d’arriver à la sonorité parfaite, confie-t-il, j’imagine à chaque oud un son nouveau, meilleur que le précédent. Cette recherche est infinie, la création n’a pas de point d’arrêt ».
Ines Gil
Ines Gil est Journaliste freelance basée à Beyrouth, Liban.
Elle a auparavant travaillé comme Journaliste pendant deux ans en Israël et dans les territoires palestiniens.
Diplômée d’un Master 2 Journalisme et enjeux internationaux, à Sciences Po Aix et à l’EJCAM, elle a effectué 6 mois de stage à LCI.
Auparavant, elle a travaillé en Irak comme Journaliste et a réalisé un Master en Relations Internationales à l’Université Saint-Joseph (Beyrouth, Liban).
Elle a également réalisé un stage auprès d’Amnesty International, à Tel Aviv, durant 6 mois et a été Déléguée adjointe Moyen-Orient et Afrique du Nord à l’Institut Open Diplomacy de 2015 à 2016.
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