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Al-Ghazali (1), Un philosophe ash‘arite

Par Ines Aït Mokhtar
Publié le 06/01/2014 • modifié le 02/03/2018 • Durée de lecture : 6 minutes

Bibliothèque nationale de France, Département des Manuscrits, Division orientale, Supplément persan 1572, derviche assis, Isfahân, 17ème siècle, Muhammad Muhsin

Ce dernier aurait initié un mouvement anti-philosophique, qui s’exprimerait de façon exemplaire dans son opposition à Averroès, le philosophe par excellence. Il est vrai que les deux hommes se sont opposés sur de nombreux points, mais il serait artificiel de forcer le trait, et de proclamer la fin de la pensée philosophique en islam après Ghazali. Lorsque l’on étudie cette période, ce serait faire un contresens que d’opposer frontalement philosophie et religion. Dans une perspective soufie, Ghazali a avant tout tenté de montrer les limites du raisonnement aristotélicien, et ainsi, du raisonnement philosophique. Mais il importe de rappeler que Ghazali et Averroès étaient, l’un comme l’autre, convaincus d’être du côté de la religion vraie, et leur querelle ne peut donc pas se réduire à une opposition entre philosophie et religion. Plus que de jeter un éclairage sur cette querelle structurante, il nous faut ici revenir sur la personnalité de Ghazali, et sur les fondements ash‘arites de son œuvre.

Les débuts de l’enseignement et les premiers écrits

Ghazali naît en 1058, au nord-est de l’Iran actuel, où il reçoit une éducation islamique traditionnelle. Il est ensuite l’élève du célèbre al-Jouyani, un théologien majeur du kalam ash‘arite. À la mort de ce dernier, en 1085, Ghazali a acquis une certaine réputation, et a contribué à diffuser la pensée de son maitre. Il est par la suite invité à délivrer son enseignement à Bagdad, ville dans laquelle il séjourne de 1091 à 1095.
De cette période, il faut retenir deux choses essentielles. D’une part, Ghazali connait des moments de doute, au point d’affirmer lui-même qu’il a vécu dans le scepticisme. En effet, alors qu’il était en quête de la certitude, il s’est vu confronté aux limites épistémiques de ses sens : il ne pouvait plus faire confiance à ses sens pour lui transmettre la certitude. Son scepticisme s’est ensuite étendu à la raison : si les sens ne pouvaient pas être fiables, pourquoi la raison le serait-elle ? Dans ses écrits ultérieurs, Ghazali revient sur cette période en expliquant que c’est finalement Dieu qui l’a sauvé, en lui restaurant sa foi en la raison. D’autre part, le second fait important de cette période est le nombre de textes que Ghazali a rédigés. Ses années d’enseignement sont une période d’intense réflexion ayant abouti à la constitution d’ouvrages restés célèbres, comme par exemple L’incohérence des philosophes.

La crise mystique

Ghazali met un terme à ses activités d’enseignement à Bagdad, en 1095, en grande partie du fait de l’insatisfaction qu’il ressent face à une religion qui se transmet de façon purement doctrinale et rationnelle. Ceci conduit selon lui à passer sous silence l’un des aspects les plus importants de la religion, à savoir le dhwaq, ou expérience mystique.
Après avoir lu les soufis, il souhaite expérimenter leur pratique, à savoir la dévotion et la retraite. Il voyage donc quelques temps en Syrie, avant de finalement s’établir dans une mosquée de Damas, où il mène une vie de retraite. Devenant ainsi un soufi véritable, Ghazali passe onze années loin de l’enseignement, et produit l’une de ses œuvres majeures : Ihya ‘ulum al-din, traduit en anglais par The Revival of the Sciences of Religion.

L’influence ash‘arite dans les premiers travaux théologiques

Le point central de la théologie ash‘arite est la doctrine des attributs divins, que Ghazali reprend et développe. Selon cette conception, les attributs divins de la vie, du savoir, de la volonté, etc. sont « co-éternels » à l’essence de Dieu, et y sont intimement liés. Cela signifie qu’il y a une primauté temporelle et ontologique de l’essence et de la puissance de Dieu, avec laquelle aucune chose ne peut rivaliser. C’est un élément fondamental de la tradition ash‘arite, qui est important pour comprendre par exemple les raisons pour lesquelles Ghazali rejette la doctrine philosophique de l’éternité du monde.
Ghazali s’oppose à Avicenne sur ce point. Ce dernier prétend en effet que Dieu est la cause essentielle de toute chose. Ainsi, toutes les choses existantes émanent de Dieu. Or, la primauté divine n’est pas d’ordre temporel mais d’ordre ontologique. Cela signifie que Dieu ne se distingue pas du monde par le fait qu’il serait éternel quand le monde ne le serait pas. Il s’en distingue par un degré de réalité plus grand et une primauté d’être. Autrement dit, toute chose créée existe en même temps que sa cause créatrice, c’est-à-dire en même temps que Dieu. Il en résulte que, pour Avicenne, le monde, en tant qu’il est crée par un Dieu éternel, est l’effet de l’existence de ce Dieu éternel, et est donc lui aussi éternel.
Ghazali va nier cette position avicennienne dans la mesure où elle est selon lui une négation de la volonté éternelle de Dieu. En effet, par l’acte créateur du monde, Dieu manifeste sa volonté libre et éternelle, et crée un monde ex nihilo, c’est-à-dire à partir de rien, et à un moment défini. Le monde a donc un début et, en cela, n’est pas éternel.
Ce détour par le désaccord qui oppose Ghazali à Avicenne à propos de la question de l’éternité du monde permet de voir que c’est afin de préserver l’idée d’une suprématie de la volonté divine (et de la puissance divine), présente chez les ash‘arites.

Al-Ghazali et l’occasionalisme ash‘arite

Ghazali est un partisan de la doctrine ash‘arite de l’occasionalisme. Au cœur de celle-ci, nous trouvons l’idée fondamentale du kasb, c’est-à-dire de l’acquisition. Les actes humains, comme tous les autres événements, sont une création directe de la puissance divine. Or, cette puissance crée en nous un certain pouvoir, que nous percevons être la cause de nos actions dites délibérées, ou libres. Or, de la même façon que tout ce qui existe est crée par Dieu et est concomitant à sa création, les actions que nous pensons être délibérées sont en fait concomitantes à certains effets de la puissance divine, qui sont créés pour nous par Dieu.
Autrement dit, nous ne sommes pas dotés d’une efficacité causale, c’est-à-dire que nous ne pouvons être la cause de rien, et tout est crée par Dieu. Tout ce que l’on croit avoir été acquis par notre propre pouvoir est en fait acquis en notre nom par le pouvoir divin. Notre propre pouvoir est une création de Dieu, et il n’est pas antérieur aux actions qu’il motive. Les actions faites et le pouvoir humain qui est à leur fondement sont des créations de Dieu simultanées. Ces résultats se résument dans la doctrine de l’occasionnalisme, qui pose que Dieu est la seule cause efficiente de toute chose, et qui fait des causes proprement humaines de simples occasions de la manifestation du pouvoir divin.
Si cette influence ash‘arite est visible dès les premiers écrits de Ghazali, elle sera forte tout au long de sa vie puisqu’elle se fera sentir dans son Ihya, l’œuvre de « revification » qu’il a rédigée au terme de sa retraite soufie. On y lit ainsi « il n’y a pas d’agent à l’exception de Dieu ». Dans cet ouvrage, il tente également de comprendre la place du kasb dans un schème cosmique plus vaste, à l’aide d’une attitude mystique.

La philosophie de Ghazali est donc très fortement influencée par l’ash‘arisme et le mysticisme soufi. Elle se caractérise par un mouvement de réaction à l’égard des principales figures de la falasifa de l’époque, à savoir Avicenne et Averroès. Ghazali entreprend ainsi de circonscrire un espace propre de la philosophie, quitte à la détruire, au profit d’une renaissance de sciences proprement religieuses. Ce mouvement a contribué à faire dire à de nombreux historiens de la pensée que Ghazali avait provoqué un arrêt de la philosophie dans le monde islamique. Cette position est délicate à tenir dans la mesure où, d’une part, elle n’est pas avérée historiquement (on continue, fort heureusement, à penser après Ghazali) et, d’autre part, elle accorde à un seul homme un trop grand pouvoir. Afin de mieux comprendre le rapport qu’a entretenu Ghazali à la philosophie, il nous faudra nous arrêter plus précisément sur les querelles qui l’ont directement opposé à Averroès.

Lire la partie 2 : Al-Ghazali (2), Morale et savoir

Lire également : Averroès et al-Ghazâlî, une controverse entre philosophie et théologie

Bibliographie :
 The Cambridge Companion to arabic philosophy, 2005, Cambridge University Press.
 « Introduction à la philosophie arabe », cours de Ziad Bou Akl, ENS, 2012.

Publié le 06/01/2014


Ines Aït Mokhtar est écrivaine et chercheure indépendante. Agrégée de philosophie et docteure en théorie politique de l’Université de Cambridge, elle s’intéresse à l’histoire des mondes arabes, et notamment aux sources intellectuelles et esthétiques de la modernité politique arabe.


 


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