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Al-Fârâbî nait en 872 et meurt à Damas, en 950. Il est l’une des grandes figures de la philosophie médiévale, et a été surnommé le « Second maître » par Ibn Rushd (Averroès), le premier n’étant autre qu’Aristote.
Ceci suffit à témoigner de l’importance qu’il revêt pour la tradition. L’originalité de sa philosophie tient en très grande partie à l’effort qu’il a manifesté pour introduire le politique et la vie collective dans la pensée philosophique.
Les deux grands prédécesseurs d’Al-Fârâbî sont Al-Kindî et Al-Râzî, dont les réflexions éthiques demeurent assez éloignées des considérations politiques. Al-Kindî, ainsi, s’attache à commenter l’œuvre d’Aristote, qu’il présente comme dépendant en très grande partie du savoir métaphysique, dont on ignore s’il est accessible aux êtres humains. La seule science qui peut donner une connaissance de ce savoir est en fait une science divine, inaccessible aux être humains, et dépourvue de contenu pratique. En effet, la réflexion d’Al-Kindî vise à nous apporter des moyens de minimiser notre tristesse et notre chagrin, mais elle ne constitue pas du tout une réflexion politique qui dépasserait le niveau individuel. Al-Râzî aura une position légèrement différente en ce que la philosophie consiste selon lui en deux choses essentielles : la savoir et la pratique. Quiconque échoue dans l’un de ces deux domaines ne pourra pas être appelé « philosophe ». Toutefois, il établit une hiérarchie entre le savoir et la pratique, dans la mesure où la pratique reste subordonnée au savoir, spécialement lorsqu’elle est pratique politique.
Al-Fârâbî procédera donc à un mouvement original qui prend le contrepied de ces deux grandes figures puisqu’il fait du politique l’un des points cardinaux de sa pensée.
Si Fârâbî a lu et commenté Aristote, comme de nombreux penseurs arabes de l’âge médiéval, c’est surtout à Platon qu’il a consacré la plus grande partie de son œuvre de commentateur. Ainsi, la philosophie politique platonicienne aura une importance fondamentale dans la constitution de sa pensée propre.
De la République, et de l’œuvre platonicienne en générale, Fârâbî retiendra avant tout la figure de Socrate, qui sera un modèle permanent de son œuvre. Pour comprendre l’attitude de Fârâbî à l’égard de Platon et d’Aristote, il faut se pencher sur un ouvrage qui a été publié sous le titre Fusûl Muntaza‘a, que l’on peut traduire par Aphorismes choisis. Ce dernier se présente comme un ouvrage sur les cités et le meilleur moyen pour les gouverner, ainsi que sur l’influence des Grecs anciens sur la pensée de ces moyens.
Bien après sa mort, au XIVe siècle, on trouve de nombreuses références à l’œuvre de Fârâbî dans un autre grand écrit politique, la Muqaddima d’Ibn Khaldûn. Ce dernier entend explicitement s’introduire dans la continuité de l’œuvre de Fârâbî, en employant le terme siyâsa, signifiant « régime ». Le grand livre de Fârâbî s’intitule ainsi Kitâb al-siyâsa al-madaniyya, ou Le livre du régime politique.
Dans ses Aphorismes choisis, nous pouvons trouver une comparaison entre la santé de l’âme et la santé du corps. Il y définit l’une et l’autre avant de poser la primauté de la santé de l’âme. Il établit un lien indissoluble entre l’âme et la vertu. Surtout, il s’engage dans une étude détaillée de l’âme, et est conduit, à partir de celle-ci, à s’intéresser au politique. En effet, l’un de ses objets d’étude fondamentaux est la structure des régimes politiques, dans l’exacte mesure où il convient de trouver un régime politique organisé de telle sorte qu’il permette à l’âme de chacun d’atteindre la perfection.
Fârâbî demeure largement silencieux sur la prophétie, et n’évoque que très peu le « prophète » ou le « législateur ». De même, le mot « philosophie », bien que présent, ne revient pas très fréquemment dans ses aphorismes. À l’inverse, il parle constamment de l’homme d’Etat (madanî) ou du roi. Fârâbî entend donc faire appel aux anciens afin de déterminer l’ordre politique qui permettra l’accomplissement du bonheur humain. L’individu qui parviendra à comprendre comment une communauté politique doit être organisée pour favoriser ce bonheur fera pour les citoyens ce qu’un médecin fait pour des malades. Toutefois, ce dernier, qui sera homme d’Etat ou roi, doit connaître l’âme humaine aussi bien que la vie politique.
Ainsi, selon Fârâbî, le meilleur régime politique est celui dans lequel les âmes de ses habitants sont aussi saines que possible. L’homme d’Etat est ainsi compris comme un guérisseur, qui apportera aux âmes malades leur guérison.
C’est la raison pour laquelle les traités politiques de Fârâbî accordent en général une très grande part à la question de l’âme humaine. Chaque passage qui concerne l’âme humaine est suivi de passages plus directement politiques, qui visent à tirer les conséquences des résultats établis par l’étude de l’âme, sur le régime et son gouvernement.
Bien souvent, les développements de Fârâbî sur l’âme sont précédés de longues comparaisons entre l’âme et le corps, ainsi qu’entre l’âme et le corps politique. Au début de ses Aphorismes choisis, Fârâbî ne se contente pas de comparer le corps et l’âme, mais il va plus loin en définissant ce qui constitue selon lui la santé et la maladie de l’un et de l’autre. Ainsi, la santé de l’âme consiste en ce qu’elle est telle qu’elle peut toujours choisir de faire ce qui est bien et de mener des actions nobles. À l’inverse, la maladie de l’âme consiste en ce que celle-ci n’est capable que d’actions mauvaises. Ainsi, nous voyons se dessiner les fondements moraux de la pensée de Fârâbî, puisque celui-ci définit la santé et la maladie de l’âme d’un point de vue avant tout moral. Il est frappant de voir que la santé et la maladie du corps sont définies dans les mêmes termes, à une exception près, de taille : le corps ne peut rien faire s’il n’a pas été activé par l’âme. Ainsi, nous retrouvons la primauté de l’âme sur le corps, héritée d’al-Râzî.
La comparaison qu’établit Fârâbî entre le médecin et l’homme d’Etat va lui permettre de dépasser le niveau individuel. Il définit la santé du corps comme « l’équilibre de son tempérament », distincte de la santé de la cité, définie comme « l’équilibre des mœurs de son peuple ». Alors que le médecin s’occupe des individus, l’homme d’Etat est concerné par un peuple, non pas en tant qu’il est une somme d’individus, mais précisément en tant qu’il est une totalité.
Lorsqu’il s’intéresse à la santé de la cité, Fârâbî se détourne volontairement de l’étude de l’âme individuelle. Il souligne à plusieurs reprises la plus grande importance que revêt à ses yeux l’art de l’homme d’Etat, par rapport à l’art du médecin. C’est bien l’homme d’Etat qui détermine en dernier ressort les fonctions du corps sain qui aura été soigné par le médecin. C’est lui qui prescrit aux citoyens en bonne santé physique et morale leurs actions.
En plus de ces différences de fonctions, qui permettent à Fârâbî d’accorder à l’homme d’Etat (et donc au niveau collectif) la primauté, c’est une considération morale qui différencie ce dernier du médecin. La tâche du médecin est de soigner, sans demander dans quelle direction la santé retrouvée sera employée. À l’inverse, la tâche principale de l’homme d’Etat sera de réfléchir aux bénéfices civiques et collectifs de cette santé.
Cette façon qu’a Fârâbî d’accorder la primauté à l’aspect politique de l’existence est également un moyen pour lui de subordonner la part morale de l’âme à sa part intellectuelle. En effet, l’homme d’Etat qui légifère le fera au moyen de ses facultés intellectuelles.
Héritier d’une tradition philosophique qui réfléchit aux conditions morales d’une âme saine, Fârâbî sera le premier à opérer une transition de cette pensée morale à une pensée politique. Prédécesseur d’Ibn Rushd (Averroès) et d’Ibn Sina (Avicenne), il aura une influence considérable sur leurs pensées respectives. De même, ses écrits nourriront les réflexions bien plus tardives d’Ibn Khaldûn, qui est perçu comme l’un des ancêtres lointains de la sociologie. La pensée de la politique présente chez Fârâbî est en effet une pensée de la vie collective et de la communauté. Ses écrits moraux sont indissociables de ses écrits politiques dans la mesure où il envisage l’homme comme un être à la fois moral et politique.
Lire la partie 2 :
Al-Fârâbî (2) : Faire renaître la philosophie
Bibliographie :
– Charles E. Butterworth, « Ethical and political philosophy », in. The Cambridge Companion to arabic philosophy, Cambridge University Press, 2005.
– Christian Jambet, Qu’est-ce que la philosophie islamique ? Paris, Gallimard, 2011.
Ines Aït Mokhtar
Ines Aït Mokhtar est écrivaine et chercheure indépendante. Agrégée de philosophie et docteure en théorie politique de l’Université de Cambridge, elle s’intéresse à l’histoire des mondes arabes, et notamment aux sources intellectuelles et esthétiques de la modernité politique arabe.
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