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La fin du conflit en Afghanistan pourrait être synonyme de stabilisation et d’apaisement de la situation sécuritaire, non seulement à l’échelle du pays, mais aussi à l’échelle régionale. Pourtant le retour de l’Émirat islamique d’Afghanistan est perçu comme un facteur de déstabilisation pour une région qui souffrait déjà des conséquences sécuritaires de la situation en Afghanistan. Outre les inquiétudes légitimes que soulèvent les pratiques de gouvernance des Taliban, les logiques de flux entrants et sortants du pays depuis la prise de Kaboul par les insurgés permettent d’illustrer les grands enjeux régionaux et les risques majeurs de l’avenir proche. Ces mêmes facteurs de risque sont autant de leviers et d’opportunités pour les acteurs locaux et régionaux de façonner le futur politique en Afghanistan et de s’y assurer une part d’influence.
Cette carte a pour ambition de mettre en avant ces flux entrants et sortants, son exploitation vise à comprendre les trames d’interconnexion qui animent les négociations actuelles dans le pays.
L’un des éléments les plus évoqués dans l’actualité est le risque majeur de voir s’accroitre davantage le flux continu de demandeurs d’asile afghans quittant leur pays pour trouver refuge dans les États voisins et au-delà, en Europe. Ces flux ne sont pas une nouveauté puisque le conflit générait déjà des départs massifs vers l’étranger. Toutefois l’arrivée au pouvoir du régime des Taliban pourrait encourager certains Afghans, notamment dans les centres urbains, à prendre le chemin de l’exil. Ces départs sont un défi direct pour les pays de premier entrée, en particulier le Pakistan et l’Iran qui accueillent déjà de nombreux réfugiés afghans. La crise sanitaire avait mis en lumière brièvement les conditions de vie des Afghans en Iran, et avait d’ailleurs été l’occasion d’échanges quasi-diplomatiques entre les Taliban et la République islamique d’Iran. L’enrôlement par les Gardiens de la Révolution de supplétifs afghans dans le cadre de leurs actions militaires en Syrie et en Irak souligne l’ancienneté et l’ampleur de cette communauté tout en révélant les difficultés que représente cette question migratoire pour l’Etat iranien.
La Turquie est par ailleurs particulièrement préoccupée par cette question migratoire. La construction d’un mur de béton à la frontière avec l’Iran pour prévenir des arrivées massives est aujourd’hui le dernier argument du gouvernement turc pour se défendre face aux accusations de mauvaise gestion de la question des réfugiés. D’abord satisfaite de l’accord conclu avec l’Union européenne lors de la crise migratoire, l’opinion publique turque s’est raidie et se refuse aujourd’hui à une politique d’accueil en cas de nouvel afflux depuis l’Afghanistan.
Les Taliban quant à eux se sont engagés auprès des puissances étrangères à garantir le libre départ des Afghans détenteurs d’un passeport et d’un visa en règle. La reprise des vols humanitaires depuis le Qatar concrétise cette promesse. Il est toutefois bien évident que l’Émirat islamique d’Afghanistan tient à limiter au maximum l’exode de sa population, et en particulier de ses classes les plus instruites. Il en va d’une part de sa légitimité de gouvernement national, mais aussi de sa capacité à engager la reconstruction et le développement du pays. Bien qu’ayant une population encore principalement rurale, l’Afghanistan repose lourdement sur les villes pour son économie et la modernisation de celle-ci.
Au demeurant, il faut nuancer le risque de voir se développer une vague migratoire de grande ampleur. Tout d’abord parce que les départs d’Afghanistan étaient déjà nombreux, et que ce nouvel afflux ne sera donc pas comparable à la crise migratoire de 2015 en termes d’impact sur les États voisins et européens. Ensuite parce que l’une des raisons de ces départs était l’insécurité et les risques inhérents au conflit. Si la violence politique des Taliban risque de se développer et de justifier de nombreux départs, il faut rappeler que les bombardements et autres actions militaires de la coalition et de l’armée afghane suscitaient une très large part des décès de civils et des déplacements de population. La variation numérique de ces départs pourrait donc ne pas être aussi importante que ce que les commentaires à chaud ont pu laisser croire.
Les prises de guerre des Taliban lors de leur conquête du pays ont suscité de nombreux commentaires et des estimations très divergentes sur leur ampleur réelle. Sans entrer dans le détail, il faut rappeler que ces prises de guerre sont principalement constituées de véhicules blindés légers et d’armes légères d’infanterie. Les images, certes impressionnantes, d’hélicoptères d’origine russe et américaine doivent être replacées dans leur contexte. Le retrait de l’armée américaine d’Afghanistan a placé l’armée afghane en situation d’impuissance notamment du fait de la perte du soutien aérien de la coalition, et de l’arrêt du soutien logistique pour la maintenance des matériels. Donc, si l’armée afghane n’était pas en mesure de faire voler ses appareils et de les maintenir en condition opérationnelle faute de moyens et de savoir-faire techniques, il est peu probable que les Taliban soient en mesure d’entretenir cette flotte d’aéronefs, et encore moins de les employer en opération.
Ces prises de guerre permettent toutefois aux Taliban de disposer d’une capacité militaire suffisante pour développer des unités de sécurité institutionnelles capables de contrôler le territoire afghan, et de faire face dans une certaine mesure à la menace que représente l’activité insurrectionnelle de l’État islamique dans le Khorasan (ISK). Les savoir-faire en matière de contre-terrorisme manquent toutefois à ces unités qui devront à l’avenir changer radicalement de posture pour passer d’unités insurrectionnelles, à des unités de contre-insurrection. Bien sûr ce risque terroriste est la principale crainte des États voisins, de l’Iran à la Chine en passant par la Russie. Ce point a déjà été largement développé dans un précédent article. Rappelons simplement que de nombreux conflits locaux dans les régions limitrophes de l’Afghanistan opposent les pouvoirs centraux à des groupes djihadistes liés à Al-Qaïda ou à l’État islamique. La militarisation de la frontière entre le Tadjikistan et l’Afghanistan et l’activité militaire russe dans la région illustrent ces craintes. Le positionnement du gouvernement des Taliban face à ces groupes et leur capacité à limiter leur présence et leur action sur son territoire sera décisifs dans la pérennité du soutien politique des puissances régionales.
Enfin les prises d’armes risquent de nourrir largement les trafics d’équipements déjà très actifs dans la région. La capacité des Taliban à centraliser ces stocks d’armements et à en contrôler la diffusion est assez peu crédible. Il est donc probable qu’une part de ces équipements passent entre les mains de réseaux criminels, ou directement entre les mains des combattants djihadistes régionaux, y compris ceux de l’ISK. En outre, ces armes représentent une importante source de financement pour les Taliban qui vont avoir cruellement besoin de ressources financières pour installer leur pouvoir et faire face à la crise économique qui ronge l’Afghanistan.
On a vu dans de précédentes publications que le besoin de reconnaissance internationale et de retour de l’aide financière et humanitaire allait contraindre les Taliban à faire des compromis dans leurs positionnements doctrinaux. Ces compromis sont en réalité le principal danger pour le mouvement qui y risque sa cohérence idéologique. Il existe toutefois un point de gestion interne sur lequel pourrait s’établir un quasi consensus idéologique : la culture du pavot et l’exportation d’opiacés. Dix fois plus rentable que les cultures vivrières traditionnelles, la culture du pavot s’est développée largement dans plusieurs régions d’Afghanistan. Les Taliban en ont profité par les taxes prélevées sur les cultures, celle-ci comme les autres. Toutefois, le positionnement idéologique du mouvement n’a jamais été favorable aux trafics de stupéfiants. L’approche pragmatique de laisser faire est née de l’échec des politiques de destruction des cultures de pavot dans la fin des années 1990, et de l’incapacité à proposer une alternative rentable à cette production. La propagande de l’ISK s’est empressée de dénoncer cette compromission dans le trafic de stupéfiants. Les cultures de pavot ont ainsi été systématiquement détruites dans les zones contrôlées par l’ISK, ce qui a d’ailleurs contribué à l’hostilité de la population locale.
L’Iran en particulier, et dans une moindre mesure la Russie et ses alliés d’Asie centrale, ont fait de la lutte contre les trafics de stupéfiant une priorité. Mettre un coup d’arrêt à la production de pavot à opium en Afghanistan pourrait frapper directement 80% de la production mondiale. Dans une perspective pragmatique et une approche positive des futurs rapports entre les puissances régionales, mais aussi occidentales, et le nouveau gouvernement afghan, la question du trafic de stupéfiant pourrait servir de socle de départ. Les puissances étrangères y obtiendraient des résultats visibles sur l’un des axes majeurs de leurs politiques de santé publique et de gestion des trafics, les Taliban y trouveraient une opportunité de négocier un apport en aide économique pour développer des alternatives à la culture du pavot, sans risquer la compromission idéologique.
Gabriel Romanche
Gabriel Romanche est diplômé du master de Relations internationales et action à l’étranger (MRIAE) de l’université Paris I Panthéon-Sorbonne. Il traite régulièrement de la géopolitique de la zone afghano-pakistanaise et des questions de terrorisme et de radicalisation.
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