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Le règne d’Abdülhamid II, renversé en 1909 par la révolution Jeune Turque, concentre toute l’ambigüité du rapport qu’entretient l’Empire ottoman à sa modernisation. Bien qu’elle s’ouvre en 1876 avec la promulgation de la première constitution ottomane, aboutissement de décennies de réformes libérales, la période hamidienne se caractérise après le tournant de 1878 par la construction d’un pouvoir autocratique, qui sans menacer le processus de modernisation de l’Empire, lui fournit un cadre autoritaire. L’abandon de la voie libérale vers le progrès va de pair avec une remise en cause du pluralisme. Le règne d’Abdülhamid voit ainsi émerger une identité ottomane à dominante islamique et asiatique. Liée aux pertes territoriales en Europe et en Méditerranée, au renforcement des nationalismes périphériques et à la politique des puissances à l’égard des minorités religieuses, cette identité va de pair avec un accroissement des tensions entre sujets chrétiens et musulmans.
En 1876, le fils d’Abdulmejid, Abdülhamid II, accède au trône d’un Empire en crise et en mutation. Le sentiment de reflux, voire de déclin vis à vis des puissances européennes modernes, s’est imposé aux élites ottomanes depuis la fin du XVIIIe siècle en même temps que celui d’une nécessaire réforme. Les Ottomans sont dépassés par les Européens sur la voie du progrès et de la civilisation. Ils sont en retard sur le plan de la technique, de l’art administratif et militaire. Par ailleurs, le rapport entre l’Etat et l’extraordinaire diversité linguistique et religieuse de ses sujets n’est pas adapté à l’émergence de sentiments nationalistes minoritaires. Depuis les Tanzimat lancés en 1839, la seule solution envisagée est de réformer l’Empire sur le modèle des nations modernes d’Europe, en plaquant des idées et des organisations qui leur sont propres à une réalité ottomane souvent rétive.
En parallèle de cette occidentalisation de l’Empire, les puissances européennes accroissent leur influence à l’intérieur de l’Empire, notamment dans les confins de moins en moins bien contrôlés par la Porte où ils encouragent, directement ou par la seule diffusion de l’idée nationales, les forces d’éclatement et de séparation. En résulte une série de crises impliquant des peuples qui se découvrent progressivement une identité nationale.
Dans les Balkans, ces crises sont chroniques. A l’issue de l’une d’elle, survenue en Bosnie, Abdülhamid II accède au pouvoir. Il succède à son frère Murad V qui, seulement 91 jours plus tôt avait succédé à Abdülaziz, sultan déposé par ses ministres et l’armée pour son incapacité à mettre en place les réformes exigées par les puissances européennes sous peine d’annexions territoriales. La déposition d’Abdulaziz peut être apparentée à un coup d’état et se solde par l’assassinat du sultan. Poussée par un groupe de militaires et de fonctionnaires civils, elle marque une rupture dans l’histoire de l’Empire. Le régicide n’est en effet pas perpétré par des individus relevant du Palais mais par les représentants d’une nouvelle classe en quête du pouvoir, classe issue des réformes modernisatrices menées depuis la première moitié du siècle. Un fois Murad mis de côté pour raison de santé, Abdülhamid monte sur le trône le 1er septembre. Il y demeurera 33 ans.
Le grand enjeu de son arrivée au pouvoir est l’adoption d’une constitution. L’Empire est confronté dans les Balkans à une crise insurrectionnelle aiguë qui pourrait se traduire par une guerre ouverte avec la Russie, ainsi qu’au partage des provinces balkaniques en faveur de la Russie et de l’Autriche. La seule solution semble être l’adoption d’une constitution libérale qui, selon les conceptions du Palais, pourra faire changer l’Empire de statut, en faire l’égal des puissances occidentales et les isoler de la Russie. La promulgation de la nouvelle loi fondamentale intervient le 23 décembre 1876, alors que s’ouvre à Constantinople une conférence des puissances sur la Question d’Orient. Aboutissement d’un long processus de réformes amorcé en 1839, la constitution ottomane garantit l’égalité des citoyens devant la loi, quelle que soit leur appartenance religieuse, et prévoit l’établissement d’un Parlement après convocation d’élections législatives.
La tentative constitutionnelle n’a pas l’effet escompté. La Russie, qui a réussi à convaincre les puissances européennes, entre en guerre contre l’Empire le 19 avril 1877. L’armée ottomane est rapidement écrasée et les conclusions du congrès de Berlin ouvert le 13 juin 1878 sont désastreuses pour l’Empire ottoman. La Serbie et la Roumanie voient leurs indépendances reconnues tandis que l’autonomie de la Bulgarie empêche à la Porte tout exercice de sa souveraineté. La Bosnie et l’Herzégovine sont placées sous le contrôle militaire de l’Autriche et la France obtient le droit d’exercer sa protection sur les chrétiens de l’Empire ottoman. Chypre est perdue au profit de l’Angleterre et les provinces de Kars et d’Ardahan, en Anatolie orientale, sont cédées à la Russie. Avec ces pertes territoriales, l’Empire perd un cinquième de ses sujets, soit 5,5 millions de personnes. Ces pertes se poursuivent au cours des années qui suivent Berlin. En 1881, l’Empire perd certaines provinces frontalières au profit de la Grèce tandis que la Tunisie passe sous protectorat français et que l’Egypte se prépare à l’occupation militaire britannique, effective en 1882.
Vue comme une planche de salut avant la guerre, la voie libérale est désormais considérée par Abdülhamid comme la cause de la défaite et de l’affaiblissement de l’Empire. Avec la défaite, l’Assemblée est dissolue, la constitution suspendue et Midhat Pacha, son architecte et instigateur, est exilé puis assassiné, les libéraux sont marginalisés. La modernisation de l’Empire sera désormais menée dans un cadre autoritaire, au sein d’un système autocratique et centralisé, en mesure de résister à l’expansionnisme des puissances européennes et à ses relais minoritaires. Abdülhamid n’est donc pas un sultan réactionnaire mais un autocrate moderne qui, en se confrontant aux vizirs, concentre entre ses mains plus de pouvoir qu’aucun sultan n’en a jamais eu. L’accroissement de cette autorité personnelle se prolonge dans l’accroissement de celle de l’Etat. Aussi, le nombre de fonctionnaires augmente et l’appareil étatique s’étend. Un Etat policier se met en place avec la création en 1880 d’un ministère de la Police qui favorise la délation et où le sultan place ses proches. Par ailleurs, la censure est renforcée bien qu’elle reste peu efficace.
Concernant le processus de modernisation, bien que la voie autoritaire succède à la voie libérale, il se poursuit. Le règne d’Abdülhamid est en en effet marqué, malgré la censure, par le développement de la presse, l’implantation d’écoles missionnaires, le développement de grandes villes comme Constantinople, Smyrne ou Thessalonique rattachées à l’Europe par de nombreuses liaisons maritimes. Ces cités-ports cosmopolites sont aménagés selon les standards européens dans un style néoclassique avec de larges avenues et des faubourgs résidentiels. Ces villes sont autant de portes ouvertes aux capitaux occidentaux. Les sociétés européennes bénéficient d’importantes concessions comme le développement du réseau de chemin de fer et de télégraphe. La poursuite du processus de modernisation s’accompagne d’un renforcement de l’emprise économique et de l’influence culturelle occidentales à l’intérieur de l’Empire. A la fin du règne d’Abdülhamid et notamment après le voyage de Guillaume II, l’Allemagne devient l’acteur européen principal de la modernisation ottomane. Cela se traduit notamment par la construction du chemin de fer de Bagdad.
Le renforcement de l’Etat et du pouvoir personnel du sultan, sa conception autoritaire de la modernisation de l’Empire n’est pas dissociable de sa volonté d’homogénéisation d’un territoire ottoman recentré sur l’Anatolie, après la perte des provinces européennes. En consacrant le rejet de la voie libérale, le tournant de 1878 a aussi sonné le glas du pluralisme. Suivant des conceptions apparues après la perte du Khanat de Crimée au profit de la Russie en 1792, la mise en avant de l’identité musulmane et son repli nécessaire sur une Anatolie islamisée sont considérées par Abdülhamid comme les conditions de la survie de l’Empire. Celui-ci a de toute façon perdu la majorité de ses provinces chrétiennes et recueille derrière ses nouvelles frontières des populations musulmanes opprimées et chassées par les nouveaux Etats qui s’y sont formés et par l’expansion russe en Mer Noire, dans le Caucase et en Asie centrale. De 68% avant 1878, la population musulmane de l’Empire est passée à 76%.
L’islamisation de l’Empire ottoman se traduit surtout par la mise en valeur du califat que détient Abdülhamid en plus du sultanat. Contrairement à ses prédécesseurs, il s’attache à donner l’image d’une vie pieuse et respectueuse des rigueurs de l’Islam. Revalorisé, le califat donne à Abdülhamid une autorité qui s’exerce sur tous les musulmans, à l’intérieur comme à l’extérieur de l’Empire. Son usage est cependant interne, il s’agit d’une forme de propagande adressée aux musulmans ottomans qui forment désormais la grande majorité de la population et qu’il s’agit d’unir autour d’une figure de nature papale. C’est en ce sens qu’il faut comprendre la politique panislamiste mise en place par le sultan au cours de son règne. Il souhaite prévenir la sécession des éléments périphériques musulmans mais non turcs de l’Empire, c’est-à-dire les Albanais, les Kurdes mais surtout des Arabes qui montrent déjà dès les années 1880 des volontés séparatistes et avec lesquels ils convient donc de resserrer les liens. La priorité est donc d’islamiser l’Anatolie, en niant ainsi sa dimension chrétienne millénaire pour en faire le foyer d’un Empire enfin moderne parce que de moins en moins impérial et de plus en plus national. Cette « réinvention de l’Anatolie comme entité turque et musulmane » (Bozarslan) se heurte à la présence des Arméniens d’Anatolie chez qui se développe un discours nationaliste radical.
Le traumatisme du traité de Berlin est donc à l’origine de l’abandon de la voie libérale et pluraliste de modernisation pour l’Empire ottoman. La voie autoritaire et homogénéisatrice suivie par Abdülhamid à partir de 1878 survivra à sa remise en cause temporaire suite à la révolution de 1908. C’est elle qui finira par être suivie par les Jeune Turcs puis après la Grande guerre, sous la République, par Mustafa Kemal Atatürk.
Allan Kaval
Journaliste, Allan Kaval travaille sur les politiques intérieures et extérieures de la Turquie et de l’Iran ainsi que sur l’histoire du nationalisme et des identités minoritaires au Moyen-Orient.
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