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Abdul Rahman Ghassemlou : du héraut de l’autonomisme kurde iranien au héros transnational de la cause kurde (2/2). Vision politique, relations avec le régime iranien et assassinat de Vienne

Par Emile Bouvier
Publié le 05/02/2021 • modifié le 05/02/2021 • Durée de lecture : 9 minutes

Vienna on July 14th 1989 : The Kurdish politician in exile, Dr. Abdel Rhaman Ghassemlou (in the picture), Secretary General of the Democratic Party in Iran, and his deputy Abdullah Ghaderi-Azar were assassinated in a flat in Vienna-Landstrasse.

ROBERT JAGER / APA-PictureDesk / AFP

Lire la partie 1 : Abdul Rahman Ghassemlou : du héraut de l’autonomisme kurde iranien au héros transnational de la cause kurde (1/2). De l’intellectuel à l’homme d’action

A. Relations avec le régime iranien

Bien que Ghassemlou ait pu avoir en de nombreuses occasions une relation de proximité avec le gouvernement irakien, il s’est toujours employé à maintenir - et à revendiquer - son indépendance. Malgré ses nombreuses années en Irak, il est parvenu à maintenir le contact avec le régime iranien ; il n’a pourtant jamais collaboré avec Bagdad contre l’Iran lors de la guerre Iran-Irak.

Celle-ci offre pourtant une occasion rêvée pour le PDK-I de profiter de la faiblesse de l’Iran, alors violemment engagé par l’armée irakienne. De fait, quand la guerre Iran-Irak éclate en 1980, le gouvernement irakien invite Ghassemlou à proclamer la formation d’un Etat kurde indépendant en Iran et lui offre de l’argent et des armes ; Bagdad va même jusqu’à promettre au leadership du PDKI que le budget de fonctionnement du futur gouvernement kurde iranien serait pourvu par le gouvernement central irakien, qui s’engage par ailleurs à reconnaître officiellement le futur Etat kurde iranien [1].

Contre toute attente, Ghassemlou refuse cette offre et répond, volontairement évasif, qu’il souhaite la création d’une région kurde iranienne autonome au sein d’un Etat iranien fédéral et démocratique et ne souhaite pas l’établissement d’un Etat indépendant, ayant lui-même assisté aux heurs et malheurs de la République de Mahabad. En privé toutefois, il explique à ses proches sa réticence à coopérer avec le régime irakien en raison des nombreuses exactions commises par ce dernier, et affirme son souhait de rester discret sur le sujet en public [2]. En 1988 toutefois, il s’oppose publiquement et avec verve aux bombardements à l’arme chimique des populations kurdes irakiennes par l’armée de Saddam Hussein, à Halabjah notamment.

B. Vision politique

Bien que Ghassemlou ait mené une lutte armée contre le régime iranien, son parti s’est opposé aux méthodes terroristes alors en cours dans de nombreux autres pays mais aussi au sein d’autres mouvements kurdes (à l’instar du Parti des Travailleurs du Kurdistan-PKK-, créé en 1978 et qui passe à la lutte armée en août 1984. Ghassemlou croyait par ailleurs en l’égalité femmes-hommes et s’assurait de mettre en œuvre et de favoriser les droits des femmes dans toutes les communautés kurdes. Cette politique a ainsi induit la fin de la polygamie parmi les membres du parti et l’intégration des femmes dans les rangs du PDKI. Pour la première fois dans la société kurde en Iran, des femmes ont ainsi rejoint les rangs d’un mouvement nationaliste armé et en tant que combattantes égales aux hommes [3].

L’unité parmi les Kurdes figurait par ailleurs comme une priorité pour Ghassemlou, qui constatait avec amertume les divisions au sein du Kurdistan, qui aboutissaient la plupart du temps en la création de mouvements rivaux et parfois en combats fratricides. Il s’est ainsi employé à tenter de mettre fin à ces dissensions, en vain toutefois.

Par exemple, le Komala (l’Organisation révolutionnaire des travailleurs du Kurdistan d’Iran) considérait le PDKI comme son principal ennemi dans sa lutte des classes et l’accusait de « collaborer avec des éléments féodaux » et « rejetait les prétentions du PDKI à représenter le peuple kurde » [4]. Le PKDI a souffert lui-même de plusieurs divisions internes : en 1988, des membres d’une faction socialiste et doctrinaire ont accusé Ghassemlou de « tourner le PDKI vers une sociale démocratie au détriment du socialisme » et ont rejeté ses arguments en faveur d’un dialogue avec le régime iranien [5]. Cette faction a quitté le parti et a attiré un nombre substantiel de socialistes du PDKI et d’autres anciens communistes qui se montraient hostiles à la gestion de plus en plus autoritaire du pouvoir de Ghassemlou. A la suite de la mort de Ghassemlou, dont il sera fait mention infra, un nouveau schisme se produira au sein du PDKI, affaiblissant davantage encore la cause kurde en Iran.

Concernant l’indépendance des Kurdes, Ghassemlou considérait ce rêve proprement irréaliste. Son plan était pragmatique : il consentirait à une union fédérale si le reste des minorités le voulait. Mais il restait intraitable quant à la nécessité d’établir une autonomie kurde locale, à l’instar de ce qui se fera quelques années après sa mort en Irak et qui verra la création, en 1992, de la Région autonome du Kurdistan irakien (RAK). Dans des cassettes audio retrouvées par la police autrichienne sur la scène du meurtre de Ghassemlou, celui-ci affirmait ainsi aux émissaires iraniens à Vienne qu’il n’y avait que deux solutions au problème national kurde : le fédéralisme et l’autonomie [6].

Durant ses 10 ans de leadership à la tête du mouvement kurde, dans les années ayant suivi la révolution iranienne, Ghassemlou a essentiellement privilégié le dialogue pacifique et se montrait particulièrement attentif - et réaliste - quant à l’échec assuré que connaîtrait la cause kurde en Iran si le PDKI ne cherchait à la défendre et la promouvoir que par les actions militaires.

C. Assassinat à Vienne en 1989 par des agents iraniens

En 1988, à la fin de la guerre entre l’Iran et l’Irak, le Secrétaire général du PDKI exprime sa crainte, auprès de son entourage, de la conclusion d’un potentiel accord entre les gouvernements irakien et iranien visant à lancer des opérations militaires coordonnées à l’encontre des différents mouvements nationalistes kurdes armés dans leurs pays respectifs, comme cela s’était déjà produit en 1975 à la suite des accords d’Alger [7]. En conséquence, et estimant que la fin de la guerre se montrait un moment particulièrement opportun pour s’asseoir à la table des négociations avec le régime iranien, il initie une prise de contact avec ce dernier.

En 1989, par Jalal Talabani (leader kurde irakien de l’Union patriotique du Kurdistan-UPK et futur Président de l’Irak, Téhéran propose une rencontre avec le leadership du PDKI. Ce dernier accepte et Ghassemlou voyage jusqu’à Vienne afin d’y rencontrer les représentants du régime iranien en décembre 1988 et janvier 1989. Talabani, responsable de ces rencontres, organise la logistique de ces différentes réunions et met un point d’honneur à leur accorder des mesures de sécurité particulièrement poussées.

Les rencontres étaient censées se poursuivre jusqu’en mars 1989, mais les Iraniens ont interrompu les négociations, prétextant l’état de santé préoccupant de Komeyni et l’opposition d’une frange radicale du régime à ces négociations. Ils profiteront par ailleurs de cette occasion pour écarter Talabani des futures réunions, affirmant, sans étayer leurs accusations, que ses hommes n’avaient pas respecté la confidentialité inhérente à ces négociations et auraient fait état de ces rencontres à leur entourage. Impuissant face aux Iraniens, Talabani n’a d’autre choix que de céder et se retirer du cycle des négociations.

Selon Abolhassan Banisadr, ancien président iranien et fondateur du Conseil national de la Résistance iranienne [8], ce retournement de situation aurait fait partie du plan conçu par les services de sécurité iraniens afin d’assassiner Ghassemlou : le premier cycle de rencontres avec les Iraniens aurait en effet visé à créer un climat de confiance avec Ghassemlou en montrant avec ostentation la sincérité de la démarche des Iraniens. Une fois Talabani mis de côté, Téhéran trouve un intermédiaire idéal en la personne de Fazel Rasul, un intellectuel kurde irakien en contact régulier avec le régime iranien. Celui-ci prend attache avec Ghasemlou et l’invite à rencontrer à nouveau une délégation iranienne à Vienne en juillet.

Ghassemlou accepte sans en informer le parti, qui s’était résolu à croire que les négociations n’aboutiraient pas. Le Secrétaire général du PKDI pensait en effet, à tort, que l’Iran, affaibli par huit ans de guerre avec l’Irak, avait besoin de trouver une solution au problème kurde au plus vite et que Akbar Hasemi Rafsanjani, candidat prometteur à la présidence iranienne - il sera finalement élu le 3 août 1989 -, se montrerait assez pragmatique, lui aussi, pour souhaiter une résolution de la question kurde et accéder aux demandes du PDKI.

Ghassemlou et le représentant européen du PDKI Abdullah Gadheri-Azar ont ainsi participé à une première réunion dans un appartement de Vienne le 12 juillet 1989 en présence de Fazel Rasul. Ghassemlou n’a alors pris aucune mesure de sécurité, persuadé de la sincérité de ces négociations. La délégation iranienne est quant à elle composée de Mohammed Jafar Sahrarudi, chef de la section « Affaires kurdes » au Ministre iranien du Renseignement, Haji Mostafawi, chef des services de renseignement pour la province d’Azerbaïjdan occidental (qui englobe peu ou prou l’essentiel du Kurdistan iranien) et Amir Mansur Bozorgian, garde du corps et agent de la police secrète iranienne [9].

Le 13 juillet, durant un deuxième meeting avec les Iraniens, Ghassemlou, Ghaderi Azar et Rasul sont abattus par balles, Sahrarudi est blessé accidentellement au bras par une balle perdue. Mostafawi disparaît, tandis que Sahrarudi et Bozorgian sont détenus par la police autrichienne. Oswald Kessler, chef de l’unité spéciale anti-terroriste autrichienne, affirme alors : « Nous avons des Kurdes morts et des Iraniens survivants. L’affaire est claire. Le reste va être de la politique » [10].

Bozorgian est rapidement libéré par la police et est autorisé à retourner à l’ambassade iranienne. Sahrarudi est relâché de l’hôpital où il était soigné sous surveillance policière et escorté par la police autrichienne jusqu’à l’aéroport afin de quitter le pays. Trois mois plus tard, en novembre 1989, le procureur général autrichien émet des mandats d’arrêts contre ces trois hommes - en vain. Sahrarudi est promu plus tard au rang de brigadier général des Gardiens de la révolution et devient le chef de la division renseignement de la force Al Quods. Ghassemlou et Ghaderi Azar sont enterrés à Paris, au cimetière du Père Lachaise.

La libération des seuls témoins de l’affaire provoque l’ire de l’opinion publique autrichienne et des médias. Le quotidien autrichien « Arbeiter Zeitung », répondant aux affirmations du Ministre autrichien des Affaires étrangères soulignant que l’Iran avait menacé de représailles l’Autriche si les agents iraniens étaient gardés en détention, écrit ainsi : « Cette prosternation envers l’Iran va protéger l’Autriche pour un moment contre la colère des mollahs. Mais c’est aussi une invitation affirmant « l’Autriche ne pose pas de problèmes ; venez ici pour tuer » [11].

En 1991, la veuve de Ghassemlou, Helene Krülich, lance une procédure judiciaire contre l’Etat autrichien pour ne pas avoir conduit d’enquête lors d’un meurtre, et avoir permis à ses assassins de quitter le pays. En 1992, la Cour suprême autrichienne clôture l’affaire.

Conclusion

Avec la mort d’Abdul Rahman Ghassemlou, le mouvement kurde iranien connaît un puissant revers qui a fortement grevé le combat des Kurdes pour une nation autonome, et entraînant le PDKI dans une perte de vitesse dont il ne se relèvera jamais vraiment. Le combat de Ghassemlou, ses qualités humaines mais aussi de chef, en ont fait une figure incontournable de l’Histoire de la lutte kurde. Son assassinat en fait un martyr, dont la mémoire est commémorée chaque année tant par les militants du PKDI que par ceux de l’intégralité des autres mouvements kurdes, iraniens [12] comme turcs, syriens et irakiens. Les relations très fortes qu’il aura tissé au cours de sa vie avec la France, à travers notamment les « French doctors » Frédéric Tissot ou encore Bernard Kouchner, explique autant le lieu de son enterrement que la commémoration de sa mémoire par des personnalités françaises, tant issues de la société civile que de la sphère politique. Aujourd’hui encore, Ghassemlou représente la figure kurde la moins clivante et la plus pragmatique que compte l’histoire politique kurde, pourtant particulièrement riche et plurielle en la matière.

Lire sur les Clés du Moyen-Orient :
 Le Corps des Gardiens de la révolution islamique iranienne
 L’Iran, de la Révolution constitutionnelle au règne de Reza Shah Pahlavi (1906-1941)
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 Les Kurdes (3/3) : De la Première Guerre mondiale à 2003 : rêve(s) d’indépendance(s)

Bibliographie :
 Hernández, Felisberto. "ʿABD-AL-RAḤMĀN QĀSEMLU (Abdul Rahman Ghassemlou)."
 Ghassemlou, Abdul Rahman, and Ali Babakhan. "Groupe." (1985) : 352.
 Frédéric Tissot et Marine de Tilly , « Un homme debout », Editions Stock, 2016, 280 pages
 Iranica, Encyclopædia. "QĀSEMLU, ʿABD-AL-RAḤMĀN."
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 Entessar, Nader. "Between a rock and a hard place : The Kurdish dilemma in Iran." In Conflict, Democratization, and the Kurds in the Middle East, pp. 211-224. Palgrave Macmillan, New York, 2014.
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 Boulanger, Philippe. "Abdul Rahman Ghassemlou. Un héritage incertain ?." Maghreb-Machrek 4 (2014) : 99-107.
 Hevian, Rodi. "The main Kurdish political parties in Iran, Iraq, Syria, and Turkey : A research guide." Middle East Review of International Affairs (Online) 17, no. 2 (2013) : 94.
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Sitographie :
 "Je ne gueule pas contre le système, je suis le système, nous sommes le système", L’Echo, 12/12/2016
https://www.lecho.be/opinions/general/je-ne-gueule-pas-contre-le-systeme-je-suis-le-systeme-nous-sommes-le-systeme/9840883.html

Publié le 05/02/2021


Emile Bouvier est chercheur indépendant spécialisé sur le Moyen-Orient et plus spécifiquement sur la Turquie et le monde kurde. Diplômé en Histoire et en Géopolitique de l’Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne, il a connu de nombreuses expériences sécuritaires et diplomatiques au sein de divers ministères français, tant en France qu’au Moyen-Orient. Sa passion pour la région l’amène à y voyager régulièrement et à en apprendre certaines langues, notamment le turc.


 


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