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Dans quelle langue les Arabes pensaient-ils que le premier homme parlait ? En 1990, Abdelfattah Kilito, écrivain et universitaire marocain alors déjà à la tête de plusieurs ouvrages en arabe et en français, dont une étude de référence sur le genre littéraire des séances (maqâmât) (1), était invité par André Miquel à donner une série de quatre conférences au Collège de France, à Paris. Il s’y agissait d’explorer la question de l’origine des langues et du statut de l’arabe dans la littérature classique. La somme de ces leçons fut donnée à lire en 1995 sous le titre La Langue d’Adam. Ce court essai, complété par dix brèves études consacrées aux heurs et malheurs du livre chez les Arabes et ailleurs, part selon un usage bien établi chez son auteur d’une question faussement naïve révélant petit à petit son étonnante densité.
Il gagne toujours à être lu vingt ans après sa parution, pour la promenade fourmillante d’érudition et d’intelligence qu’il propose dans le patrimoine littéraire arabe. Outre Adam, sa descendance et, plus étonnamment, son poème, on y croise des rois yéménites initiateurs de l’art équestre et de la déclamation des vers, des auteurs, lexicographes et compilateurs de tous ordres dont Kilito sonde le foisonnant et encombrant « magasin d’antiquités (2) ». On y assiste à la logomachie des prophètes et des poètes. Tout ceci se fait dans une subtile couture de citations et de gloses que l’auteur assemble en savant et en ironiste. « J’ai analysé ces textes, écrit Kilito, en m’efforçant de préserver leur fraîcheur, leur candeur (parfois perverse) et la vague nostalgie qui les travaille. Car se profile toujours, à leur horizon, la splendeur des jardins du paradis (3). » Il sied de ne pas se laisser enchanter trop vite par cette promesse liminaire : l’ouvrage n’est certes pas un long séjour clé en main dans l’Éden, et il faudra se rendre digne de l’apercevoir parfois au hasard d’une meurtrière, en arpentant de bas en haut et retour les escaliers de la tour de Babel. Qu’on se rassure toutefois : c’est à la plume alerte de Kilito et à la polyphonie somptueuse des textes retenus que se trouve ici confiée la guidance. On ne s’y laisse donc pas mener sans délices.
Au commencement, donc, est cet épisode édénique sur lequel il faut revenir en soulignant les spécificités coraniques, au premier rang desquelles l’absence du serpent de l’Ancien Testament. C’est Satan lui-même qui est l’agent de la tentation dans le texte sacré de l’Islam, de sorte qu’on pourrait s’imaginer le fameux reptile exclu des mythologies des musulmans. Or, il n’en est rien. Le Qisas al-anbiyâ’ de Tha’labi (XIe siècle) en fait le cheval de Troie du diable, qui se dissimule dans la bouche du serpent pour entrer en paradis. Quant au grand Al-Jâhiz, il insiste sur le signe de malédiction dont l’animal est porteur : sa langue bifide, qui en fait l’emblème du bilinguisme et rappelle à l’homme lorsqu’il la voit le forfait qu’ils commirent ensemble. Le « plus-d’une-langue », pour parler comme Derrida, est donc ici comme ailleurs le plus funeste des symboles, celui de la rupture d’une homogénéité originaire reléguée au rang d’aliment de la nostalgie, celui de la séparation ontologique.
Le questionnement autour de cette séparation, c’est le fond commun monothéiste, se déplace ensuite vers Babel, qui nourrit l’imagination des commentateurs. Le transgresseur constructeur de la tour, Nemrod, est aussi l’un de ces absents que le Coran décrit à traits rapides mais ne nomme pas. « Allah a frappé leur édifice en ses bases. Sur eux le toit s’est écroulé et le Tourment est venu à eux par où ils ne le devinaient pas » (Les Abeilles, 26) : l’écroulement de la cité et la fin du monolinguisme coïncident. Ici encore, rien que de très familier. Les choses deviennent singulières lorsque les commentateurs cherchent le premier locuteur de la langue arabe à la suite de cet épisode. Pour Yaqût al-Hamawi, auteur du Mu‘jam al-Buldân (XIIIe siècle), ainsi que pour le polygraphe égyptien Al-Sûyûti (XVe siècle), il s’agit du roi yéménite Ya‘rub ibn Qahtân, gratifié de ladite langue en tant que « langue des gens du ciel » pour avoir mis « le Couchant à sa droite, le Levant à sa gauche, et a regardé en direction de la Maison sacrée (4) ». La langue est donc marquée du sceau du ciel, mais rien n’indique avec précision qu’elle soit – ni même qu’une autre soit – la langue première. Du reste, note Kilito, il est permis de penser que la destruction de la tour de Babel n’est pas un châtiment mais un signe de la volonté divine, instituant la pluralité. On sort donc de Babel moins accablé qu’on y est entré, mais encore bien indécis quant à la question fondamentale de l’ouvrage.
Ici viennent des considérations historiques de première importance : les Arabes, ces marginaux des grands empires ainsi que les nommait Jacques Berque, ne sont aucunement disposés par leur histoire antérieure aux conquêtes à mépriser les autres langues. L’esprit du Coran, après tout, incline à les considérer toutes comme égales. Devenus eux-mêmes conquérants, ils rencontreront dans la shu‘ûbiyya, affirmation par les peuples conquis de leur singularité voire de la supériorité, une résistance culturelle forte qui les poussera à élaborer le statut de leur langue au regard du persan, du syriaque, du grec ou de l’hébreu. Préside à cette réflexion le fameux verset 31 de la sourate de la Vache : « Et le Seigneur apprit à Adam toutes les langues ». Chez de nombreux auteurs arabes (citions Ibn Jinni et le grand Ibn Hazm) émerge l’idée d’un paradis plurilingue : le nom des choses ne fut pas enseigné à Adam en une langue mais en toutes – le Coran en compte 73. Babel est donc déjà là dans l’Eden. L’idée, glose malicieusement Kilito, est « heureuse, de nature à satisfaire tout le monde et à rassurer tout un chacun sur la légitimité de sa parole, sur l’ancrage de sa langue dans le premier temps et l’espace du paradis (5). » On sent déjà dans ce commentaire la promesse d’un orage à venir.
Le magistral commentaire que Kilito consacre aux querelles portant sur le poème attribué à Adam est l’illustration de la querelle inverse, celle qui porte sur le caractère arabophone ou non de l’Eden. Elle se double d’une autre controverse, celle qui porte sur l’attribution d’un poème à un prophète, lors même que les deux fonctions sont tenues pour antinomiques. Le poème est un thrène, autrement dit une œuvre qu’inspire l’absence, la perte, celle du fils Abel en l’occurrence. Il est cité par de nombreux auteurs, avec de nombreuses variantes et parfois une réponse de Satan, et surtout une authentification remontant parfois à des autorités incontestées : Ali Ibn Abî Tâlib sert ainsi de garant au grand commentateur Tabarî. Un poème d’Ève existe aussi, refusant au contraire de celui d’Adam l’apitoiement sur le sort des morts et faisant de l’assassinat d’Abel un memento mori. Reste qu’il est indigne du premier homme et du prophète de « s’abaisser à la composition poétique (6) », condamnée par le Coran. La discussion porte donc sur la nature de la forgerie. La langue revient ici dans le jeu. Le poème est de langue arabe et les avis divergent sur l’itinéraire linguistique du père des hommes. Certains, comme Ibn ‘Abbas, le présentent brièvement dépossédé de la langue arabe originaire pendant la chute, puis renouant avec elle suite à son repentir.
Au moment où Caïn assassine Abel, Adam parlerait donc syriaque, ultime complication perverse du cas : la poésie, pour nos auteurs, ne saurait s’écrire qu’en langue arabe (7). De là découle une nouvelle hypothèse : il s’agirait d’une prose en syriaque, transmise à sa descendance et parvenant à nul autre que l’autre prétendant au titre de premier locuteur, le roi du Yémen Ya‘rub ibn Qahtân, qui lui aurait donné sa forme en vers arabes. Toutes ces spéculations séduisantes sont mises à mal par le redoutable des démystificateurs : Abou al-‘Ala’ al-Maârrî en personne, qui dans son Épître du pardon fait balayer d’un revers de main ces spéculations par Adam lui-même, interrogé au paradis par le protagoniste du récit, Ibn al-Qârih. Adam dénonce la forgerie grossière de cette attribution par la philologie : le premier homme ignorait tout de la mort, l’auteur des vers sait et affirme qu’il retournera à la terre. Devant cette rigoureuse mise en pièce, le héros d’Al-Maârrî ne trouve qu’une objection possible : celle de l’oubli, seconde nature chez Adam qui avait déjà effacé de sa mémoire l’alliance scellée avec Dieu au paradis, puis la langue arabe elle-même. Adam refuse l’objection, mais Kilito y glane une chute stimulante : la parole du premier homme a pour fond l’oubli. Reste que ces vers à l’authenticité douteuse, eux, restent en mémoire et lui demeurent attachés au même degré que le récit de l’Eden pour les Arabes. L’oubli : mémorable idiome d’Adam.
En contrepoint de cet étourdissant parcours dans les méandres de la langue et de l’origine, Kilito offre à son lecteur dix brèves études consacrées au livre chez les Arabes et ailleurs. On s’en tiendra à deux exemples pour laisser au lecteur le soin de s’approprier les autres. D’abord, la pathétique histoire du transfert d’Averroès, relatée par Ibn ‘Arabî dans ses Illuminations de La Mecque : la dépouille du grand maître péripatéticien, après avoir été ensevelie une première fois à Marrakech, fut exhumée et déplacée vers Cordoue au cours d’un voyage sur une monture. Les témoins de la scène sont trois : le grand maître de la mystique lui-même, le juriste Ibn Jubayr –ancien pourfendeur du philosophe persécuté – et le copiste Abu l-Hakam, qui semble rappeler implicitement au second ses revirements devant le maître. Le trait saillant de ce dernier voyage d’Averroès réside dans l’agencement de la charge sur le dos de la bête : d’un côté, le corps du philosophe, de l’autre, en manière de contrepoids, les volumes de son œuvre. Ainsi, écrit Kilito, c’est toute la pensée du philosophe qui se trouve symboliquement bannie d’Afrique du Nord, de la rive sud de la Méditerranée. De fait, note Kilito, l’œuvre d’Averroès ne fera par la suite que « flott[er], indécise et incertaine, dans les marges de la culture arabe (8) », destin dérisoire en comparaison de celui, conflictuel mais fécond, qui l’attendait sur l’autre rive et singulièrement en Italie. Une autre méditation est consacrée à l’illustrateur des Séances de Harîrî (XIe siècle), Wâsitî. L’histoire est celle d’un revirement : les dessinateurs, dans la culture arabe médiévale, ne sont qu’« humbles serviteurs du verbe (9) » et demeurent le plus souvent anonymes. Modèle de la prose rimée arabe (saj‘) et monument incontournable de la littérature étudié par des générations de lettrés entre le XIIe siècle et la nahda, les Séances furent si vivement critiquées par les protagonistes de cette dernière qu’elles devinrent, pour ainsi dire, le contre-modèle de toute lecture à venir en langue arabe. À l’inverse, chose inimaginable au temps de l’illustrateur, les miniatures illustrant ces Séances se sont détachées de leur texte tuteur pour devenir des œuvres appréciées et courues en tant que telles, et par exemple largement utilisées en France pour les couvertures d’ouvrages de toutes sortes sur l’Islam ou le monde arabe. « Le serviteur a pris le pas sur le maître. (…) Hariri, qui était universellement connu, est aujourd’hui ignoré, tandis que Wâsitî dont personne n’avait jamais entendu parler dans les siècles précédents est aujourd’hui sur toutes les lèvres (10). » Outre son intérêt propre, ce reversement illustre parfaitement l’une des pentes de l’œuvre de Kilito : celle qui consiste à chercher dans les plis du temps les contradictions qui fécondent la pensée, les accidents apparents dont l’écho porte plus loin que l’anecdote.
Abdelfattah Kilito, La Langue d’Adam, Casablanca, Toubkal, collection Connaissance Littéraire, 1995.
Notes :
(1) Abdelfattah Kilito, Les Séances, Paris, Sindbad, 1983.
(2) Abdelfattah Kilito, La Langue d’Adam, Casablanca, Toubkal, collection Connaissance Littéraire, 1995, p. 7.
(3) Idem.
(4) Cité par Abdelfattah Kilito, réf. cit., p. 19.
(5) Ibid., p. 26.
(6) Ibid., p. 37.
(7) Un livre majeur s’est penché depuis sur cette question depuis, cf. Kadhim Jihad Hassan, La Part de l’étranger, la traduction de la poésie dans la culture arabe, Paris, Sindbad, coll. La Bibliothèque arabe, 2007.
(8) Abdelfattah Kilito, « Le transfert d’Averroès », dans La Langue d’Adam, réf. cit., p. 62.
(9) Abdelfattah Kilito, « La revanche de l’image », dans La Langue d’Adam, ref. cit., p. 74.
(10) Ibid., p. 75.
Chakib Ararou
Chakib Ararou est élève de l’École Normale Supérieure, diplômé de deux masters en lettres modernes et en traduction et actuellement en licence d’arabe à l’Institut National des Langues et Civilisations Orientales.
Il a collaboré à diverses revues, comme Reliefs et Orient XXI, en tant que traducteur.
Il a vécu à Rabat et au Caire et s’intéresse aux littératures et à l’histoire de la région.
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