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A Astana, la redéfinition des rapports de force dans les négociations sur la Syrie

Par Matthieu Eynaudi
Publié le 09/02/2017 • modifié le 15/03/2018 • Durée de lecture : 9 minutes

ASTANA, KAZAKHSTAN - JANUARY 24 : (From L to R) Deputy Undersecretary of the Turkish Foreign Ministry Sedat Onal, Russian President Vladimir Putin’s special envoy to Syria, Aleksandr Lavrentiev, Kazakhstan’s Foreign Minister Kairat Abdrakhmanov, United Nation’s Special Envoy to Syria Steffan de Mistura and Iran’s Deputy-FM Hussein Jaber Ansari take part in a press release during the second day of Syria peace talks in Astana, Kazakhstan on January 23, 2017.

ALIIA RAIMBEKOVA / ANADOLU AGENCY / AFP

Les négociations d’Astana, capitale du Kazakhstan, se sont tenues les 23 et 24 janvier 2017, avec pour objectif de parvenir, à terme, à un accord de paix entre le régime syrien et les rebelles en commençant via l’instauration d’un cessez-le-feu partiel (qui exclut les groupes « terroristes » - cf. infra). Elles ont donné lieu la création d’un mécanisme tripartite de surveillance de la trêve, garantie par la Turquie, l’Iran et la Russie. Ces pourparlers entérinent encore davantage - par rapport aux processus de Genève - la participation des puissances étrangères au règlement du conflit syrien. Russes, Iraniens, Turcs participent ainsi activement aux négociations. En ce qui concerne les acteurs syriens, le régime et une partie de l’opposition sont représentés. Etats-Unis, Union européenne et ONU sont au rang d’observateurs.

Ce jeu complexe mobilise donc des acteurs d’envergure diverse dans un rapport de force changeant. Afin de mieux comprendre ce qui s’est joué à Astana, il apparaît nécessaire de dresser un état des lieux des positions de chacune des parties. Cet instantané permettra de proposer, en conclusion, l’analyse selon laquelle les négociations d’Astana sont révélatrices d’un nouveau rapport de force à l’œuvre dans les relations internationales.

Principaux acteurs des pourparlers d’Astana : Russie, Iran et Turquie

La Russie

Moscou est à l’initiative des négociations d’Astana, quelques semaines après avoir joué un rôle déterminant dans l’écrasement des insurgés à Alep. Le siège de la seconde ville de Syrie a été pour la Russie une étape supplémentaire dans la démonstration de force qu’elle donne à voir en Syrie depuis son intervention en septembre 2015. Elle marque également sa détermination à maintenir - si ce n’est Bachar al-Assad - un Etat central syrien qui lui est favorable en participant à l’anéantissement de l’opposition syrienne.
Sur le plan diplomatique, les négociations d’Astana entérinent la progression sur le terrain de l’axe Damas-Moscou-Téhéran ; mais aussi, elles manifestent la volonté de Moscou de reprendre la main en proposant une alternative aux deux conférences de Genève dont l’impact est resté limité (2).

L’Iran

L’Iran représente le plus fidèle allié du régime, étant la puissance étrangère qui a engagé le plus d’hommes sur le territoire syrien via les groupes paramilitaires qu’il soutient, et les « conseillers » qu’il a déployés (3). Téhéran - dont la délégation est assise à côté de celle du régime syrien à Astana - réitère son soutien inconditionnel à Damas, un de ses plus fidèles alliés dans la région. En outre, l’Iran est parvenu à convaincre la Russie - pourtant plutôt favorable à la nouvelle administration américaine - de ne pas attribuer de rôle actif aux Etats-Unis à Astana (4). La ligne dure, défendue par Téhéran, est d’autant plus utile à Moscou puisqu’elle permet au Kremlin de se présenter dans une position de médiateur.

La Turquie

La Turquie a arraché sa place à la table des négociations en intervenant militairement en Syrie au mois d’août 2016, avec le lancement de l’opération « Bouclier de l’Euphrate ». Elle est à cette occasion devenue un acteur encore plus incontournable du conflit et ce, parce qu’elle dispose désormais d’une force militaire sur le terrain. Jusqu’alors, Ankara était déjà très active dans le conflit syrien, hébergeant sur son sol 2.8 millions de réfugiés syriens, fournissant une tribune à l’opposition et soutenant certains groupes de combattants. Désormais, la Turquie étend son influence directe dans le nord de la Syrie. Lassée des critiques de ses alliés occidentaux avec qui ses intérêts divergent de plus en plus, Ankara s’est emparé par la force de ce que sa diplomatie n’a su obtenir : l’arrêt de la progression des Forces Démocratiques Syriennes, liées au PYD (que la Turquie considère comme une organisation terroriste). L’attribution d’un siège de participant à la table des négociations d’Astana constitue ainsi la reconnaissance de la Turquie en tant qu’interlocuteur légitime et inévitable.

Les acteurs syriens

Le régime syrien

Fort de ses récents succès militaires, obtenus grâce à l’appui de ses alliés, le régime exprime sa détermination à reconquérir l’intégralité du territoire syrien. Dans les territoires pris aux insurgés, Damas favorise des processus de « réconciliation » avec les acteurs locaux, multipliant les accords au cas par cas, une situation qui permet au régime de dicter ses conditions à des acteurs fragmentés.
Aux négociations d’Astana, Damas est représenté par l’équipe déjà envoyée lors des deux conférences de Genève, augmentée par la présence d’un Général retraité de l’armée et d’un officier de rang inférieur (5). Ainsi, bien que les pourparlers d’Astana soient organisés par ses alliés, il semble que le régime syrien ne soit pas enclin à emprunter la voie du processus politique. Cependant, ce « désintérêt » de Damas peut également signifier que les réelles parties négociantes de son camp ne sont autres que Moscou et Téhéran. La présentation par la délégation russe d’un projet d’amendements constitutionnels pour la Syrie va dans ce sens.

L’opposition syrienne

L’opposition syrienne est représentée par une douzaine de leaders de groupes combattants, dont la présence aurait été motivée par les puissances tutélaires respectives : Turquie, Arabie saoudite etc (6). En revanche, la société civile, pourtant le moteur initial de la révolution syrienne, ne serait pas représentée. Depuis la chute d’Alep, plusieurs voix de l’opposition estiment que la transition politique n’est plus à l’ordre du jour tandis que Bachar al-Assad exclut que son départ soit négocié à Astana (selon lui sa destitution devra être obtenue via des amendements constitutionnels que le peuple syrien approuverait par voie de référendum).

En ce sens, les négociations d’Astana constitueraient davantage l’opportunité de discuter les termes d’une réédition qui ne dit pas encore son nom. Selon Sinan Hatahet, vice-directeur du centre d’études stratégiques Orman, proche de l’opposition syrienne et basé à Istanbul, interrogé par le journal Le Monde, il est probable que les combattants rebelles modérés soient intégrés parmi les forces du régime afin de créer un front anti-djihadiste. La mobilisation par la Turquie de plusieurs groupes rebelles pour lutter contre Daech dans le nord de la Syrie va dans le sens de cette analyse (7). Si celle-ci s’avérait exacte, il resterait alors à savoir quelles seront les cibles de cette future coalition anti-terroriste : la liste des absents à la conférence d’Astana (Ahrar al-Cham, les Forces Démocratiques Syriennes et les groupes djihadistes) pourrait en donner un aperçu.

Les groupes considérés comme terroristes

L’Organisation de l’Etat islamique est considérée comme terroriste par l’ensemble des pays et organisations des participants comme des observateurs de la conférence. Elle est, de fait, exclue des négociations. De même, le groupe Fatah al-Cham (anciennement Jahbat al-Nosra, la principale émanation d’al-Qaïda en Syrie) n’a pas été invité pour les mêmes raisons. Ces deux organisations sont d’ailleurs exclues des cessez-le-feu déclarés ponctuellement par Moscou et Damas.

Ahrar al-Cham, un des plus importants groupes de rebelles syriens dans le nord-ouest du pays, reconnu comme terroriste par la Russie et le régime syrien, a quant à lui refusé de participer aux négociations (8). Le groupe motive cette absence par le non-respect des cessez-le-feu précédents par Damas et Moscou. Charles Lister, spécialiste des groupes de combattants islamistes en Syrie, craignait en juillet 2016 que la poursuite des bombardements russes contre Ahrar al-Cham ne favorise sa fusion avec Fatah al-Cham, c’est-à-dire al-Qaïda en Syrie (9). Cette scission au sein du groupe a apparemment eu lieu dans le courant du mois de décembre 2016, effectivement après une recrudescence des frappes russes. Cet événement explique probablement pourquoi ce qu’il reste d’Ahrar al-Cham était réticent à répondre favorablement à l’invitation de Moscou (10).

Enfin, les Forces Démocratiques Syriennes, une coalition kurdo-arabe agrégée autour du parti kurde syrien du PYD, n’ont officiellement pas été invitées à Astana (11). L’organisation occupe et administre pourtant environ 19% du territoire syrien et dispose de plusieurs dizaines de milliers de combattants ponctuellement soutenus par des forces spéciales occidentales. Cette décision n’est pas surprenante dans la mesure où le PYD était déjà exclu des précédents processus de paix en Syrie. Les liens entre le PYD et le PKK - organisation kurde en guerre contre l’Etat turc et reconnue comme terroriste par l’UE et l’OTAN - interdisent en effet de négocier avec le PYD sans froisser Ankara outre-mesure. De plus, la très large autonomie réclamée par le PYD au sein de la Syrie de demain est jugée inquiétante par la plupart des participants aux pourparlers d’Astana, qui affirment tous leur souhait de préserver l’unité de la Syrie (12).

Union européenne, Etats-Unis et ONU

L’Union européenne se trouve représentée par plusieurs ambassadeurs des Etats-membres. Les Etats-Unis quant à eux le sont par le biais de leur ambassadeur au Kazakhstan. Les puissances occidentales assistent en spectateur à leur perte d’influence sur le futur de la Syrie. En effet, les incertitudes liées au contexte politique dans plusieurs pays occidentaux ne permettent pas aux principales puissances occidentales d’avoir des positions diplomatiques pérennes. Ainsi, les changements liés à l’arrivée de la nouvelle administration américaine, au résultat de la campagne présidentielle française, aux dissensions entre la Turquie et l’UE et enfin, à l’affaiblissement de la diplomatie de l’UE avec le Brexit ont contribué à disloquer la position commune qui fut un temps l’exigence du départ de Bachar al-Assad. En outre, la priorité étant désormais donnée à la lutte contre le terrorisme, l’éventuel front anti-djihadiste qui pourrait prendre forme après Astana apparaitrait comme une perspective satisfaisante.

Quant à L’ONU, représentée par son envoyé spécial pour la Syrie, Staffan de Mistura, ne se voit pas attribuer de rôle si ce n’est celui d’une caution. La conférence d’Astana prend ainsi la forme d’une initiative russe qui acte l’échec des pourparlers de Genève I et II. Il subsiste pour l’ONU l’espoir que la conférence d’Astana donne lieu à une relance des processus de Genève. Ainsi, les Nations unies ont travaillé à réunir, le mercredi 8 février, une partie des rebelles et du régime syriens (13). Cependant, le chef de la diplomatie russe, Sergueï Lavrov a unilatéralement annoncé le report de négociations futures à Genève, ce que l’ONU n’a pas confirmé (14).

Conclusion

A Astana, la répartition des rôles entre participants et observateurs peut être révélatrice d’une certaine revanche de Moscou, Téhéran et Ankara contre l’Occident. Etats-Unis et Europe sont relégués au rang d’observateurs face à trois autres pays actuellement très critiqués par les chancelleries occidentales. Du point de vue turc par exemple, il est probable que la volonté de négocier avec la Russie et l’Iran - alors que les positions d’Ankara sont sur le fond incompatibles avec celles de Moscou et Téhéran, la Turquie avait, dès 2011, pris fait et cause pour l’opposition syrienne et la destitution d’Assad - relève surtout d’un désir de parvenir à un accord sans l’Occident.

En outre, les négociations d’Astana semblent consacrer une vision totalement réaliste des relations internationales. En effet, le poids de chaque participant ou observateur apparait déterminé par sa puissance militaire sur le terrain, c’est-à-dire proportionné à sa seule capacité de coercition. Ainsi, Russie, Iran et Turquie encadrent des pourparlers entre des parties syriennes de moins en moins représentatives et qui semblent se cantonner à un rôle d’apparat. Face à cet état de fait, la place très réduite accordée aux organisations internationales semble montrer que la conférence d’Astana est conçue pour des Etats forts exprimant des intérêts pragmatiques. Les négociations d’Astana sont ainsi symptomatiques d’un paradigme réaliste, où la force prévaut et conditionne la voix au chapitre des Etats.

Lire également : La réouverture des négociations sur la Syrie à Genève : peu d’avancées tangibles avant de retourner à Astana

Notes :
(1) Spencer Ackerman : “US military special forces pictured aiding Kurdish fighters in Syria”, The Guardian, 26 mai 2016.
https://www.theguardian.com/world/2016/may/26/us-military-photos-syria-soldiers-fighting-isis
“British special forces ’operating alongside rebels in Syria’”, Middle East Eye, 7 juin 2016. http://www.middleeasteye.net/news/british-special-forces-operating-alongside-rebels-syria-1780850703
“French special forces on the ground in Manbij”, Rudaw, 9 juin 2016. http://www.rudaw.net/english/middleeast/syria/090620161
(2) Benjamin Barthe : « Syrie : quelles sont les forces en présence à Astana », Le Monde, 23 janvier 2017 http://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2017/01/23/syrie-quelles-sont-les-forces-en-presence-a-astana_5067830_3218.html
(3) Aniseh Bassiri Tabrizi, Raffello Pantucci : Understanding Iran’s role in the Syrian conflict, Royal United Services Institute for Defence and Security Studies, août 2016 https://rusi.org/sites/default/files/201608_op_understanding_irans_role_in_the_syrian_conflict_0.pdf
(4) Maxim A. Suchkov : “How are Syrian peace talks holding up ?”, Al-Monitor, 24 janvier 2017 http://www.al-monitor.com/pulse/originals/2017/01/syria-peace-talks-astana.html
(5) Nour Samaha : “Is Syria any closer to political solution after Astana talks ?”, Al-Monitor, 31 janvier 2017
http://www.al-monitor.com/pulse/originals/2017/01/syria-talks-astana-political-solution-failure-success-russia.html
(6) Benjamin Barthe, « Après le choc d’Alep, les rebelles modérés obligés de jouer le jeu de Moscou », Le Monde, 20 janvier 2017
http://www.lemonde.fr/syrie/article/2017/01/20/apres-le-choc-d-alep-les-rebelles-moderes-obliges-de-jouer-le-jeu-de-moscou_5065834_1618247.html
(7) Ibid.
(8) Syrian rebel groups to attend peace talks in Astana, Al Jazeera, 16 janvier 2017
http://www.aljazeera.com/news/2017/01/syria-war-rebel-groups-attend-astana-peace-talks-170116140328801.html
(9) Charles Lister, Profiling Jabhat al-Nusra, Brookings institution, 24 juillet 2016 https://www.brookings.edu/wp-content/uploads/2016/07/iwr_20160728_profiling_nusra.pdf
(10) Anton Mardasov : “What prompted Russia’s shift in stance on Syria opposition ?”, Al Monitor, 15 janvier 2017 http://www.al-monitor.com/pulse/originals/2017/01/moscow-recognition-syria-opposition-russia-talks-astana.html
(11) Paul Iddon : “Implications of exclusion of PYD from Astana talks on Syria”, Rudaw, 21 janvier 2017 http://www.rudaw.net/english/middleeast/syria/21012017
(12) Un autre parti kurde rival, le Conseil National Kurde (syrien) serait représenté puisque partie intégrante du Conseil National Syrien. Cette dernière organisation ne possède cependant plus voix au chapitre en Syrie, depuis son éviction par le PYD devenu omniprésent dans les zones de peuplement kurde en Syrie.
(13) « Astana talks on Syria must not sideline UN », Al Monitor (avec AFP), 20 janvier 2017http://al-monitor.com/pulse/afp/2017/01/syria-conflict-un-diplomacy-russia-turkey.html
(14) « Syrie : la Russie annonce le report des négociations de paix prévues à Genève », Le Monde, 27 janvier 2017
http://www.lemonde.fr/syrie/article/2017/01/27/syrie-les-negociations-de-paix-prevues-a-geneve-repoussees_5069892_1618247.html

Publié le 09/02/2017


Diplômé d’un master en relations internationales de l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne, Matthieu Eynaudi est actuellement en master à Sciences Po.
Ancien chargé d’études en alternance au ministère de la Défense, il a également travaillé en Turquie au sein d’un think-tank spécialisé en géopolitique et mené des recherches de terrain à Erbil auprès de l’Institut Français du Proche-Orient.
Il a vécu en Turquie et à Chypre. Il s’intéresse particulièrement à la géopolitique de la région ainsi qu’à la question kurde au Moyen-Orient et en Europe.


 


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