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27 Mayis Darbesi 1960, relancer la Révolution kémaliste (6/8). Juger pour légaliser, légaliser pour révolutionner

Par Gilles Texier
Publié le 17/08/2018 • modifié le 08/04/2020 • Durée de lecture : 9 minutes

View taken 31 May 1960 in Ankara of the first session of the new Turkish government led by general Cemal Gursel ©.

UPI / AFP

Lire la partie Précédente : 27 Mayis Darbesi 1960, relancer la Révolution kémaliste (5/8), Par le droit, transformer le coup d’Etat en Révolution

Tribunal spécial, verdict d’exception

Sur le banc des accusés s’alignent les Démocrates : le Président Bayar, le Premier ministre Menderes, le Président du Parlement Refik Koraltan, l’ensemble des membres du gouvernement, tous les députés démocrates, quelques gouverneurs de provinces, le chef d’Etat-major général CEMG, des officiels locaux et des officiers de police impliqués dans le mouvement de restriction des libertés publiques ainsi que les répressions estudiantines sans oublier les hommes d’affaires versés dans la corruption. Avant le procès, une commission d’enquête visant à le préparer est mise sur pied et accumule les preuves d’incrimination. Sélectionnés par le CUN, Ömer Altay Egesel est placé à la tête des procureurs, ainsi que de neuf juges. Pendant onze mois, le procès des Démocrates rassemble 150 000 spectateurs, 592 accusés au cours de 202 sessions.

Le 15 septembre 1961, le verdict final inflige 15 peines de mort – 4 par un vote unanime et 11 par un vote de majorité –, 31 condamnations de détention à perpétuité, 418 condamnations à des peines de prisons allant de 6 mois à 15 ans, 123 acquittements. Enfin 5 accusés voient leurs charges rejetées. En 1964, une loi d’amnistie est votée pour les derniers membres du parti Démocrate encore en détention. Pour les 15 condamnations à mort et en accord avec la loi constitutionnelle, ces peines doivent être validés par le CUN. Néanmoins, tant par la nomination des procureurs et juges que la validation des peines de mort par l’autorité politique du CUN, « on ne peut pas dire que le procès est libre de l’interférence des nouvelles autorités » (2) militaires.

Justifier le coup

Pour l’ambassadeur britannique en poste Sir Bernard Burrows, les raisons qui conduisent à mettre sur pied ce tribunal sont variées mais la plus importante réside dans cette volonté de justification du coup d’Etat, « les Turcs étant un peuple légaliste » (3). Suivant les conseils des professeurs de droit de l’Université d’Istanbul, le CUN œuvre à légaliser le coup d’Etat pour le rendre plus « acceptable ». Les juristes universitaires encouragent le CUN à juger les Démocrates avant les nouvelles élections. En l’espèce, si les Démocrates ne sont pas déclarés ou reconnus coupables pour leurs activités, ils pourront être candidats pour les nouvelles élections, de jure former un gouvernement Démocrate bis et rendre toute l’œuvre du coup d’Etat caduc. Par ce strict respect du processus légal ainsi qu’un procès long de 11 mois et non de 3 comme prévu initialement, le CUN gagne un temps précieux, reportant ainsi la mise en œuvre d’élection et un retour du pouvoir viable aux civils.

Si dans les déclarations publiques le coup d’Etat n’est dirigé contre « aucune personne ou classe », la réalité des accusations confirme une action de force anti-Démocrates. Le panel des accusés à Yassıada ne fait que confirmer ce paradoxe. L’autre grand paradoxe, c’est la promesse du Général Gürsel de ne pas valider les peines de mort des anciens ministres. Sur cette question, les archives du Foreign Office nous livrent des indications de compréhension précieuses.

Doutes occidentaux

Par son activisme diplomatique, le gouvernement de sa Majesté se révèle particulièrement concerné par le traitement du régime déchu post-coup. En effet, Londres est face à un dilemme. Comme garant du système parlementaire de Westminster, la rupture du processus démocratique en Turquie par l’intervention des forces armées dérange, car elle est contraire au libéralisme politique, et de par son engagement pour le monde libre, Londres ne peut soutenir un tel régime. Néanmoins, Realpolitik oblige, pour des raisons économiques, stratégiques et militaires d’un monde en pleine Guerre froide, le 10 Downing Street est contraint de maintenir ses relations avec le régime militaire (4). Véritable choix cornélien, les Britanniques reconnaissent le nouveau régime trois jours après le coup de force.

Au cours d’une rencontre diplomatique le 25 novembre 1960, le ministre des Affaires étrangères turc Selim Sarper (5) expose « la forte opposition à toute exécution » au chef du Southern Department du Foreign Office. Sarper ne croit pas aux exécutions et n’hésite pas à mettre sa démission en jeu en cas de toute condamnation pour le prouver. Ainsi, il probalise à ½ la promulgation de la peine capitale, et à 80/20 l’opposition à l’exécution en cas de promulgation. Arguments à l’appui, le Southern Department du Foreign Office transmet ces développements jusqu’au Prime Minister Harold Macmillan qui décide d’écrire en personne à Gürcel un message qui vient faire autorité :
« C’est un problème de droit interne turc et ce n’est pas à nous de commenter le cours de ces procès ou de ces verdicts. Le Prime Minister aimerait seulement attirer l’attention sur l’effet que ces exécutions pourraient avoir au Royaume-Uni. […] L’exécution de ces hommes [les accusés démocrates] serait regardée au Royaume-Uni comme inconsciente avec les hauts idéaux de la communauté occidentale (6) ».

Ce télégramme fait grande impression au sein du CUN, et au cours d’une réunion de l’Organisation Européenne de Coopération Economique (OECE), le ministre Sarper confirme les positions du gouvernement turc à Selwyn Lloyd Chancellor of the Exchequer en lui assurant qu’une part puissante du CUN est opposée à toute promulgation de peine de mort. Toujours sur l’offensive, Londres rassemble autour de sa position Bonn, Paris, Islamabad, Téhéran et Washington pour influencer Ankara tant en brandissant les discussions en cours autour du marché commun que l’approbation de l’aide économique par le Congrès américain. Au cours d’un déplacement officiel à Téhéran, la reine Elizabeth II en compagnie du Prince Philip, duc d’Edimbourg, rendent une visite-expresse à Cemal Gürsel et, au cours d’une brève conversation, en appellent à un verdict « du côté de la clémence, devant être nécessaire et juste » (7).

Réalités orientales

Après toute cette valse diplomatique occidentale, le refus de la peine de mort dans les verdicts du tribunal semble acté par Ankara. Néanmoins au cours d’une réunion le 4 août 1961, le ministre turc Sarper expose la situation interne du CUN et ses possibles développements à l’ambassadeur Burrows. D’après les dires de Sarper, un nouveau groupe politisé et organisé, dénommé Union des Forces Armées (UFA), émerge et se présente comme le véritable représentant de l’armée. Les membres de l’UFA sont susceptibles d’observer de près le CUN et veulent des exécutions.

Seul face aux exécutions, Sarper tente de mobiliser les membres du CUN par le recours aux puissances extérieures. Cependant, cette demande d’assistance est bien trop tardive et le lendemain les juges délivrent leurs verdicts avec 15 condamnations à morts. Pour les entériner, les membres du CUN doivent valider ces peines de mort. Par une majorité de 14 contre 8, ils se rallient aux verdicts des juges. Cela s’applique pour les quatre condamnés à mort votés à l’unanimité, à savoir le Président Bayar, le Premier ministre Menderes, le ministre des Affaires étrangères Zorlu et le ministre des Finances Polatkan. Les onze autres condamnés échappent à la peine de mort et écopent de la prison à perpétuité. Du fait de son âge avancé, la peine de Bayar est commuée en prison à perpétuité. Le 15 septembre 1961 sur l’île d’İmralı, Zorlu et Polantkan sont conduits au gibet. Avant son exécution, Menderes tente de se suicider avec des somnifères. Remis sur pied et face à l’indignation occidentale provoquée par cette incarcération, il est pendu jusqu’à ce que mort s’en suive le 17 septembre.

Pour Cihat Göktepe, plusieurs raisons expliquent ce virage en faveur de l’application de la peine capitale. La première réside dans le fait que les Missions étrangères envoient leurs messages au Ministère des Affaires étrangères et non directement au Général Gürsel (8). La deuxième raison est la perte d’autorité du Général Gürsel au sein du CUN des suites de sa santé physique déclinante. Enfin, la dernière raison semble résider dans l’avertissement du nouveau chef d’état-major, le Général Cevdet Sunay : tout échec dans la confirmation des peines de morts tendrait à créer un mécontentement dans l’armée favorable à un nouveau coup de force. La peine de mort vise à créer un point de non-retour entre les conjurés. Par la mort, Menderes et les Démocrates se retrouvent tous solidaires. In fine, les groupes radicaux dans les Forces armées turques ont réussi à faire accepter les exécutions par les membres du CUN. Durant ces temps troublés, si les officiers supérieurs plus solides sont anti-peine de mort, les officiers subalternes, plus facilement influençables, sont pro-peine de mort (9).

L’effroi

La communauté occidentale condamne des exécutions qualifiées de « sévères ». Le Sunday Telegraph n’hésite pas à parler d’un « marathon de procès prétendant avoir le même poids que le tribunal de Nuremberg, mais qui accepte finalement une inclination politique et non un processus légal et impartial » (10). D’une certaine manière, cette indignation poursuit le fossé civilisationnel entre Orient et Occident avec le mythe du « Turc barbare, tyrannique et avide de sang ». A cela, ces derniers répondent par une certaine indifférence : « Pour vous autres occidentaux, nous autres Turcs nous sommes des brutes alors un peu plus ou un peu moins ! » (11).

Les condamnations à mort choquent profondément le peuple dévot turc qui ne s’attend pas à des exécutions. En effet, en s’étant appuyé sur la paysannerie et la religion, le gouvernement démocrate conserve une bonne réputation dans les campagnes, à l’inverse, des villes dans lesquelles le coup d’Etat reçu bon accueil chez les classes moyennes laïques. Or, « les révolutions turques ont toujours pris naissance dans les villes » (12), il faut un laps de temps d’adaptation nécessaire aux campagnes. Les réactions internes sont moindres et cela peut s’expliquer par deux facteurs. Premièrement, l’imposition de la loi martiale partout sur le territoire rend impossible toute réunion publique ou manifestation. A cela s’ajoute une forte censure d’Etat s’appliquant aux médias. En guise de contestation, le 21 août, deux journaux turcs publient des Unes avec des espaces vides en haut de page. Le deuxième facteur renvoie au caractère du peuple turc, une nation encore dans l’enfance démocratique et ne disposant pas encore d’une société civile organisée avec des syndicats, des médias privés, des fondations indépendantes d’intellectuels comme des universités ou des lycées privés, des associations, etc. Par voie de conséquence, « le silence général du pays ne reflète pas ce que les individus ressentent réellement » (13). En 1961, Süleyman Demirel fonde le Parti de la Justice (Adalet Partisi – AP). Héritier du Parti Démocrate, le nom de ce parti vient justement de l’injustice commise contre Adnan Menderes.

Par ces termes le Colonel Jouanard, attaché militaire français, rend compte de cette réalité de terrain : « la mentalité du peuple Turc, supporter de l’ancien Parti démocrate de Menderes […]. Il [le peuple turc] est peu sensible aux écrits et discours politico-philosophiques qu’il ne lit et ne comprend pas mais particulièrement sensible à la propagande de bouche à oreille à laquelle ont été soumis depuis de longs mois, mon chauffeur, l’épicier du coin et le bon paysan et qui tient à peu près en ceci : Menderes – et son parti – est ton ami, il défend la religion et construit des mosquées ; Gürsel et le CUN veulent supprimer la religion et les mosquées et Gürsel exécute Menderes, il sera maudit et foudroyé par Allah lui et son équipe et le peuple turc – donc il faut voter pour ceux qui défendent Menderes » (14).

Procès spectaculaire, le principal chef d’accusation des anciens Démocrates est la violation de l’article 146 du code pénal turc, qui prohibe la volonté « de changer, modifier et abroger de force la constitution de la République turque ». A cela s’ajoutent les différents chefs d’accusation de haute trahison, de corruption et de mauvaise utilisation des deniers publics. L’ensemble de ces accusations repose sur un faisceau de preuves mis en avant par la commission d’enquête.

Pour certains intellectuels, ce désir de faire table rase fait fi des juristes universitaires, qui ont conseillé aux militaires de transformer « un simple coup d’Etat en une révolution » (15). En associant dès le début du coup de force civils et intellectuels, le CUN s’assure une légitimité qui passe principalement par la rédaction d’un projet de nouvelle constitution.

Lire également :
 27 Mayis Darbesi 1960 : relancer la Révolution kémaliste (1/8). Quel sens donner à la révolution kémaliste ?
 27 Mayis Darbesi 1960 : relancer la Révolution kémaliste (2/8). Quel sens donner à la révolution kémaliste ?
 27 Mayis Darbesi 1960, relancer la Révolution kémaliste (3/8). Le Comité d’Union Nationale, la nouvelle garde kémaliste
 27 Mayis Darbesi 1960, relancer la Révolution kémaliste (4/8). Le Comité d’Union Nationale, la nouvelle garde kémaliste
 27 Mayis Darbesi 1960, relancer la Révolution kémaliste (5/8), Par le droit, transformer le coup d’Etat en Révolution

Notes :
(1) Petite île des Princes, utilisée au temps des Byzantins pour envoyer des personnalités en exil loin des troubles de la capitale et du palais impérial.
(2) GÖKTEPE Cihat, « 1960, Revolution in Turkey and The British policy towards Turkey », in Turkish Yearbook of International Relations, 2000, n°30, p. 139-189.
(3) Foreign Office -371/160212, RJ 1011/1, Burrows to FO (The Earl of Home), Ankara, 6 January 1961.
(4) GÖKTEPE Cihat, op.cit.
(5) Eminent diplomate au cours de la décennie Démocrate, il est nommé ministre des Affaires étrangères par le régime militaire. Il dispose d’une expérience diplomatique solide et d’une bonne réputation chez ses homologues otaniens. Il est personnellement opposé aux exécutions et mesure l’impact négatif de telles mesures sur la réputation internationale de la République de Turquie. Cf. Idem.
(6) Foreign Office – 371/160214, RT 1016/49, Burrows to FO, Ankara, 3 March 1961.
(7) Foreign Office – 371/160217, RK 1052/2G, FO to Burrow, 7 March 1961. Cité par GÖKTEPE Cihat, op. cit.
(8) Cependant il semble que les câbles diplomatiques en provenance de l’étranger ne sont pas lus par le CUN.
(9) Idem.
(10) The Sunday Telegraph, 17 September 1961. Cité par GÖKTEPE Cihat, op. cit.
(11) Service historique de la Défense (SHD – Vincennes), Bulletin de renseignements politiques, n°21.1 – A // 00.259 / SD, 2 décembre 1946, Ankara, in GR 10 R 551, op. cit.
(12) Idem.
(13) GÖKTEPE Cihat, op. cit.
(14) Service historique de la Défense (SHD – Vincennes), Bulletin de renseignements politiques, n°21.1 – A // 00.259 / SD, 2 décembre 1946, Ankara, in GR 10 R 551, op. cit
(15) GÖKTEPE Cihat, op. cit.

Publié le 17/08/2018


Gilles Texier est diplômé en Relations internationales, Sécurité et Défense de l’Université Jean Moulin - Lyon 3. Après une année de césure au Moyen-Orient durant laquelle il a travaillé et voyagé au Qatar, en Iran, en Arménie, en Géorgie et en Turquie, il s’est spécialisé sur la stratégie ottomane tardive et les coups d’Etat en Turquie.


 


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