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Reconnu comme « génocide » notamment par la France et par l’Union Européenne, il fait encore débat principalement en Turquie, qui considère les Ottomans certes responsables d’un massacre parmi les populations arméniennes, mais au même titre que d’autres populations qui ont pu vivre des événements similaires durant ces conflits survenus à l’occasion de la Première Guerre mondiale.
Le 24 avril 2015, une commémoration se tiendra à Erevan, organisée par le gouvernement arménien. Le programme des événements n’est pas encore diffusé, et rares sont les chefs d’État qui ont déjà confirmé leur présence. Ainsi, si François Hollande s’y rend, il n’a pas été suivi par David Cameron, le Royaume-Uni ne reconnaissant pas le terme de « génocide ».
À la veille de cette commémoration, la question qu’il s’agit de poser est, plutôt que celle de la responsabilité, celle de la manière de parler de ce que certains chercheurs appellent la « Catastrophe ». L’objectif ici est de revenir sur le processus de construction scientifique de la mémoire arménienne en analysant la manière donc la recherche parvient à créer et à ouvrir des espaces transitionnels.
Il est important de comprendre pourquoi la construction de cette mémoire est nécessaire et ce qui pousse les chercheurs, tant d’origine arménienne qu’européens, américains ou turcs, à chercher à démontrer ce qui pour d’autres reste indiscutable. À partir de là devient possible un retour synthétique sur les méthodologies adoptées pour penser la question arménienne d’un point de vue historique, anthropologique ou juridique. Face à la difficulté d’accès aux sources et à la sècheresse des preuves administratives, il s’agira enfin d’interroger le statut des productions esthétiques, celui de l’image et de la littérature dans son rapport au témoignage et à la pensée, pour montrer en quoi cette polyphonie de subjectivités peut nous aider à appréhender les enjeux humains de telles recherches sur ce problème historique.
Les retombées de ces événements sont nombreuses pour la descendance des survivants, dans la mesure où elles touchent à la fois l’histoire privée et l’histoire collective, les racines et la généalogie d’un peuple. C’est véritablement pour rendre le deuil possible que les Arméniens et les chercheurs se penchent sur la question arménienne, œuvrant depuis cent ans à la construction d’une possible mémoire.
Pour construire une mémoire pour les survivants et leur descendance, il faut ainsi avant tout provoquer l’écart nécessaire entre le passé et le présent, écart constitutif de la mémoire et qui permet un futur. C’est sans doute pour cette raison que la plupart des recherches sur le sujet relèvent de la mise en avant d’archives, de recherche de témoignages, et de prises de parole : en prouvant ce qui est advenu, l’oubli devient possible. Comme l’écrivait Fawwaz Traboulsi à propos de l’amnésie libanaise après la guerre civile, « il faut se souvenir pour pouvoir oublier, sans paradoxe aucun : on n’oublie, dans ce sens, que ce que l’on connait, ce dont on se souvient. (…) Une nation se construit autant sur des mémoires partagées que sur des oublis partagés. (…) Mais je tiens à le répéter : nous ne pouvons oublier que ce dont nous nous rappelons, ce que nous savons. Oublier pour vivre, pour rester présent, pour rester fidèle au quotidien » [1].
Le premier obstacle à l’écriture de la mémoire est les survivants eux-mêmes. À la sortie de la guerre, alors que le peuple arménien s’est dispersé à travers le monde, il est difficile de témoigner. Les vies se reconstruisent, beaucoup parviennent, en Europe, en Amérique ou ailleurs, à obtenir un statut social, et il est très difficile de faire parler ces familles. Les témoignages recueillis dans les années 1980 par Jacques Kebadian, que l’on découvre dans ses films [2] sont ainsi frappants de pudeur, les survivants, sous l’œil de la caméra refusant souvent de raconter.
Le deuxième obstacle majeur est, toujours, l’accès aux sources. L’historien turc Taner Akçam évoque le manque d’attention porté par les spécialistes aux documents administratifs et judiciaires à la sortie de la Grande Guerre. Il explique cependant ce manque d’intérêt par deux problèmes qui se posent encore aujourd’hui : nous ignorons où se trouve l’intégralité des archives judiciaires, et les matériaux existants sont dispersés et incomplets.
Dès lors, à partir de quoi et comment travaille la recherche scientifique lorsqu’elle aborde ce sujet ?
Jusque tard, la génération survivante a essayé d’oublier et s’est révélée réticente à témoigner de ce qu’elle a vécu. Après les grands procès d’Istanbul, ce sont les descendants qui se sont davantage penché sur cette question ; des descendants qui, eux, se trouvent dans le besoin de parler du traumatisme familial. S’il est difficile de témoigner au grand jour, il apparait cependant que beaucoup d’enfants de survivants sont conscients de ce savoir intime, transmis par l’expérience parentale. Le traumatisme traverse donc les générations, et ce sont souvent des chercheurs d’origine arménienne, en quête de racines et de réponses, qui s’intéressent à ce sujet.
Il est important de ne pas oublier l’appartenance au champ anthropologique du groupe de ces chercheurs, mais aussi de ces artistes ou des poètes, pour saisir les objectifs de recherche, les tâtonnements de chacun dans cette entreprise de restitution, qui ne peut pas effacer tout caractère subjectif à l’expression du massacre, quelque brutes que soient les sources.
Depuis quelques années cependant, et de plus en plus aujourd’hui, de nombreux chercheurs américains, européens mais aussi turcs interrogent l’histoire arménienne.
Pour parler des événements, deux grandes tendances se distinguent. Mais toutes deux partent d’un même matériau : l’archive. L’archive est un matériau politique, anthropologique, mais aussi esthétique et conceptuel. Certains chercheurs font un travail de fond fondamental pour rendre accessible les sources primaires et les archives. À partir de ces faits bruts, d’autres écrivent. On peut alors distinguer une conception objectiviste de l’histoire, centrée avant tout sur le document ou le recueil de faits bruts comme preuves, et une forme plus subjective du témoignage.
Retracer l’histoire de l’Arménie signifie se confronter à des problèmes de fragmentation des sources et à des questions idéologiques. L’histoire de l’Arménie est un objet qui ne peut se saisir dans la continuité, mais davantage dans « des lignes de fuites, des marges, des entre-deux favorisant ces « jeux d’échelle » qui déconstruisent cette idée d’un continuum lisse » [3]. Les recherches oscillent donc de manière générale entre la question du patrimoine, celle de l’histoire collective et du territoire arménien. Historiens et anthropologues, qui tentent de retracer l’histoire du peuple des origines à aujourd’hui, se retrouvent, par manque de source, face à une mythologie de l’histoire, arrachée aux grecs et aux romains jusqu’au Ve siècle, entretenue dans des sources écrites en lettres arméniennes [4], puis alimentée par les exils multiples que le peuple a connu au cours des siècles – jusqu’à nos jours.
Au risque de tomber dans une perspective essentialiste de l’histoire, posant la légitimité des mythes nationaux comme mémoire d’un peuple glorieux et puissant en son temps, l’écriture en marche de l’histoire tente de faire parler les sources pour exposer les conséquences d’un désastre qui a démantelé la représentation du peuple arménien.
Le mythe et le territoire tiennent une grande part également de la problématique anthropologique. Le point de vue spatial des populations sur les terres reconquises et reperdues se mêle aux imaginaires et à l’impression d’avoir été dépossédé de tout. Ces nombreuses recherches menées sur la construction des imaginaires nationaux, qui là encore n’a rien du continu et tout du fragmentaire, permettent d’expliquer la logique de l’identité arménienne, née d’une effervescence collective des années 1920 chez les survivants lorsqu’ils ont cherché à poser les nouvelles fondations de leur communauté sur l’idée d’un recommencement « collectif », et qui a traversé les générations jusqu’à aujourd’hui.
Ce « signifiant identitaire » [5] se réfère à l’existence d’un langage mythologique, symbolique, qui demeure d’une génération à l’autre malgré les exils ou le gouffre – ce gouffre auquel fait référence Haroutioun dans l’enquête que lui consacre Martine Hovanessian [6]. Une autre pratique de la recherche sur la question arménienne consiste donc à retrouver ce signifiant identitaire, à donner la parole à ceux qui savent, à laisser éclater la subjectivité où elle doit s’exprimer. Haroutioun est un rescapé du massacre de 1915, et exilé loin de son territoire. À partir des années 80, tant en littérature que, comme nous allons le voir, à l’image, la collecte des récits de vie devient un passage indispensable à la construction d’une mémoire. Dans ces histoires personnelles, subjectives, l’effondrement d’une vie ; mais aussi le besoin de rétablir le sens d’une histoire, pour que la descendance, finalement, se réapproprie la place qu’ils ont perdue avec le massacre, en s’exilant.
Les anthropologues qui interrogent ces mémoires vivantes constatent une circularité dans les démonstrations, qui pose le paradigme de la rupture au centre du maintien de l’identité arménienne. Une fois encore, il semble que seule l’écriture d’une histoire et l’établissement d’une mémoire collective approuvée par tous peuvent permettre de dépasser cette rupture et parler au futur.
Mais le domaine le plus intéressant par lequel circulent les témoignages et les réflexions subjectives sur la question du massacre arménien est sans doute le domaine des formes esthétiques. Qu’il s’agisse de littérature ou d’images, animées ou non, les œuvres expriment et transmettent la douleur et permettent de prendre émotionnellement conscience de l’ampleur du trauma. C’est un corps affecté qui exprime sa vérité subjective qui se donne à voir dans la forme du témoignage écrit ou dans les productions plastiques.
En littérature, les témoignages de la romancière Zabel Essayan, considérée par la diaspora comme d’une des premières femmes de lettre de sa génération, qui a sillonné le monde pour la défense de son peuple, sont très importants pour le peuple arménien. Elle décrit l’univers de souffrance qui se présente à elle, et c’est sans doute sa capacité d’empathie qui se révèle être l’outil de transmission le plus efficace quand la raison défaille. De la même façon, le poète Missak Manoukian, résistant durant la Seconde Guerre mondiale, et né en 1906, a été témoin des massacres, et est resté traumatisé ; il commence à écrire des poèmes à douze ans, nous laissant un témoignage remarquable pour saisir la douleur des survivants.
Parmi les images, les films de Jacques Kebadian, l’un des premiers à interroger dans les années 1980 les témoins orphelins, ont permis, des dizaines d’années plus tard, de lever l’oubli et le déni, pour le témoin lui-même et pour sa descendance. La parole est difficile mais elle est là ; des films comme Buvards (1980), Arménie 1900 (1981) ou Sans retour possible (1983) réalisé avec le concours de Serge Avédikian, puis dix ans plus tard Mémoire Arménienne offrent un visage aux victimes anonymes. À la suite de Kebadian et Avédikian, les cinéastes se multiplient pour recueillir, chacun avec une esthétique particulière, ces témoignages douloureux : Atom Egoyan, Yervant Gianikian, Artavazd Péléchian…
Pour diffuser ces images, et offrir une tribune aux films de fiction arméniens, Jacques Kebadian fonde avec une équipe dans les années 1980 l’Association Audiovisuelle Arménienne. Elle programmait notamment, durant deux semaines par an pendant plusieurs années, un festival du film arménien. Des premiers films muets aux dernières productions, il remettait à l’honneur des génies reconnus comme Sergei Paradjanov, et donnait une place au cinéma contemporain. Les années 1980 apparaissent véritablement comme le renouveau de la recherche et de l’intérêt des intéressés pour la cause arménienne : il aura fallu laisser passer les générations pour que l’on se penche à nouveau sur la brèche de cette histoire sans mémoire.
La recherche, encore aujourd’hui, est parfois tâtonnante, parce que délicate et risquée : risquée parce que les termes à partir desquels travaillent les spécialistes ne sont pas encore universellement définis. La question de la reconnaissance du « génocide » par de nouveaux États le 24 avril prochain permet d’ouvrir des débats et de rappeler les enjeux diplomatiques d’une telle reconnaissance. Ces difficultés à surmonter pour la communauté arménienne expliquent que les recherches, les débats et les témoignages se poursuivent, encore aujourd’hui, à destination de prouver ce qui n’est pas considéré par tous. De nombreux colloques et groupes de recherches sont programmés autour des événements du 24 avril 2015 ; cent ans après, la mémoire demeure en construction.
Bibliographie :
Ouvrages d’histoire ou sommes d’archives :
– Hamit Bozarslan, Histoire de la Turquie. De l’Empire à nos jours, Paris, Tallandier, 2013.
– Raymond Kevorkian, Le Génocide des Arméniens, Paris, Seuil, 2006.
– Raymond Kevorkian, Yves Ternon, Mémorial du génocide des Arméniens, Paris, Seuil, 2014.
– Gérard Labardian, L’Arménie moderne : historie des hommes et de la notion, Karthala, 2008.
Annie et Jean-Pierre Mahé, Histoire de l’Arménie, des origines à nos jours, Paris, Perrin, 2012.
– Laure Marchand, Guillaume Perrier, La Turquie et le fantôme arménien, Paris, Actes Sud, 2013.
– Yves Ternon, Gérard Chaliand, 1915, le génocide des Arméniens, Paris, Complexe, 2006 (1980).
– Éclats d’Arménie, revue CHIMÈRES n°63, Paris, hiver 2006.
Témoignages ou études de cas :
– Fethiyé Cetin, Le Livre de ma grand-mère, Paris, Aube, 2006.
– Martine Hovanessian, Le Lien communautaire : trois générations d’Arméniens, Paris, L’Harmattan, 2007 (1991).
– Laurence Ritter, Max Sivaslian, Les Restes de l’épée : les Arméniens cachés et islamisés en Turquie, Paris, Thaddée, 2012.
Mathilde Rouxel
Suite à des études en philosophie et en histoire de l’art et archéologie, Mathilde Rouxel a obtenu un master en études cinématographiques, qu’elle a suivi à l’ENS de Lyon et à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth, Liban.
Aujourd’hui doctorante en études cinématographiques à l’Université Paris 3 – Sorbonne Nouvelle sur le thème : « Femmes, identité et révoltes politiques : créer l’image (Liban, Egypte, Tunisie, 1953-2012) », elle s’intéresse aux enjeux politiques qui lient ces trois pays et à leur position face aux révoltes des peuples qui les entourent.
Mathilde Rouxel a été et est engagée dans plusieurs actions culturelles au Liban, parmi lesquelles le Festival International du Film de la Résistance Culturelle (CRIFFL), sous la direction de Jocelyne Saab. Elle est également l’une des premières à avoir travaillé en profondeur l’œuvre de Jocelyne Saab dans sa globalité.
Notes
[1] Fawwaz Traboulsi, « Les guerres libanaises : sur la nécessité de se souvenir et le besoin d’oubli », in. Franck Mermier, Christophe Varin (dir.), Mémoires de guerres au Liban, ed. Sindbad/Actes Sud, 2012, p.196.
[2] Mémoire Arménienne, Sans retour possible, Éclats d’Arménie… Voir développement consacré à l’esthétique de l’image.
[3] Martine Hovanessian, « Des sommes d’identités narratives : vers la promesse rêvée d’un corps de l’écriture », Éclats d’Arménie, p.99.
[4] L’alphabet arménien est né au Ve siècle.
[5] Concept de Michel De Certeau, in. « Économies ethniques : pour une école de la diversité », Annales E.S.C., 1986, 41e année, n° 4, p. 789-815.
[6] Martine Hovanessian, Le Lien communautaire : trois générations d’Arméniens, Paris, L’Harmattan, 2007 (1991), 326 p.
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