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Yémen : des fractures toujours ouvertes

Par Corentin Denis
Publié le 20/11/2014 • modifié le 21/04/2020 • Durée de lecture : 11 minutes

Un imamat chiite millénaire

Le Yémen, connu sous le nom d’Arabie heureuse (Arabia felix) dans l’Antiquité, est un royaume important au cours du premier millénaire avant J.-C. Le royaume de Saba est même mentionné dans la Bible et le Coran. Le chapitre 10 du premier livre des Rois raconte la visite de la reine de ce royaume au roi Salomon. Le texte présente une reine de Saba arrivant à Jérusalem accompagnée d’une suite particulièrement fastueuse de « chameaux chargés d’aromates, d’or en énorme quantité et de pierres précieuses. » Elle assiste aux cérémonies religieuses, s’entretient avec le roi Salomon et semble repartir convaincue par la religion de Yahvé. L’archéologie ne permet pour l’instant pas de faire la part entre la légende et la réalité. Les récits sont parfois contradictoires et les sources ne permettent pas de datations précises. Cependant, les restes archéologiques visibles dans des villes comme Ma’rib attestent de l’existence de temples autour de 1000 avant J.-C. et d’un essor architectural ancien.

Les populations de l’actuel Yémen sont islamisées au cours des premières conquêtes menées par le prophète Mahomet, vers 630-631. L’apparition de l’islam ne bouleverse pas les cadres sociaux d’une région déjà imprégnée de monothéisme : le judaïsme s’y est déjà implanté et reste présent sur le territoire jusqu’au XXème siècle [1].

La véritable fracture apparaît avec l’arrivée du chiisme à la fin du IXème siècle. En 897, Yahyâ ibn Husayn se rend dans la région de Sada à l’invitation des tribus de la région. Il vient avec l’objectif d’établir la paix entre les tribus en guerre, comme le prophète plus de 250 ans auparavant. Il réussit à rallier les chefs de tribus autour de sa doctrine politique et religieuse et se fait désigner imam. L’imamat zaydiste, régnant sur le nord du Yémen jusqu’en 1962 malgré quelques interruptions, diffère des régimes sunnites voisins par la manière dont il envisage le pouvoir.
La doctrine du zaydisme a été développée par Zayd, le cinquième imam pour les chiites. Il est l’arrière petit-fils d’Alî ibn Abî Talîb, le cousin et gendre de Mahomet. Comme les autres branches du chiisme, le zaydisme considère qu’Alî aurait dû hériter du califat et il reconnaît la légitimité de tous les descendants du prophète par Alî et Fatima à gouverner la communauté des croyants. La doctrine zaydite rejette par ailleurs le principe dynastique dans la transmission du pouvoir, préférant confier à la communauté le choix comme de celui des candidats à l’imamat qui excelle par le courage et le savoir. La désignation de l’imam est donc l’objet de négociations entre les tribus qui se partagent le pouvoir sur la région et l’autorité du candidat désigné reste relativement faible. Le zaydisme se rapproche cependant du sunnisme par son rejet des dimensions les plus mystiques du chiisme, de la croyance en un imam caché et de l’idée que certaines interprétations du Coran sont occultées [2].
Pendant que le chiisme se répand dans les montagnes du nord, la dynastie fondée par le gouverneur Muhammad ibn Ziyâd, envoyé par le calife abbaside de Bagdad au début du IXème siècle règne sur les régions méridionales de l’actuel Yémen. Les souverains parviennent à y imposer l’ordre en s’appuyant sur les esclaves-soldats venus de l’autre côté de la mer Rouge et accroissent leur autonomie par rapport au calife de Bagdad. La dynastie sunnite des Ayyûbides prend le pouvoir dans les régions sud après les conquêtes de Saladin au XIIème siècle, suivie par les dynasties issues des Mamelouks d’Égypte. Les dynasties étrangères installées au sud développent l’agriculture dans les plaines de la Tihâma et permettent un essor économique de la région.
La dichotomie entre un Nord zaydite, tribal et économiquement précaire et un Sud sunnite florissant s’approfondit au cours des siècles. Le chiisme est aujourd’hui pratiqué par 40 à 45% du Yémen et surtout implanté dans la partie nord du pays (voir carte 1) alors que le sud est sunnite, principalement affilié à l’école chaféite.

Les marques de la conquête ottomane et de la colonisation britannique

Les premières conquêtes des Ottomans, une tribu turque venue de Turquie, remontent XVIème siècle. En 1538, ils occupent Aden, Zabîd et la Tihâma, entrainant l’effondrement du pouvoir Mamelouk au Yémen. Profitant de l’incapacité de l’imam zaydite à rallier les tribus du nord, les Ottomans occupent Saada et forcent l’imam à se rendre. Cependant, l’imam zaydite al-Qâsim et ses successeurs lancent la révolte contre les Turcs ottomans et les chassent du Yémen en 1635. L’imam règne désormais sur l’ensemble du Yémen actuel. Un système dynastique se met en place, le souverain est plus fort et l’imamat mieux organisé que par le passé.

L’arrivée de l’empire britannique et le retour simultané de la puissance ottomane mettent fin à cet âge d’or de la dynastie zaydite. En 1839, les Britanniques prennent Aden, le principal port d’Arabie qui leur garantit un accès à l’Inde. Dans la deuxième moitié du XIXème siècle, ils étendent leurs possessions à la région de l’Hadramaout et à l’île de Socotra. Les Ottomans, de leur côté, prennent Zabîd, Hodeïda et la Tihâma à partir de 1849. La frontière entre les possessions ottomanes et britanniques est établie par des accords en 1902-1904.

Malgré la présence ottomane, les imams zaydites continuent de revendiquer leur autorité. Une grande révolte éclate en 1904 et menace certaines place-fortes ottomanes. Le pouvoir accorde à l’imam Yahyâ l’autonomie de la région zaydite des montagnes du nord. Après la défaite de l’Empire ottoman dans la Première Guerre mondiale, Yahyâ parvient à unifier la région qui constituera le Yémen du Nord en suscitant un élan national mais il se heurte à la Grande-Bretagne, solidement implantée à Aden, et à l’expansion du monarque wahhabite Abd al-Aziz ibn Saoud vers l’Asir à partir de 1926. Les Yéménites doivent reconnaître la souveraineté saoudite sur l’Asir et les villes de Jizan et Nadjran, pourtant historiquement yéménites.

Carte 1 : le Yémen sous domination ottomane et britannique et l’indépendance de deux États

Les combattants houthistes gardent aujourd’hui la mémoire de l’âge d’or de l’imamat zaydite, sa capacité à s’imposer à l’ensemble du Yémen malgré l’importance du sunnisme. Les slogans anti-américains abondamment utilisés par les militants chiites visent à rappeler le rôle historique de cette minorité face aux puissances étrangères qui ont essayé de prendre le contrôle de la région.

De la rivalité des deux Yémen à l’unification du pays

L’imam Yahyâ ayant été assassiné en 1948, son fils Ahmad lui succède et s’impose face aux tribus dissidentes et à l’opposition de militaires et d’intellectuels modernistes influencées par l’Égypte et l’arabisme. Ahmad s’ouvre au monde arabe en pleine effervescence nationaliste et de 1958 à 1961, le Yémen du Nord rejoint la République arabe unie avec l’Égypte et la Syrie. Cependant les tensions continuent à s’aggraver dans les dernières années du règne d’Ahmad. En septembre 1962, sa mort est immédiatement suivie d’une intervention d’un groupe d’officiers, qui font bombarder le palais de l’imam et proclament la fin de l’imamat zaydite, alors vieux de plus d’un millénaire.

Le coup d’État provoque une guerre civile, qui oppose pendant sept ans les officiers républicains soutenus par les citadins et la majorité des sunnites aux partisans de l’imamat, c’est-à-dire la plupart des tribus zaydites. Tandis que l’Égypte nassérienne intervient militairement pour soutenir le camp républicain, les royalistes peuvent compter sur l’Arabie saoudite et la Jordanie, et bénéficient d’un appui discret du Royaume-Uni depuis sa colonie d’Aden. La guerre civile se conclut par un compromis entre les deux camps : les royalistes acceptent de renoncer à rétablir l’imamat et les républicains éliminent de leurs rangs les éléments radicaux baasistes, marxistes et nassériens. Une république conservatrice est mise en place et les royalistes sont intégrés à un exécutif largement affaibli. Les premières élections législatives confirment l’influence des notables tribaux traditionnels à l’échelle locale.

Dans la partie sud du Yémen, les partis politiques et des syndicats d’Aden intensifient leur contestation de la puissance coloniale britannique au début des années 1960. Des révoltes tribales éclatent dans l’arrière-pays en 1963, encouragées par les républicains du nord, et sont durement réprimées par les autorités coloniales. La lutte armée contre les Britanniques se structure en 1963 avec la création de Front national de libération (FNL), responsable de plusieurs attentats, donc celui visant le haut-commissaire britannique à Aden. Les Britanniques annoncent qu’ils accordent l’indépendance en 1967 et renoncent à maintenir leur base militaire au Yémen. Des affrontements continuent entre les nationalistes modérés et le FNL mais ce dernier l’emporte rapidement et proclame la République populaire du Sud-Yémen. Les nationalisations et la réforme agraire s’accompagnent de vastes purges au sein de l’armée et de l’appareil d’État. L’URSS apporte rapidement tout son soutien à ce nouveau membre du camp socialiste.

La République démocratique et populaire du Yémen (RDPY) et le Royaume Arabe du Yémen (RAY), dont l’homme fort est Ali Abdallah Saleh, président du RAY depuis 1978 puis du Yémen unifié jusqu’en 2012, s’affrontent à plusieurs reprises. Une première guerre éclate en 1972 avant que la conférence du Caire ne pose les premiers jalons de l’unité. Des tensions politiques et sociales, liées à l’extrême pauvreté du pays déstabilisent la RDPY et conduisent à une guerre civile de grande ampleur en 1985-1986, au cours de laquelle plus de 10 000 personnes sont tuées. Suite à la guerre et malgré les conflits frontaliers qui continuent en 1988, les efforts pour l’unification du pays s’intensifient.

L’unification du Yémen a finalement lieu en 1990. Le pays est alors dirigé par une coalition composée de responsables politiques de la RDPY et du RAY. Ainsi Saleh devient président du Yémen et le président de la RDPY devient son Premier ministre. Contrairement à l’unification de l’Allemagne à la même époque, l’unification du Yémen a suscité de graves tensions. Au printemps 1994, suite à la défaite électorale du Parti socialiste yéménite, les dirigeants du Yémen Sud tentent même de refaire sécession. Une nouvelle guerre civile se conclut par la défaite des socialistes du Sud et la prise d’Aden par les troupes du président Saleh.

Les multiples guerres civiles ont empêché le Yémen de profiter de son indépendance puis de son unification pour prendre son essor. L’économie du pays peine toujours à se relever des conflits et le niveau de vie reste très bas : le Programme des Nations unies pour le développement classe le Yémen 154ème (sur 187) en terme d’indice de développement humain, en raison notamment d’un faible accès à l’éducation.

Une difficile transition

Le conflit opposants les houthistes au gouvernement dans le Nord du pays commence en 2004. Les houthistes sont issus des tribus zaydites soutenant le prédicateur Hussein Al-Houthi, le chef historique du mouvement abattu par les forces gouvernementales et auquel son frère a succédé. Les combattants venus des montagnes du Nord se sentent marginalisés, sur le plan religieux mais aussi économiquement et politiquement. La perte des cadres traditionnels et de la force intégratrice des tribus est mal vécue par les nostalgiques de l’imamat. La république qui a aboli l’imamat en 1962 n’a effectivement pas tenu ses promesses. La rébellion vise le président Saleh qui leur semble avoir abandonné sa propre affiliation zaydite au profit d’une identité musulmane plus large, partagée par les élites et une large partie de la population [3].

Au même moment, l’organisation terroriste Al-Qaida fait parler d’elle dans le sud-est du pays. L’attentat contre le destroyer américain USS Cole dans le port d’Aden en 2000 est un premier signal. D’autres attaques visent les intérêts occidentaux et plusieurs touristes sont assassinés au cours des années 2000. Le président Saleh choisit alors de s’engager aux côtés des États-Unis dans la lutte contre le terrorisme afin de recevoir un soutien de la communauté internationale. Des attaques de drones ont récemment été conduites pour exécuter des chefs d’Al-Qaida dans les camps d’entrainements localisés dans les régions de moyenne montagne du centre et de l’est du pays. Mais l’ingérence états-unienne est critiquée par les sunnites comme par les rebelles chiites, qui recherchent plutôt des soutiens du côté de l’Iran et du Hezbollah.

Densément peuplé par rapport à ses voisins avec 24 millions d’habitants, le Yémen connaît une situation économique et sociale très difficile. Plus de la moitié de la population vit sous le seuil de pauvreté, 45% de la population est en situation d’insécurité alimentaire et les ressources en eau sont réduites [4]. La colère de la population se cristallise contre le président Saleh, qui prévoit d’amender la Constitution afin de pouvoir rester président à vie ou, à défaut, de laisser son fils lui succéder. Le printemps arabe atteint le Yémen et plusieurs manifestations sont réprimées dans le sang en mars 2011.

L’intensification de la contestation oblige Saleh à accepter un plan élaboré par le Conseil de coopération du Golfe et à renoncer au pouvoir en décembre 2011. Les élections de février 2012 portent à la présidence l’ancien vice-président, Abd Rab Mansour Hadi, qui constitue une coalition d’unité nationale. Le parti Al-Islah, émanation locale des Frères musulmans jouent un rôle prépondérant dans le gouvernement mis en place. Alors que les rebelles zaydites ont repris les combats tandis que les attentats islamistes se multiplient, il paraît évident que le gouvernement transitoire à échouer à réaliser son objectif de pacification du pays.

En septembre 2014, les rebelles houthistes parviennent à prendre le contrôle de la capitale, Sanaa, profitant du manque d’autorité du nouveau président. Ils mettent ainsi fin à la domination des Frères musulmans et de leurs alliés tribaux. La prise de la capitale à été relativement aisée : une partie de la population, même sunnite, a en effet rapidement adhéré aux revendications politiques et sociales des houthistes (contre la hausse des prix du carburant et la baisse du pouvoir d’achat, contre la corruption du gouvernement, pour le partage du pouvoir). La communauté internationale a préféré soutenir la conciliation plutôt que de condamner la rébellion. La situation dans la capitale s’est apaisée avec la formation d’un nouveau gouvernement comprenant à la fois des proches de l’ancien président Saleh et des soutiens de la rébellion zaydite. Entre-temps, les zaydites ont continué leur progression, prenant le port stratégique de Hodeida en octobre et continuant vers la province centrale de Dhamar.

Les affrontements à travers le pays tournent à l’affrontement confessionnel entre sunnites et chiites. Malgré la dimension politique de la révolte, les houthistes ont d’abord un ancrage confessionnel, renforcé par leur lien avec l’Iran chiite. En face, la branche d’Al-Qaida dans la péninsule arabique (AQPA) prétend désormais prendre le relai d’une armée régulière défaillante pour endiguer l’avancée zaydite et protéger les populations sunnites, tout en multipliant les attentats contre les lieux de pouvoirs et les populations chiites.

Carte 2 : la déstabilisation du pays par la rébellion houthiste et le terrorisme islamiste

L’histoire du Yémen explique les frontières intérieures, les fractures qui traversent la société contemporaine. La frontière politique qui a séparé le Nord républicain et conservateur d’un Sud tardivement décolonisé et devenu socialiste, historiquement plus pauvre, reste dans les mémoires. La fracture confessionnelle est aujourd’hui le plus souvent mise en avant alors que la rébellion chiite revient sur le devant de la scène. Mais elle ne doit pas occulter la rupture tout aussi fondamentale entre les élites qui constituaient l’entourage du président Saleh et les populations des régions rurales et montagneuses, sunnites comme chiites, devenues nostalgiques des anciens cadres religieux et tribaux d’identification et d’intégration.

Lire sur ce thème sur Les clés du moyen-Orient :
 Pour comprendre l’actualité du Yémen : Yémen, une histoire longue de la diversité régionale (de l’Antiquité au XIXe siècle)
 République Arabe du Yémen (Yémen du Nord), 1970-1990
 Le Yémen de l’imam Yahya (1918-1948) : la difficile création d’un Etat moderne
 Fin de l’imamat zaydite au Yémen (1948-1962)
 Guerre civile au Yémen du Nord (1962-1970)
 Le Yémen, prochain champ de bataille du Moyen-Orient ? Entretien avec Benjamin Wiacek, rédacteur en chef de La Voix du Yémen
 SPECIAL CRISE AU MOYEN-ORIENT ET AU MAGHREB : LE YEMEN

Bibliographie :
 BONNENFANT Paul (dir.), La Péninsule arabique d’aujourd’hui, Paris, Éditions du CNRS, 1982.
 LAURENS Henry, Paix et guerre au Moyen-Orient, Paris, Armand Colin, 2005 (1999).
 LEMARCHAND Philippe (dir.), Atlas géopolitique du Moyen-Orient et du monde arabe, Paris, Éditions complexes, 1994.
 Le Monde, Radio France International, Agence France Presse, Le Monde diplomatique, Yemen Times, Al-Jazeera English.

Publié le 20/11/2014


Élève à l’École normale supérieure, Corentin Denis s’intéresse à l’histoire et à la géopolitique du Moyen-Orient. Il met en œuvre pour les Clés du Moyen-Orient les méthodes d’analyse et de cartographie employées dans le cadre d’un mémoire de master de géopolitique portant sur l’Océan Indien.


 


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