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Une transition démocratique nouvelle, des tensions anciennes : retour sur les élections législatives et présidentielles tunisiennes

Par Nicolas Hautemanière
Publié le 06/01/2015 • modifié le 23/04/2020 • Durée de lecture : 9 minutes

Tunisian President Beji Caid Essebsi ® shakes hands with prime minister designate Habib Essid during a meeting on January 5, 2015 at the Carthage Palace in the capital Tunis. The ex-interior minister Habib Essid, who held a number of posts under toppled dictator Zine El Abidine Ben Ali, has been tasked with forming a government, he told reporters after his meeting with Essebsi who last month won Tunisia’s first free presidential election.

AFP PHOTO / FETHI BELAID

Un cycle électoral fortement bipolarisé

Comprendre les élections présidentielles tunisiennes implique tout d’abord de revenir sur leur déroulement, leurs acteurs et leurs enjeux. La fin d’année 2014 a été marquée par une succession de trois scrutins électoraux. Le 26 octobre, les électeurs tunisiens ont été appelés aux urnes pour élire leurs députés à l’Assemblée des représentants. Un mois plus tard, le 23 novembre, avait lieu le premier tour des élections présidentielles. Le 21 décembre a enfin été tenu le second tour des présidentielles, pour une entrée en fonction du Président au 1er janvier 2015. Le fait que les élections législatives aient été tenues avant les présidentielles n’est en rien un hasard : l’adoption de la nouvelle Constitution tunisienne le 27 janvier 2014 a occasionné la transformation du régime présidentiel de l’époque de Bourguiba (1957-1987) et de celle de Ben-Ali (1987-2011) en un régime semi-parlementaire, dans lequel c’est moins le Président de la République que le Premier ministre, responsable devant l’Assemblée des représentants, qui mène la politique du gouvernement et occupe les premiers rangs de la scène politique nationale. L’enjeu était, aux yeux des constitutionnalistes tunisiens, de mettre fin à « l’hypertrophie » de la fonction présidentielle caractérisant le régime depuis l’indépendance du pays. Néanmoins, la très forte personnalisation des élections autour des candidats à la présidence invite à penser que cette transformation mettra du temps à s’installer dans les mœurs tunisiennes.

L’ensemble du cycle électoral a en effet été dominé par deux personnalités fortes. La première de ces personnalités est Beji Caid Essebsi. Son visage est bien connu des Tunisiens : Caid Essebsi appartient en effet aux élites politiques traditionnelles du pays. Âgé de 88 ans, il est issu d’une famille fortement intégrée dans l’ancienne administration ottomane. Il a lui-même exercé la fonction de ministre de l’Intérieur sous Bourguiba, avant d’être Président du Parlement sous Ben Ali et d’occuper la charge de Premier ministre de transition du 27 février au 24 décembre 2011, après le départ de l’ancien Président tunisien. Appuyé sur le parti Nidaa Tounès, qu’il a lui-même fondé en 2012, il a su rassemblé autour de lui une famille politique disparate, pour partie composée des anciens membres du parti politique de Ben Ali, aujourd’hui dissout, le Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD), mais aussi issue des acteurs anti-islamistes de la révolution de 2011 [1]. Son triomphe aux élections a été total : le Nida Tounès est en effet devenu le premier parti politique tunisien avec 86 sièges sur 217 à l’Assemblée des représentants. Dès le premier tour des élections présidentielles, Caid Essebsi a rassemblé 39,46% des voix. Un score qui ne laissait guère planer de doute sur l’issue du second tour des élections, remporté par le chef de Nidaa Tounès avec 55% des suffrages exprimés. Sa victoire doit être comprise dans le contexte international très tendu qui caractérise la région. La dissolution de l’autorité de l’Etat en Libye a fait craindre une montée en puissance du terrorisme, tandis que le renversement de Mohammed Morsi en Egypte et son remplacement par le général Al-Sissi a bouleversé les équilibres politiques régionaux. Dans ce contexte, Caid Essebsi s’est largement fait élire sur ses engagements de lutte contre le terrorisme et sur la promesse d’un alignement diplomatique sur l’axe régional constitué par l’Egypte, l’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis, rompant avec l’alliance turque soutenue par son rival, Moncef Marzouki.

Moncef Marzouki, président sortant, et membre du parti Congrès pour la République (CPR), aura effectivement été le grand opposant à Caid Essebsi à la présidentielle. Il est originaire du Sud du pays et revendique l’appartenance de son père à la mouvance dite yousséfiste, du nom de Salah Ben Youssef, opposant historique à Bourguiba, assassiné en 1961 au terme d’une guerre civile ayant provoqué des milliers de morts dans le pays. Moncef Marzouki s’est volontiers présenté comme le « défenseur de la révolution » face aux conservateurs du parti Nidaa Tounès. Ses prises de position radicales, aux allures plus sociales que celles de Caid Essebsi, lui ont permis de rassembler autour de lui les voix, surtout masculines, des électeurs issus des milieux défavorisés, notamment du Sud et Sud-Est du pays. Son échec sur le front de l’emploi ainsi que les réserves du grand parti Ennahda quant à l’opportunité de soutenir ou non la candidature de Moncef Marzouki à l’élection présidentielle, sur lesquelles nous reviendrons, s’ajoutant à un contexte international défavorable, l’ont empêché de conserver son poste de Président pour un second mandat. Son parti, le CPR, n’a décroché que quatre sièges à la chambre des représentants ; tandis que son allié incertain, le parti Ennahda, a perdu 20 représentants à l’Assemblée, et n’est plus représenté que par 69 députés. Au premier tour de l’élection présidentielle, Moncef Marzouki n’a lui-même recueilli que 33,43% des voix, et a dû s’incliner au second tour, en n’attirant à lui que 45% des électeurs.

Au-delà de la victoire de Caid Essebsi sur Moncef Marzouki, qui n’est en soi guère étonnante au regard du contexte politique et économique que nous avons évoqué, c’est la bipolarisation des élections autour de ces deux personnages qui peut étonner. En effet, l’organisation des élections avait été marquée, dans un premier temps, par une profusion tout à fait remarquable des candidats. L’Instance supérieure indépendante pour les élections avait enregistré 70 candidatures, parmi lesquelles 26 furent finalement retenues et 22 portées jusqu’au terme du cycle électoral [2]. Dans une telle situation, il est étonnant que deux candidats aient rassemblé à eux seuls 73% des bulletins exprimés. Même son de cloche aux élections législatives, où le troisième parti, l’Union patriotique libre, n’a pu obtenir que 18 sièges, en dépit d’un mode de scrutin semi-proportionnel plutôt favorable. Une analyse de la cartographie électorale montre qu’à cette bipolarisation Essebsi/Marzouki correspond une dichotomie Nord/Sud particulièrement claire. Cette dichotomie ancre la rivalité des deux personnages dans des conflits et des tensions beaucoup plus anciennes, qui constituent la clé de compréhension de la bipolarisation de la vie politique du pays.

Anciens clivages et tentatives d’apaisement des conflits

Les élections présidentielles et législatives ont ainsi cristallisé une série d’antagonismes politiques, culturels et sociaux se superposant à une opposition géographique entre les grandes villes littorales du Nord et le Sud sahélien, palpable depuis l’indépendance de la Tunisie. L’existence d’un Nord pro-Essebsi et d’un Sud pro-Marzouki et favorable au groupe Ennahda révèle ainsi une fracture plus large au sein de la société tunisienne.

Carte : Le clivage Nord/Sud de la Tunisieau prisme du premier tour des élections à la Présidence de la République (23 novembre 2014)

L’un des aspects les plus saillants de cette opposition constitue le rapport qu’entretiennent les groupes sociaux concernés à l’islam politique. Lors de la campagne électorale, on a assisté, dans le Sud-Est du pays, à l’éclatement de manifestations importantes faisant suite à des propos du candidat Essebsi assimilant les électeurs de Marzouki à des islamistes extrémismes [3]. Ces événements révèlent l’existence de deux visions antagonistes de la place de l’islam dans la société tunisienne. Ils traduisent, aussi, une méfiance réciproque des deux parties, dont on avait déjà vu les conséquences avec le relatif retrait d’Ennahda de la scène politique. Très bien ancré dans le Sud du pays grâce à un important réseau de charité et de distribution d’aides sociales, le parti avait tout à fait la possibilité de présenter un candidat aux élections présidentielles, mais a choisi de ne nommer ni de soutenir aucun candidat pour ce scrutin. Derrière cette stratégie, il faut sans doute voir la peur des dirigeants du parti qu’un trop grand succès aux élections ait pour conséquence une répression forte du parti, sur le modèle de ce qui s’est passé en Egypte avec les mesures d’Al-Sissi à l’encontre des Frères musulmans. Le souvenir des élections législatives d’avril 1989 est également dans tous les esprits. Ennahda y avait obtenu de très bons résultats (de l’ordre de 20 à 25% des voix) et avait payé ce relatif succès par une éradication en règle de ses cadres par le régime de Ben Ali. C’est pour éviter de telles déconvenues que les dirigeants d’Ennahda ont choisi de jouer la carte de la confiance à Essebsi, en ne soutentant pas officiellement son opposant, Moncef Marzouki. Les manifestations anti-Nidaa Tounès ont cependant montré que cette confiance restait en grande partie à construire pour la base locale et régionale d’Ennahda.

Les oppositions Nord/Sud sont aussi d’ordre économique. Le vote massif pour Marzouki traduit ainsi une certaine peur d’abandon des villes et territoires du Sud du pays au profit de la capitale, Tunis, et des villes littorales du Nord. Il est vrai que de fortes disparités régionales persistent. D’après une enquête menée en juin 2014 par le Bureau international du travail (BIT), le taux de chômage s’élève à 25,7% dans le Sud-Est du pays, contre 21,3% au Nord-Ouest et 17,3% à Tunis [4]. Les différences régionales s’accroissent pour les diplômés. Une enquête récente de l’Observatoire national de la jeunesse tunisien et de la Banque mondiale a ainsi montré qu’un jeune homme de Tunis, diplômé du baccalauréat, avait 26 plus de chance d’accéder à une école de gestion et donc, in fine, à un emploi qualifié, que son homologue de Gabès [5]. Ces disparités régionales ont alimenté une crainte de marginalisation du Sud du pays en cas de victoire de Caid Essebsi à la présidence. Même chez les couches aisées de la population du Sud, cette peur est palpable. Des entretiens menés avec la bourgeoisie de la ville portuaire de Sfax, cœur économique du pays, ont montré combien ses membres pouvaient se sentir menacés par une mise en concurrence avec la bourgeoisie de Tunis : d’après eux, l’élection d’Essebsi à la présidence pourrait se traduire par l’attribution exclusive des marchés publics aux entreprises du Nord du pays [6].

Face à ces méfiances et ces clivages, la grande inconnue reste la volonté et la capacité des élites politiques tunisiennes à mettre en place une politique de consensus permettant au pays de traverser sans heurts la période d’alternance. Lors de son discours d’investiture, Essebsi a envoyé des signaux en ce sens : il a ainsi déclaré vouloir être le Président de « tous les Tunisiens » et a ouvert son discours par une citation du Coran, particulièrement remarquée puisqu’elle émane d’un des partisans de la sécularisation de la vie politique tunisienne. Le bon déroulement des élections – on n’a enregistré que 17 contestations des résultats dans les tribunaux administratifs du pays – semble également rendre possible la réconciliation, et, peut-être, la formation d’une vaste coalition unissant Ennahda et le Nidaa Tounès. Reste à voir si les militants de chacun des partis accepteront un tel rapprochement.

Un enjeu oublié : l’emploi et le chômage des jeunes

Le règlement de cette opposition entre un Nord pro-Essebsi et un Sud pro-Marzouki semble particulièrement urgent dans la mesure où la cristallisation des débats autour de deux personnalités a écarté de nombreuses problématiques du débat politique. La question de la jeunesse et du chômage des jeunes aura ainsi été la grande absente du cycle électoral.

Ce vide est d’autant plus remarquable que c’est cette problématique qui avait initié le processus révolutionnaire et le départ de Ben Ali, le 14 janvier 2011. Or, les difficultés économiques que connaît la jeunesse, loin de s’être résorbées, n’ont fait que s’accentuer. Le chômage de 15-29 ans s’élevait ainsi à 35,2% en fin d’année 2012, contre 25% en 2007. Depuis, si l’on en croit le rapport de la Banque mondiale précedemment cité, peu de choses ont été accomplies : ses rédacteurs estimaient en effet qu’en 2014, « au sens strict du terme, il n’exist[ait] pas une politique d’ensemble pour l’emploi en général et pour l’emploi des jeunes en particulier [en Tunisie] ». Certes, quelques mesures ont été prises : mise en place d’aides à la formation, chèques d’appui à l’emploi, aide au financement des petites entreprises. Néanmoins, aucune politique globale n’a été mise en place. En conséquence, la Banque mondiale conclut son rapport en affirmant que « des dispositions structurelles s’imposent à l’Etat tunisien pour parvenir à un travail décent de sa jeunesse ».

L’absence de représentation des problématiques liées à la jeunesse sur la scène politique nationale a des conséquences directes sur le lien qu’entretient la jeunesse tunisienne avec le régime. Le manque de confiance de la jeunesse en l’Etat ne s’est en rien effacé depuis la révolution : en 2014, 68% des jeunes urbains et 91% des jeunes ruraux refusaient de faire confiance aux institutions politiques. Une défiance qui s’est largement fait sentir lors des élections présidentielles, puisque le taux de participation des 18-40 ans ne s’élevait qu’à 53% des inscrits, contre 64% pour l’ensemble de la population. Peut-être faut-il y voir une conséquence du vieillissement des élites politiques tunisiennes. En effet, alors que les moins de 40 ans représentent 70% de la population tunisienne, ceux-ci ne constituent pas plus de 20% des représentants élus lors des élections législatives. Quoi qu’il en soit, il est certain que le succès du Président Caid Essebsi sur le front de l’emploi des jeunes et de leur intégration dans la société tunisienne sera une condition de la réussite de son mandat, qui prendra fin au terme de l’année 2018.

Lire sur Les clés du Moyen-Orient :
 Entretien avec Jocelyne Dakhlia - Retour sur l’actualité tunisienne depuis 2011
 Entretien avec Tawfik Bourgou - Les défis de la Tunisie
 Droits et libertés : Analyse des avancées de la nouvelle constitution tunisienne

Bibliographie :
 « Tunisie. Première passation démocratique pacifique du monde arabe, à quel prix ? », Le courrier de l’Atlas, 1er janvier 2015, http://www.lecourrierdelatlas.com/856401012015Premiere-passation-democratique-pacifique-du-monde-arabe-a-quel-prix.html, consulté le 3 janvier 2015.
 Enquête menée par l’Institut National de la Statistique en coopération avec le BIT, « Transition vers le marché du travail des jeunes femmes et hommes en Tunisie », disponible sur : http://www.ilo.org/employment/areas/youth-employment/work-for-youth/publications/national-reports/WCMS_247560/lang--fr/index.htm, consulté le 3 janvier 2015.
 Enquête menée par l’Observatoire national de la jeunesse et la Banque mondiale, « Surmonter les obstacles à l’inclusion des jeunes », disponible sur : http://www.onj.nat.tn/index.php/fr/publications/publications-de-l-onj/surmonter-les-obstacles-a-l-inclusion-des-jeunes, consulté le 3 janvier 2015.
 Rapport du groupe de recherche Crisis, « Elections en Tunisie : vieilles blessures, nouvelles craintes », publié le 19 décembre 2014, disponible sur : http://www.crisisgroup.org/fr/regions/moyen-orient-afrique-du-nord/afrique-du-nord/Tunisia/b044-tunisia-s-elections-old-wounds-new-fears.aspx, consulté le 3 janvier 2015.
 Gall Carlotta, « Old-Guard Politician Seen Leading Tunisia’s Interim President in Runoff Election », The New York Times, 21 décembre 2014.
 Tunisie. Première passation démocratique pacifique du monde arabe, à quel prix ??, http://www.lecourrierdelatlas.com/856401012015Premiere-passation-democratique-pacifique-du-monde-arabe-a-quel-prix.html, consulté le 3 janvier 2015.
 La jeunesse tunisienne, une force vive condamnée au sommeil, http://orientxxi.info/magazine/la-jeunesse-tunisienne-une-force,0773, consulté le 3 janvier 2015.
 Tunisia’s Elections : Old Wounds, Future Fears - International Crisis Group, http://www.crisisgroup.org/en/publication-type/media-releases/2014/mena/tunisia-s-elections-old-wounds-new-fears.aspx, consulté le 3 janvier 2015.

Notes :

Publié le 06/01/2015


Nicolas Hautemanière est étudiant en master franco-allemand d’histoire à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales et à l’Université d’Heidelberg. Il se spécialise dans l’étude des systèmes politiques, des relations internationales et des interactions entre mondes musulman et chrétien du XIVe au XVIe siècle.


 


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