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Turquie-Russie : enjeux d’un rapprochement stratégique

Par Nicolas Hautemanière
Publié le 09/12/2014 • modifié le 01/03/2018 • Durée de lecture : 7 minutes

L’abandon de South Stream, une clé de l’alliance entre Turquie et Russie

Alexeï Miller, PDG de la compagnie gazière russe Gazprom, a ainsi déclaré : « South Stream, c’est terminé ». Ce gazoduc qui devait relier la Russie à l’Europe occidentale en passant par la Bulgarie, la Serbie, la Hongrie et la Slovénie, dont la mise en œuvre a activement mobilisé les diplomates européens et russes depuis 2007, ne verra pas le jour. Pourquoi un tel abandon, lorsque l’on considère les 5 milliards de dollars déjà investis pour la construction de ses tronçons russes (sur un budget total estimé à 40 milliards de dollars). Il a rapidement été interprété comme l’ultime conséquence de la dégradation générale des relations politiques et économiques entre la Russie et ses partenaires européens [1]. Cette analyse, pour pertinente qu’elle soit, ne doit pas faire oublier que la décision des responsables russes a été prise de concert avec le président turc, Recep Tayyip Erdogan, dans le but d’affermir les liens entre les deux pays.

South Stream était en effet l’objet d’un contentieux de longue date entre la Turquie et la Russie. Le gouvernement turc craignait que la mise en œuvre d’un tel projet détournât la Turquie des grandes routes Est/Ouest de l’énergie tout en affaiblissant son importance stratégique aux yeux de l’Europe. En conséquence, un projet concurrent avait été soutenu à Ankara : le projet Nabucco, qui devait permettre d’acheminer le gaz azéri, turkmène et iranien vers l’Europe en passant par la Turquie, la Bulgarie, la Roumanie et la Hongrie, tout en contournant le territoire russe. La mise en concurrence des deux projets a pesé lourd dans les relations turco-russes. En 2011, le président Erdogan avait fini par accepter que le gazoduc South Stream passât par ses eaux territoriales, moyennant d’importantes réductions tarifaires sur le gaz russe, sans pour autant renoncer sur le fond à la réalisation du projet Nabucco. La concurrence était telle qu’un analyste américain, Stephen Flanagan, prédisait en 2012 que le processus de rapprochement turco-russe était voué à l’échec en raison de ce différend énergétique [2].

AFP GRAPHICS JFS/GIL

C’est à l’aune de cette rivalité ancienne que l’on comprend la radicalité et la très grande portée de l’accord trouvé le 1er décembre 2014 à Ankara. Tout indique que la Russie a accepté de mettre fin au projet South Stream en échange de l’abandon par le gouvernement turc du projet Nabucco. Une « troisième voie » a été trouvée, permettant de concilier les intérêts russe et turc : les capacités du gazoduc Blue Stream (aujourd’hui de 16 milliards de mètres cube par an, contre 63 prévus pour South Stream), reliant la Russie à la Turquie, seront augmentées. La construction d’un second gazoduc turco-russe a également été annoncée, dans le but d’atteindre des capacités d’acheminement comparables à celles de South Stream. En parallèle, Blue Stream devrait être relié au réseau formé par le gazoduc transanatolien (TANAP) et le gazoduc transadriatique (TAP), en construction, reliant l’Europe occidentale à la Turquie via la Grèce et l’Italie. L’objectif est clair : il s’agit de construire une route turco-russe du gaz qui consacre tant la prééminence de la Russie comme fournisseur du gaz européen que la place fondamentale de la Turquie comme « hub » énergétique régional. A la compétition turco-russe pour la maitrise du gaz se substitue donc une alliance très forte entre les deux pays, appelés à une coopération de long terme pour la gestion des routes énergétiques eurasiatiques.

Derrière l’accord d’Ankara, un rapprochement turco-russe de long terme

On s’en doute, Ankara et Moscou n’auraient pas pris le risque de lier ainsi leur avenir l’un à l’autre si une relation de confiance ne s’était pas nouée entre elles au fil des ans. Il est aujourd’hui bien loin le temps où la Russie acceptait d’accueillir des groupes kurdes proches du PKK, et où la Turquie affichait sa bienveillance à l’égard des diasporas nord-caucasiennes pro-tchétchènes. Depuis le début des années 2000, leurs positions ont eu tendance à s’unifier, notamment sur les questions de sécurité au Moyen-Orient. L’acte fondateur de cette alliance est peut-être à trouver dans le refus de la Turquie de laisser les troupes américaines accéder en Irak en passant par son sol, acté par le Parlement turc le 1er mars 2003. Ainsi s’instaurait une distance critique entre la Turquie – membre de l’OTAN – et son allié américain, qui rendait possible un rapprochement avec l’ancien ennemi russe. Depuis cette date, la tendance conjointe des deux pays à s’éloigner de leurs partenaires occidentaux n’a fait que s’accentuer : ils partagent une même aversion aux changements de régime dictés par des impératifs démocratiques (ainsi en Irak en 2003, en Ukraine en 2004 ou au Kirghizistan en 2005), une même crainte face aux tendances séparatistes quelles qu’elles soient, et une même volonté d’exclure les Etats-Unis de la gestion de la Mer Noire [3]. Leur principe d’action commun est que leur influence régionale passée – qu’elle s’appuie sur l’héritage tsariste ou ottoman – doit être rétablie, et que le progressif retrait occidental du Moyen-Orient constitue une opportunité exceptionnelle pour mettre en application leur programme.

Conscients de leur convergence idéologique et stratégique, les deux pays ont mis en place, depuis 2003, une politique d’intégration régionale à même de donner une consistance économique véritable au couple qu’ils forment. La réalisation du gazoduc Blue Stream, en 2003, a ainsi été accompagnée d’une politique d’intensification des échanges commerciaux, au terme de laquelle la Russie est devenue le premier partenaire commercial de la Turquie. En 2011, la valeur total des échanges commerciaux s’élevait à 30 milliards de dollars. A partir de cette date, l’obligation de posséder un visa pour passer d’un pays à un autre a été levée, dans le but d’accélérer l’augmentation des échanges commerciaux entre les deux pays. Jusque-là, le processus de rapprochement était néanmoins bloqué par l’épineuse question des routes gazières. Avec la résolution du 1er décembre dernier, cette incertitude se trouve levée, et le rapprochement peut se poursuivre. Au lendemain de leur rencontre à Ankara, Recep Tayyip Erdogan et Vladimir Poutine ont été jusqu’à afficher un objectif commun de 100 milliards de dollars de biens échangés d’ici 2020. L’objectif est peut-être irréaliste, si l’on se rappelle qu’il avait déjà été formulé en 2010 pour l’année 2015. Il traduit néanmoins une volonté politique d’intégration bien réelle, dont profitent tant les entreprises turques comme Enka, Alarka, Anadolu que la compagnie gazière russe Gazprom, principale exploitante du gazoduc Blue Stream.

Vers une alliance triangulaire Turquie-Iran-Russie ?

Une fois comprise la solidité acquise par l’alliance turco-russe, il s’agit de comprendre quelles seront ses conséquences sur la géopolitique du Moyen-Orient.

Le premier des espaces touchés par le resserrement des liens de la Turquie et de la Russie pourrait être l’Iran. Tout semble en effet indiquer qu’Ankara et Moscou sont prêts à jouer un rôle important dans la réintégration de la République islamique dans le concert des nations. De part et d’autre, les liens commerciaux Turquie-Iran-Russie se sont profondément accrus au cours des quinze dernières années. Entre la Turquie et l’Iran, on est ainsi passé de 1,05 milliard de dollars échangés en 2000 à 16 milliards en 2011. Les banques turques ont en particulier joué un rôle d’intermédiaire capital dans le maintien des liens commerciaux entre l’Iran et l’Inde, en dépit des remontrances adressées par les Etats-Unis. Côté russe, les échanges commerciaux avec l’Iran ont triplé au cours des dix dernières années, bien qu’ils ne représentent toujours que 2,5% du commerce extérieur du pays. Au-delà des questions commerciales, les rapprochements sont aussi politiques. On se souvient d’abord de la rencontre des trois chefs d’Etat en juin 2010, à la veille d’un vote des nouvelles sanctions contre l’Iran à l’ONU. Mais il faut surtout noter que ces relations diplomatiques se sont fortement intensifiées au cours des dernières semaines. Ainsi, la récente rencontre de Vladimir Poutine et de Hasan Rohani au sommet de la Caspienne, le 30 septembre 2014, a souligné la disposition des deux Etats à faire progresser leur coopération pour une meilleure gestion de l’environnement régional. Le 24 novembre 2014, Vladimir Poutine a par ailleurs exprimé son optimisme quant au règlement de la question nucléaire iranienne, preuve s’il en est des exigences réduites de Moscou vis-à-vis de son partenaire perse. Une attitude somme toute comparable à celle adoptée par la Turquie au fil des négociations sur le nucléaire iranien.

Une limite substantielle au processus de rapprochement de la Turquie, de l’Iran et de la Russie demeure néanmoins : il s’agit de leur profond différend au sujet de la question syrienne. Les trois Etats ont jusqu’à présent défendu des positions radicalement opposées : la Turquie réclame le renvoi de la tribu alaouite de Bachar al-Assad, tandis que l’Iran soutient infailliblement le pouvoir en place, en trouvant à ce sujet un soutien côté russe. Deux issues possibles semblent aujourd’hui s’esquisser. Dans l’hypothèse où ces trois Etats ne s’entendraient pas sur le règlement de la question syrienne, on conçoit difficilement que leur rapprochement puisse s’opérer plus avant. En revanche, on peut imaginer que ce rapprochement soit le point de départ d’une coopération plus large, qui pourrait se traduire par une évolution de leur position respective concernant la solution à apporter à la guerre de Syrie. Une déclaration du vice-ministre iranien des Affaires étrangères Amir Abdollahian, datée du 25 novembre 2014, semble aller dans ce sens. Ce dernier expliquait ainsi, en présence de son homologue turc, « qu’au regard des circonstances, Téhéran et Ankara peuvent jouer un rôle de leader dans le règlement des crises [et notamment de la crise syrienne] et sont prêts à passer d’une phase de consultation à une phase de coopération pratique. » Ainsi, le rapprochement turco-russe n’est peut-être qu’une pièce d’un jeu politique plus large, au terme duquel l’Iran, la Turquie et la Russie pourraient constituer un axe politique fort à même d’imposer un règlement concerté de la crise syrienne.

Bibliographie :
 Criss Nur Bilge et Güner Serdar, « Geopolitical Configurations The Russia-Turkey-Iran Triangle », Security Dialogue, vol. 30, no 3, 1 Septembre 1999, pp. 365 ?376.
 Flanagan Stephen J., « The Turkey–Russia–Iran Nexus : Eurasian Power Dynamics », The Washington Quarterly, vol. 36, no 1, 17 Décembre 2012, pp. 163 ?178.
 Hill Fiona et Taspinar Omer, « Turkey and Russia : Axis of the excluded ? », Survival, vol. 48, no 1, 1 Mars 2006, pp. 81 ?92.
 Tharoor Ishaan, « How Russia’s Putin and Turkey’s Erdogan were made for each other », The Washington Post, 2 décembre 2014.
 La Russie abandonne le projet de gazoduc South Stream, http://www.lefigaro.fr/conjoncture/2014/12/02/20002-20141202ARTFIG00155-la-russie-abandonne-le-projet-de-gazoduc-south-stream.php, consult ? le 5 décembre 2014.
 Nucléaire : entretien Poutine-Rohani, http://www.lefigaro.fr/flash-actu/2014/11/24/97001-20141124FILWWW00410-nucleaire-entretien-telephonique-poutine-rohani.php, consulté le 6 décembre 2014.
 Gazoduc South Stream ? : pourquoi la Russie a décidé de jeter l’éponge, http://www.lemonde.fr/economie/article/2014/12/02/gazoduc-south-stream-pourquoi-la-russie-a-decide-de-jeter-l-eponge_4532731_3234.html, consulté le 5 décembre 2014.
 ‘Iran, Turkey will solve Syria crisis’, http://www.presstv.ir/detail/2014/11/25/387480/iran-turkey-will-solve-syria-crisis/, consulté le 6 décembre 2014.
 Russia-Turkey pipeline to empower Ankara : experts, http://www.middleeasteye.net/news/russia-turkey-pipeline-empower-ankara-experts-1164111952, consulté le 5 décembre 2014.

Publié le 09/12/2014


Nicolas Hautemanière est étudiant en master franco-allemand d’histoire à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales et à l’Université d’Heidelberg. Il se spécialise dans l’étude des systèmes politiques, des relations internationales et des interactions entre mondes musulman et chrétien du XIVe au XVIe siècle.


 


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