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Théoriser le pouvoir : le Traité de gouvernement (Siyâsat Nâmeh) de Nizam al-Mulk (1091)

Par Anne Walpurger
Publié le 01/09/2014 • modifié le 05/09/2017 • Durée de lecture : 9 minutes

Le Siyâsat Nâmeh est l’ouvrage le plus connu et réputé de Nizam al-Mulk, un politicien qui fut le vizir des sultans seldjoukides Alp Arslan et Malik Chah au XIe siècle en Perse. Rédigé en persan, ce traité avait été commandé par le sultan Malik Chah dont le règne s’est étendu de 1072 à 1092 ; c’est donc à son intention qu’il est adressé. Le texte de Nizam al-Mulk a été traduit pour la première fois en français en 1891 [1]. Il est aujourd’hui considéré comme un exemple-type incontournable du genre littéraire du « miroir du prince », où l’auteur prodigue des conseils avisés au souverain [2].

C’est dans un contexte d’apogée de l’empire des Seldjoukides en Iran que le vizir du sultan Malik Chah rédige, en 1091, son traité de gouvernement. Comme le note Jean-Paul Roux dans sa préface, on a parfois voulu attribuer à ce vizir – de manière contestable – la réussite et l’apogée de l’empire seldjoukide ; cette vision des choses est d’autant plus à nuancer que les grandes lignes de la politique seldjoukide sont déjà fixées avant l’avènement de Nizam al-Mulk au rang de vizir du sultan [3]. Il n’en demeure pas moins que Nizam al-Mulk fut un politicien extrêmement important pour la dynastie des Seldjoukides, ainsi que l’atteste le Siyâsat Nâmeh, que Jean-Paul Roux décrit comme un « ouvrage d’actualité. Son propos, outre de justifier une politique menée depuis des décennies par son auteur, est de convaincre le souverain auquel il est dédié d’adopter une certaine conduite personnelle, de prendre certaines mesures qui lui paraissent urgentes et nécessaires [4]. » Néanmoins, ce texte déborde du cadre spatio-temporel de la cour de Malik Chah : « il dépasse très largement les frontières de son siècle, d’une part en faisant très souvent référence à des faits du passé introduits dans son texte sous forme d’anecdotes, d’autre part en touchant à l’universel. De nombreuses réflexions qu’il livre aux méditations impériales n’ont rien perdu aujourd’hui de leur valeur et peuvent directement nous interpeller, même si nous ne devons pas les faire nôtres [5]. » Cette tendance à l’universalité, autant que l’ancrage néanmoins certain de l’œuvre dans un contexte historique bien particulier, font l’intérêt de cette source pour le programme d’agrégation et du Capes 2015.

Nizam al-Mulk, dont le vrai nom est Abu Hasan Ali (« Nizam al-Mulk » étant un titre honorifique) est né le 10 avril 1018 dans une famille iranienne du Khorassan. Enfant et jeune homme, il est sujet de la dynastie des Ghaznévides, qu’il tient pour référence universelle. Mais à vingt-cinq ans, il entre au service de la dynastie des Seldjoukides, et s’attache à Alp Arslan qui, alors gouverneur, le nomme vizir de sa province. C’est là, entre 1059 et 1063, qu’il apprend les ficelles de la fonction qu’il exercera toute sa vie durant. Lorsque, en 1063, Alp Arslan succède à Tughrul Beg à la tête de l’empire seldjoukide, Nizam al-Mulk reste son ministre. Alp Arslan l’investit dans de nombreuses tâches du pouvoir, car l’ordre est alors loin de régner en Iran : les impôts, la lutte contre le banditisme, contre le chiisme… sont autant de problèmes auxquels Nizam al-Mulk doit s’atteler. Alp Arslan se fait toujours accompagner de son ministre à qui il lui arrive même de confier ses troupes quand elles vont en guerre. Nizam al-Mulk apprend lors de ces campagnes la science d’un général, ce qui lui permet d’éviter d’entrer en conflit avec les soldats, « ce qui était à n’en pas douter une des choses les plus difficiles pour un ministre à une pareille époque [6] ». Sous son mandat, le royaume se réorganise peu à peu. L’œuvre la plus importante accomplie par Nizam al-Mulk est sa réorganisation des études avec la fondation des Madrasa, des établissements destinés à l’enseignement et à la recherche, au rétablissement de l’orthodoxie musulmane et à la lutte contre le chiisme. Les Madrasa remportent un rapide et considérable succès, et même en dehors de l’empire, en Egypte et dans le Maghreb. L’établissement le plus connu reste la Nizamiya de Bagdad, édifiée en 1067. Ces Madrasa occupent une place importante dans le paysage urbain de l’Iran, avec une architecture particulière qui devient le fleuron du royaume. Nizam al-Mulk, avec les Madrasa, aura laissé une trace indélébile dans l’histoire de l’art iranienne.

Il parvient à admirablement bien préserver sa fonction de ministre du royaume, alors même que la condition de vizir peut être particulièrement instable, comme le rappelle bien Jean-Paul Roux : « Dans tous les pays du monde un ministre peut être amovible ; dans le monde musulman et notamment dans le monde turc, cette position hautement enviée, car à la fois très honorifique et très lucrative, est particulièrement dangereuse à occuper. Le vizir ne dépend que de son maître ; il en dépend autant et peut-être plus qu’un esclave. Il peut être congédié, voire mis à mort par un simple caprice du prince. Jamais ailleurs la Roche Tarpéienne n’a été si proche du Capitole. Nizam al-Mulk ne l’ignore nullement et il faut admirer la façon dont ce prétendu sous-ordre sait, contre vents et marées, conserver sa fonction [7]. » Au cœur de tout un réseau sur lequel il s’appuie, respecté et admiré du peuple, il conseille et même ose tenir tête aux volontés impériales, tout en encensant continuellement le souverain.

Mais cette situation idéale change avec la mort d’Alp Arslan et l’avènement au pouvoir de son fils Malik Chah en 1072. Alors âgé de 17 ans, le jeune souverain est complètement placé sous tutelle par l’autoritaire figure du vizir Nizam al-Mulk. Le ministre est alors « le roi, le vrai ; c’est le vrai empereur d’Iran, à cela près qu’il n’en porte pas le titre [8]. » S’il se laisse d’abord faire, Malik Chah ne supporte bientôt plus vraiment cet assouvissement par son vizir. Et si Nizam al-Mulk peut maîtriser beaucoup de choses au sein du royaume, notamment grâce à ses sbires, il ne peut pour autant contrôler les intrigues qui s’élèvent contre lui à la Cour, si ce n’est pas l’entremise de l’ascendant qu’il a sur Malik Chah. Dès 1079-1080, on complote contre lui.
C’est dans ce contexte de conspiration que Jean-Paul Roux présente le Traité de gouvernement, que Nizam al-Mulk aurait notamment rédigé pour faire face à ce climat de rébellion.

En effet, le traité est avant tout un livre de conseils pour le souverain : tout au long des cinquante chapitres qui composent le texte, le discours tout entier est destiné à Malik Chah. Le sultan y est constamment présenté comme un souverain idéal qu’il faut louer : « Dans le cours de chaque siècle, le Très-Haut choisit parmi les peuples un homme qu’il décore de toutes les vertus royales ; il le rend digne de tous les éloges et lui confie, avec les affaires de ce monde, le soin du repos de ses serviteurs. C’est ce souverain qui ferme la porte à tous les excès, à tous les troubles et à toutes les séditions. Il fait pénétrer dans tous les cœurs le respect et la crainte dérivant de la majesté qu’il déploie à tous les yeux, afin que ses sujets, vivant sous l’abri tutélaire que leur offre sa justice, jouissent de toute sécurité et désirent voir se prolonger la durée de son règne [9]. »
Le Traité est ainsi une suite de conseils pour atteindre cet idéal. De très nombreux chapitres ont trait aux questions de justice, qui est considérée comme indispensable pour la prospérité du royaume et la réussite du souverain, aux questions d’administration et de finances, et à l’armée et son organisation.
Il profite de la rédaction de ces conseils pour glisser quelques remarques sur l’importance d’un conseiller qui doit être écouté par son souverain : les chapitres 16 (« De l’intendant du domaine privé et de l’éclat de sa charge ») et 18 (« Le souverain doit, dans les affaires, demander conseil aux gens instruits et aux sages ») en sont de bons exemples, ainsi que le montrent des remarques comme « Solliciter des conseils est l’indice d’un esprit solide et d’une intelligence parfaite et prévoyante [10]. » N’y a-t-il pas là une indirecte valorisation de son rôle de ministre et de conseiller ? En effet, certains chapitres laissent entrevoir une tendance de Nizam al-Mulk à se présenter sous le meilleur des jours : ainsi, dans le chapitre 36, il évoque les conditions des serviteurs et esclaves qui doivent être traités avec bienveillance (« Il faut être juste à l’égard des serviteurs et des esclaves qui se sont montrés dignes d’éloges ») ; Jean-Paul Roux y voit une visée politique quelque peu démagogique : « Avec sincérité sans doute, mais non sans habileté, il se soucie du sort des serviteurs et des esclaves [11]. »
Car le Traité, on l’a dit, est un moyen pour Nizam al-Mulk de justifier sa politique. Un des grands combats de sa vie de ministre aura été de tenter, en vain, d’instaurer un service de renseignements au sein du royaume ; comme cela lui aura toujours été refusé, il insiste particulièrement sur ce point au cours du Siyâsat Nâmeh, avec une dizaine de chapitres consacrés à cette question (chapitres 4 « Des fonctionnaires. Il faut prendre continuellement des informations sur la conduite des percepteurs et des ghoulams », 5 « Des feudataires ; on doit être informé de la manière dont ils se conduisent à l’égard du peuple », 7 « Il faut prendre des informations sur la situation du percepteur des finances, sur celle du cadi, du commandant militaire et du chef de l’administration civile, et s’astreindre à punir », 13 « Des espions et des mesures propres à assurer le bien du gouvernement du peuple »…). Il conseille notamment d’« établir, à poste fixe, sur les principales routes, des courriers auxquels on assignera des appointements mensuels et des gratifications, de sorte que tous les incidents qui surgiront et tous les événements qui se produiront dans un rayon de cinquante parasanges viendront à leur connaissance [12]. »
Le traité tend ainsi à guider le souverain en le mettant face aux réalités du gouvernement, et en lui expliquant comment ce gouvernement devrait être dirigé (armée, police, finances, justice, espions et renseignements). Il met l’accent sur la nécessité d’établir la justice, en donnant à toutes les classes leur dû et en protégeant les faibles, et de conforter la piété religieuse. La religion a une place très importante dans ce traité, puisque le souverain est tenu pour responsable devant Dieu. A ces différents conseils viennent s’ajouter, pour mieux les argumenter, de nombreuses anecdotes historiques et très divertissantes à lire.
S’étant efforcé de légitimer la politique qu’il a mis en place, il peut s’en prendre alors à ses ennemis de la Cour, les « courtisans et les commensaux du souverain » (chapitre 17), contre lesquels Nizam al-Mulk met en garde, ainsi que les « femmes qui vivent derrière les rideaux » (chapitre 43), dont la concupiscence et l’ignorance est fatale au souverain. Particulièrement misogyne, il leur refuse toute intelligence ; recluses dans les harems, elles sont de fort mauvaises conseillères : « Chaque fois que les femmes du prince donnent des conseils, ils leur sont suggérés par des gens mal intentionnés, qui se rendent compte, par leurs propres yeux, de ce qui se passe au-dehors, tandis qu’elles ne peuvent rien voir. Elles suivent les avis donnés par les personnes qui sont attachées à leur service, telles que la dame de compagnie, l’eunuque, la femme de chambre, et les ordres qu’elles donnent seront nécessairement contraires à ce qui est juste et vrai, et ils feront naître (dans l’Etat) la mésintelligence et la discorde. Le prestige du prince en sera atteint, le peuple souffrira, le gouvernement et la religion seront ébranlés, la fortune publique sera détruite et les grands du royaume seront persécutés [13]. »
Au-delà de ces attaques, portées dans son Traité du fait de la situation nouvelle et préoccupante de Nizam al-Mulk face à la Cour où se dressent contre lui la plupart des commensaux et des grandes dames turques, Nizam al-Mulk aura participé aux querelles de succession de Malik Chah, s’opposant aux desseins d’une des épouses de Malik Chah pour le choix de l’héritier au trône. Déjà fragilisé par ce conflit, le vizir se trouve également face à d’autres problèmes avec l’avènement de la secte extrémiste chiite des Ismaéliens, qui enivre ses jeunes adhérents de haschisch (ce qui fera d’eux les « Haschischin », c’est-à-dire la célèbre secte des « Assassins ») : voyant la population qui, alarmée par ces nouveaux troubles, commence à contester le pouvoir en place, Nizam al-Mulk s’empresse de rajouter onze chapitres à son livre qu’il venait pourtant de finir (il était alors composé de 39 chapitres) afin de mettre en garde l’Etat contre les dangers qu’il encourt. Jean-Paul Roux suggère que Nizam al-Mulk aurait voulu se décharger de ses responsabilités par rapport à la montée des périls et faire porter le chapeau à Malik Chah [14].
Toujours est-il que Nizam al-Mulk sera tué le 14 octobre 1092, vraisemblablement par un « Assassin » ismaélien, victime d’un complot ourdi par la Cour. Malik Chah le suivra un an plus tard, également assassiné. Avec lui s’arrête l’apogée des Seldjoukides.

Extrêmement dense, mais très divertissant, ce Traité permet d’aborder la question du gouvernement au travers de la plume d’un de ceux qui ont cherché à théoriser le pouvoir. Avec le Siyâsat Nâmeh, il s’agit d’une véritable mine d’informations et d’anecdotes qui tournent autour du fait gouvernemental, Nizam al-Mulk touchant dans ce texte à tout ce qui intéresse le prince. Cette source nous paraît dès lors incontournable.

Publié le 01/09/2014


Elève de l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, diplômée en master d’histoire à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, Anne Walpurger se passionne pour le Proche-Orient et s’occupe de la rubrique de l’agrégation et du Capes 2015 des Clés du Moyen-Orient.


 


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