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Téhéran et l’Irak : positionnement diplomatique, engagement sur le théâtre irakien

Par Michel Makinsky
Publié le 06/03/2015 • modifié le 08/04/2020 • Durée de lecture : 33 minutes

Michel Makinsky

Rappelons d’abord que l’Irak est un voisin d’une importance stratégique capitale pour l’Iran, avec qui il partage un historique chargé, la guerre qui a opposé les deux pays (l’un arabe, l’autre perse), ayant laissé des traces définitives qu’il convient de ne jamais oublier [1]. Quiconque se déplace en Iran en voit les rappels pathétiques par maints panneaux d’affichage de portraits de « martyrs », fresques, dans les rues, carrefours, etc. Ce conflit, durablement présent dans les esprits, est inscrit dans les mythes piliers du régime et nourrit une perpétuelle saga exploitée par lui pour cultiver l’unité et le devoir d’une ‘défense sacrée’ lourdement exploitée pour justifier son autorité.

Les objectifs traditionnels et conjoncturels de l’Iran envers l’Irak

Les objectifs les plus évidents de la posture iranienne sont faciles à identifier. L’Iran, depuis la chute de Saddam Hussein, veut un Irak stable, avec une dominante chiite, qui lui permette de constituer un pôle régional (un calcul géopolitique plus que le sempiternel « arc chiite » abusivement sollicité qui se heurte à la réalité du nationalisme irakien, de son arabité, et de la concurrence - respectueuse - du chiisme irakien de Najaf et Kerbala autour de son autorité religieuse Ali Sistani étranger au velayat-e faqih). Bien évidemment s’ajoute à cela une claire volonté iranienne d’exercer sur l’Irak une forte influence par tous les moyens et canaux, auprès de tous les groupes au-delà des seuls chiites.
A ces objectifs traditionnels s’ajoutent à présent les urgences : stopper la progression des islamistes et si possible les anéantir complètement. Ce combat n’est pas que militaire : il est frontal et global car Daech veut d’une part châtier tous les « hérétiques » (chiites, sunnites non radicaux, soufis compris) mais aussi établir son Califat jusqu’à la conquête de La Mecque. Une visée régionale à deux dimensions : géopolitique avec la création d’un Etat, et religieuse. Au passage, ceci menace directement les lieux saints chiites de Najaf, Kerbala, Samarra, ce qui constitue pour l’Iran une ligne rouge : les djihadistes sont prévenus, Téhéran se battra jusqu’au bout.
Ensuite, l’Iran a désormais compris que la recherche de stabilisation de l’Irak passe par un partage du pouvoir, incluant les sunnites. Cette priorité est clairement celle de Rohani et de Zarif qui ont longtemps encouragé une réincorporation politique des sunnites, condition indispensable de la stabilisation du pays. Ils se sont heurtés longtemps à l’option contraire privilégiant un quasi-monopole chiite, soutenue par les Gardiens de la Révolution [2], en particulier le commandant de la force al-Qods, le général Soleimani, dont nous parlerons plus loin. Cette dernière option bénéficia longtemps de la bénédiction du Guide.

Mais la relation avec l’Irak demeure ambigüe, dans la mesure où ce voisin (arabe) est aussi un compétiteur du fait de ses très grandes réserves d’hydrocarbures ; si Bagdad reprend le contrôle de son territoire et que la production irakienne se redéveloppe, Téhéran fera face à un redoutable concurrent sur le marché mondial. Pour l’heure, le chaos qui règne du fait de la guerre, s’ajoutant à l’insécurité chronique, se combine à la chute des cours du baril (une catastrophe pour les finances des deux pays aux abois). Ceci retarde pour quelque temps encore la montée en puissance du potentiel irakien qui, si la paix revient, sera un acteur majeur du marché. Téhéran craint aussi les effets d’un rapprochement en cours entre l’Irak, l’Arabie saoudite et la Turquie [3]. Si Riyad devait prendre sa part de la sécurisation, en particulier dans les zones occupées par les tribus sunnites (un scénario envisageable), ceci contrarierait beaucoup les dirigeants iraniens en dépit de leurs appels répétés aux Saoudiens à coopérer ensemble à la stabilité de l’Irak au nom de la sacro-sainte « lutte contre le terrorisme, péril partagé ». Relation compliquée aussi par la dimension kurde de la crise où Téhéran appuie massivement les Kurdes tout en leur signifiant que l’Iran n’acceptera jamais leur indépendance. Ménager Bagdad et Erbil est un jeu de savant équilibre, jusqu’à présent bien mené par les Iraniens qui peuvent à juste titre exhiber leur implication sur le terrain. La République islamique ne veut pas davantage d’une ‘indépendance’ de la province pétrolière chiite (un « chiistan ») du sud qui serait automatiquement assortie de la création d’une zone sunnite au centre de l’Irak. Ces objectifs iraniens sont aussi gênés par la posture turque dont l’appui aux islamistes en Syrie est une grosse contrariété pour l’Iran qui s’emploie à maintenir de bonnes relations avec Ankara (nécessité fait loi) et à persuader Erdogan de sortir de l’impasse où il s’est placé en jouant imprudemment sur deux tableaux.
Ceci nous amène à conclure ce rappel en attirant l’attention sur un objectif prioritaire iranien en Irak : ce pays est un marché capital pour Téhéran dont il est un des principaux partenaires. Nous évoquerons plus loin ce point souvent négligé par les analystes occidentaux.

Au total, l’Irak est un mélange contradictoire de menaces, d’opportunités, de challenges [4] d’une rare complexité pour la République Islamique. Celle-ci veut un Irak stable mais pas trop puissant pour constituer une menace, et ne souhaite pas un voisin qui soit une simple « marionnette » (rêve illusoire) mais plutôt un partenaire « gérable » [5], sur lequel elle exerce une influence suffisante pour que ses propres intérêts, notamment économiques, soient assurés. Un aspect sophistiqué de cette relation passe non seulement par son dosage entre les diverses factions, mais plus encore par une gestion adroite des rapports avec l’autorité religieuse, actuellement dominée par l’ayatollah Sistani qui sait faire valoir son pouvoir, sa différence et sa grande influence, traité d’égal à égal. L’évolution à moyen terme de ces rapports dépendra de la succession de cette éminente personnalité… et de celle du Guide Khameneï dont la santé déclinante alimente de plus en plus de spéculations [6].

Le théâtre militaire irakien

L’observation de la diplomatie iranienne amène à détecter au fil des mois une évolution intéressante, que l’on pourrait qualifier de partage des tâches entre le militaire et le diplomatique. L’Iran rencontre de sérieuses difficultés sur le terrain et ne peut dissimuler la faiblesse de son appareil militaire malgré un engagement fort et un certain nombre de succès aux côtés des forces irakiennes (milices chiites en particulier) et des Kurdes. Bien que des officiers supérieurs des Gardiens de la Révolution et bassiji essaient de cacher cette dure réalité, en célébrant ad nauseam les « victoires » engrangées, que ce soit pour aider les Kurdes à lever l’étau d’EI, mais aussi pour assister les diverses forces irakiennes à enrayer les dangereuses avancées des islamistes en direction de Bagdad, l’establishment militaire iranien est en fait excessivement inquiet de cette situation.
Ceci, pour deux raisons principales. En premier lieu, l’EI s’était rapproché dangereusement des frontières du pays. Malgré des démentis officiels des responsables pasdarans affirmant que la sécurité du pays est assurée, les prises de Mossoul (juin 2014) et de Tigrit avaient révélé la proximité croissante d’une sérieuse vulnérabilité, jusqu’alors sous-estimée par eux. La débandade d’une armée irakienne lâchée par ses chefs et abandonnant son matériel a vivement frappé les imaginations. Cette menace est d’autant plus pesante qu’elle comporte une dimension régionale parce que Téhéran doit gérer deux fronts à la fois : Irak et Syrie (auxquels il faut ajouter le Yémen), mais aussi du fait qu’elle implique d’autres acteurs : l’Arabie saoudite, la Turquie. En clair, l’Iran ne veut à aucun prix d’une désintégration d’un Irak dominé par l’EI, qui constituerait un péril majeur à sa frontière et ne peut accepter que l’intégrité et la sécurité des lieux saints du chiisme (Samara, Najaf, Kerbala) soient fragilisées. Ce sont des lignes rouges. Peu après les avancées de l’EI, le président Rohani avait déclaré au Premier ministre irakien Haider al-Abadi que la République Islamique « considère la sécurité et la stabilité de l’Irak comme la sienne ». En sus, l’Iran a besoin à sa frontière d’un allié, chiite de surcroît, pour renforcer aussi sa posture régionale.
En second lieu, l’armée irakienne, bien que dotée de beaucoup de matériel, a des capacités opérationnelles limitées. Elle ne compterait guère plus de 48 000 hommes. Leur remise à niveau ne progresse que fort lentement. On se souvient de ce que le général Dempsey, chef d’état-major des armées américaines, n’avait pas caché son extrême préoccupation après avoir pris connaissance de rapports à ce sujet. Washington a sensiblement accru sur la période récente non seulement ses frappes aériennes (dont l’efficacité a été décisive notamment dans la reprise de la ville kurde syrienne de Kobane), mais aussi son assistance en matière d’entraînement des forces terrestres irakiennes encore insuffisamment préparées, que le gouvernement de Bagdad aimerait engager (trop) vite vers Mossoul. Les Kurdes souhaitent éviter une précipitation qui leur créerait par ailleurs des difficultés avec les sunnites. On a d’ailleurs assisté récemment à des demandes pressantes irakiennes et kurdes de renforcer des livraisons d’armements, et un débat est apparu à Washington sur la question de l’envoi de troupes au sol, au-delà de quelques éléments des forces spéciales. La faiblesse de l’armée irakienne est due à des causes bien connues : recrutement et nominations selon des critères d’allégeance plus que de compétence, une formation et une motivation insuffisantes, la perte de cadres expérimentés (officiers sunnites de l’ancienne armée de Saddam Hussein renvoyés sur ordre de Washington puis récupérés par Daech qui doit à leur professionnalisme une part de ses succès), corruption, etc.

Si les Etats-Unis et les membres de la coalition s’emploient efficacement à affaiblir les djihadistes par voie aérienne, moyennant une coordination tacite. L’ambassadeur américain en Irak Stuart Jones dément toute « interaction » mais on « se parle indirectement » via les Irakiens, ce que confirme le général Dempsey, avec Téhéran afin d’éviter d’inutiles incidents. La République islamique a consenti un investissement militaire terrestre fort. Les autorités iraniennes n’ont eu de cesse de démentir la présence de troupes au sol, la doctrine officielle répétant invariablement que l’Iran se contente de déployer des « conseillers » chargés d’assister l’armée irakienne. Si son affaissement a surpris les responsables des Gardiens de la Révolution, ceux-ci n’en connaissaient pas moins ses multiples faiblesses, son manque de fiabilité, pour avoir l’avoir côtoyée. Ils n’ont jamais eu de grandes illusions à son sujet. Les « spécialistes » d’al-Qods qui encadrent et entraînent l’armée irakienne et ses forces spéciales, les milices chiites, et assurent la protection de certains sites (celui de Samarra est un véritable symbole), ont sans doute joué un rôle d’appui/conseil lors de plusieurs opérations critiques comme le siège d’Amerli dans le nord de l’Irak. Il semble que les effectifs pasdarans les plus conséquents se situent le long de la frontière entre l’Iran et l’Irak et autour de certains sanctuaires religieux. Selon les analyses de Terrorism Monitor [7], une dizaine de divisions iraniennes seraient stationnées le long de cette frontière. Les mêmes sources rapportent qu’en outre des personnels et matériels chargés d’intercepter les communications des djihadistes ont été utilisés pour aider les Kurdes. Des drones d’observation iraniens ont été également signalés. Les observateurs avaient bien remarqué les livraisons quotidiennes de matériel iranien débarqué par avion à Bagdad, un appui en armement très significatif a été fourni aux Kurdes. De plus, en fin d’année 2014, la présence d’« experts » du Hezbollah venus conseiller les forces irakiennes en raison de leur expérience face à des combattants djihadistes, a été relevée.

La bataille de Tigrit

La bataille pour le contrôle de Tigrit, dont le Premier ministre irakien Haider al-Abadi a ordonné le déclenchement, a débuté le 1er mars 2015 et marque sans doute un tournant.
Alors que d’intenses spéculations circulaient sur l’organisation d’une offensive pour reprendre Mossoul en avril, opération jugée gravement prématurée par James Clapper, directeur du Bureau du Renseignement National américain [8], la reconquête de Tigrit est l’indispensable préalable, sa situation stratégique.
Cette étape est d’une importance majeure à plusieurs égards. Précédée par des frappes de la coalition sur divers objectifs et localités, elle confirme à la fois une compatibilité entre les appuis aériens sous leadership américain et les forces terrestres sous supervision iranienne [9] mais aussi, ce qui était moins perçu, une répartition des tâches entre Iraniens et Américains, dont la signification dépasse la seule efficacité opérationnelle. A Tikrit, les forces aériennes américaines ne sont pas intervenues pendant les opérations (l’aviation irakienne a été citée ainsi que des drones sans doute iraniens), ce qui laisse apparaître un certain partage des tâches de facto [10] entre Téhéran et Washington, en fonction des zones géographiques. Selon ces sources, « l’Amérique est en première ligne pour développer les plans pour la province centrale d’Anbar près de Bagdad, et pour les zones kurdes dans le nord, en particulier autour de Mossoul ». L’Iran « jouerait un plus grand rôle dans les zones où le gouvernement irakien dépend massivement des milices chiites. » C’est le cas de la région est de Bagdad, la province de Diyala et Tigrit. La concertation américano-iranienne, même si les intéressés démentent toute coordination, ne fait plus guère de doute quelles qu’en soient les modalités et les communications sur ce sujet. Il apparaît que les deux parties veillent surtout à éviter les interférences dans les opérations réciproques, et conservent entre elles une prudente distance.

Un autre aspect mérite d’être souligné : c’est la première fois que l’armée irakienne, reprise en mains, conseillée, a l’occasion de donner la preuve d’une capacité opérationnelle recouvrée, au-delà des milices chiites qui concentraient l’essentiel de l’effort et des actions. Elles continuent à jouer un rôle important mais l’armée irakienne a l’occasion de retrouver sa place sans que l’on aie une vue précise de la part qui lui revient. Va-t-elle récupérer une crédibilité ? C’est une épreuve de vérité car un échec serait catastrophique. Toujours est-il que quelque 30 000 combattants sont engagés, une coalition regroupant l’armée irakienne, la police fédérale, les milices chiites al-Hashed al-Shahabi, des éléments des brigades sunnites des Fils de Sahuddin, sous le commandement d’Al-Abadi [11]. Mais la composition de cette coalition n’est ni claire ni neutre et en fonction des sources, la répartition des différentes composantes met l’accent sur tel ou tel de ses segments. Hisham al-Hashimi, conseiller du gouvernement irakien, évalue ainsi les forces déployées : 27 000 « cadres » divisés en une force de libération initiale de 9 000 éléments, un second groupe composé de membres de tribus locales pour pacifier la ville, et un troisième groupe destiné à collecter des renseignements, des tâches de reconstruction, et de rapatriement des réfugiés qui ont pris la fuite [12]. Le silence règne sur l’ampleur des effectifs militaires iraniens. Les observateurs constatent qu’en réalité, ce sont les milices chiites qui occupent la place principale dans l’offensive, sous direction iranienne (général Soleimani), car la valeur opérationnelle de l’armée irakienne semble encore assez faible [13]. Cette prédominance chiite pose problème car la zone de Tigrit est majoritairement sunnite et redoute les exactions des chiites, ce qui peut poser de sérieux problèmes d’unité nationale par rapport aux tribus sunnites. Le Premier ministre al-Abadi a appelé les combattants des tribus sunnites à rejoindre les forces qui luttent contre ISIS, leur offrant une « dernière chance ». Il pourrait viser ainsi les anciens officiers de l’armée de Saddam Hussein, et des mécontents de l’ancien gouvernement de Bagdad qui avait exclu les sunnites de toute responsabilité.

Dans cette bataille, qui représente aussi un enjeu de première importance pour Téhéran, le rôle du Général Soleimani et de la force al-Qods (dont on ignore le nombre de personnels en Irak, au-delà de ‘conseillers’ reconnus) semble déterminant à un moment où, comme nous le verrons plus loin, la question de son rôle dans le traitement des crises irakienne et syrienne fait l’objet de discussions Il est significatif que les responsabilités de Soleimani dans cet épisode ne soient pas clairement définies en public (il faut éviter de laisser croire que l’Iran est massivement présent en Irak),ce qui permet aussi de véhiculer le message que la défense du pays est sous la responsabilité du gouvernement souverain de Bagdad, l’Iran se contentant, à sa demande, d’une « assistance fraternelle » : il faut sauver la face et préserver des apparences. Le chef d’al-Qods, accompagné de douzaines de conseillers, s’emploierait à conseiller, assister les diverses forces irakiennes [14]. Ce pilotage couvrirait les plus petits détails de certaines opérations [15]. Ce qui suppose un niveau étroit de supervision mais aussi une quantité non négligeable de personnels. Mais la présence à ses côtés d’un redoutable comparse jette une lumière particulière : il est accompagné de Sheikh Khazali [16], ancien proche de Sadr, ancien chef de « groupes spéciaux », expulsé de l’armée du Mahdi, qui dirige son propre groupe ‘Asa’ib Ahl al-Haq (AAH), autrement connu sous la dénomination « réseau Khazali » [17]. La place déterminante du général Soleimani dans le dispositif militaire [18] a été révélée par les autorités irakiennes. Le Parlement irakien a officiellement autorisé le gouvernement à confier au général la responsabilité de la coordination de l’ensemble des forces [19].

La place déterminante du général Qassem Soleimani

Au moment où un tournant stratégique se joue en Irak, et où de ce fait la place du commandant de la Force al-Qods, le général Soleimani, retient toute notre attention dans la direction des opérations lancées contre l’EI, il nous faut à présent évaluer attentivement si les bouleversements en cours ne modifient pas dans cette politique régionale de Téhéran les rapports de force entre un bloc composé de l’exécutif iranien (Rohani, Zarif),du pôle stratégique décisionnaire (Shamkhani) d’un côté, et le ‘bloc’ Soleimani / Gardiens / Bassiji / ultras de l’autre. Nous avions noté une évolution significative en faveur du premier depuis le début de la nouvelle présidence. Cette tendance que nous allons décrire ci-après, va-t-elle s’inverser ?

Le commandant de la Force al-Qods, le légendaire général Qassem Soleimani, pilote non seulement tous les aspects de cette assistance auprès de l’armée des milices chiites, mais aussi la relation avec les chefs de factions chiites et décideurs politiques irakiens depuis de nombreuses années. Il était pratiquement l’interlocuteur iranien principal des dirigeants irakiens, le pivot du dispositif iranien, se comportant presque comme un ‘vice-roi’. On se souvient du dialogue qu’il avait noué avec les Etats-Unis (en particulier avec l’ambassadeur Ryan Crocker) lorsque l’Amérique conversait avec lui sur les perspectives de retrait des troupes américaines. Les analystes occidentaux ont longtemps considéré à juste titre qu’il était en quelque sorte le responsable principal si ce n’est unique du dossier irakien pour l’Iran. Dans une certaine mesure, il était aussi un acteur dominant du traitement du dossier syrien. Ce fut longtemps exact.

Une évolution est perceptible depuis l’élection du président Rohani et la mise en place de sa diplomatie orientée vers une diminution des tensions régionales (la fameuse ligne « prudence et modération »). Au début du nouveau mandat présidentiel, Rohani et Zarif se sont vus interdire par le Guide de piloter la posture iranienne en Irak et en Syrie. Il leur a fait dire : discutez du nucléaire avec les Occidentaux mais n’abordez pas l’Irak ni la Syrie ; pas de négociation là-dessus. On sait que néanmoins des échanges de vues informels ont eu lieu à plusieurs reprises de façon relativement discrète. Mais depuis presque un an, une évolution très progressive s’est produite au vu de la dégradation de la situation sur les deux fronts : manifestement Ali Khameneï n’impose plus le traitement uniquement militaire de ces deux dossiers. Les succès des offensives islamistes, et surtout le dévoilement de la faiblesse militaire iranienne, sur laquelle nous allons revenir, ont imposé une révision déchirante au Guide qui s’est laissé convaincre de ce que le ‘tout militaire’ n’est pas la seule réponse à ces défis. Rohani, Zarif et leurs équipes en étaient persuadés de longue date. On peut deviner qu’Ali Velayati, conseiller diplomatique principal d’Ali Khameneï, partage ce point de vue. Mais ils n’avaient pas pu se faire entendre. Ils avaient compris que les problèmes irakiens et syriens ne découlaient pas seulement de rapports de force militaires mais aussi d’impasses politiques, tribales, confessionnelles, claniques, etc. Ils avaient clairement identifié que le retour du politique et de la diplomatie sur ces deux crises est indispensable pour diminuer la très grave vulnérabilité que fait peser sur l’Iran la cristallisation de son antagonisme avec Riyad. Réduire la tension avec l’Arabie saoudite passe par la recherche de solutions politiques pour l’avenir de l’Irak et de la Syrie, même si la dimension militaire conserve une priorité aigüe.

C’est au cours de l’automne 2014 que des signes de cette révision se manifestent : circulent notamment des bruits de remaniements de responsables sur les fronts syriens et irakiens.Jam news, site proche des pasdarans, à partir d’un article de Mustafa Fahs dans le quotidien arabe Al-Sharq al Awsat, fait état d’une prochaine « promotion » de Soleimani à la tête des pasdarans en remplacement du général Jafari. Bien que la circonspection soit de mise sur ces ‘bruits’, les medias arabes pouvant être soupçonnés de propager de fausses rumeurs sur les responsables militaires iraniens (Soleimani est l’objet d’une véritable hantise/diabolisation que l’intéressé savoure probablement mais qui n’enchante guère Rohani et Zarif), le fait que cet écho soit repris par un site lié aux Gardiens est significatif. A ce jour, cette nomination ne s’est pas réalisée, ce qui incite à la prudence à ce sujet. Il n’en demeure pas moins que la diffusion de cette mutation (même imaginaire) est en soi signe de malaise.

Nous avons relevé des symptômes patents de la volonté du Guide de réorganiser la gestion des dossiers irakiens et syriens, sans oublier la posture saoudienne de la République Islamique. Peu après la chute de Mossoul en juin 2014 et au début de médiatisation de Soleimani, assiste la montée en puissance d’Ali Shamkhani, secrétaire du Conseil Suprême de la Sécurité Nationale devient perceptible. L’« amiral » est dépêché en Irak en juillet pour rencontrer l’ayatollah Sistani, la plus haute autorité religieuse irakienne. C’est à l’issue de cet entretien que Téhéran décide de retirer son soutien au Premier ministre Nouri al-Maliki, sectaire invétéré, et de placer son poids sur Haider al-Abadi, susceptible de rassembler des sunnites autour du gouvernement. Or Soleimani était considéré comme voulant poursuivre son appui à al-Maliki, il fut donc obligé de se soumettre au choix du Guide. Autre contrariété : la crise financière a contraint le gouvernement à ne pas accorder aux pasdarans le budget escompté même s’ils ont bénéficié d’une grosse « rallonge ». En sus, Shamkahni a eu l’occasion de se « montrer » dans différentes capitales régionales, par exemple à Beyrouth où il a proposé l’assistance de l’Iran à l’armée libanaise. Enfin, il ne faut surtout pas oublier que Shamkhani, par ailleurs d’origine arabe, comme l’amiral Sayyani, actuel commandant en chef de la marine, est bon connaisseur de l’univers saoudien. Il fut, sous la présidence Rafsandjani, un des artisans de la reprise du dialogue avec Riyad. Il est titulaire de l’ordre d’Abdulaziz al-Saud - la plus haute distinction du royaume. Shamkhani est donc considéré comme un pragmatique plutôt modéré, à l’instar du ministre de la Défense, le brigadier général Dehghan. Evidemment, la tentation est grande de ne voir dans la nouvelle répartition des missions en cours d’émergence qu’un nouveau rapport de forces dans une lutte d’influence entre deux détenteurs de pouvoirs, voire entre factions [20], avec un affaissement du poids du général au bénéfice du marin. Parler de disgrâce ou de mise à l’écart de Soleimani ne reflète probablement pas la réalité. Si al-Qods joue et continue de jouer un rôle primordial dans la conduite des opérations militaires, le Conseil Suprême de la Sécurité Nationale, dont c’est la mission normale, définit et pilote la stratégie globale de sécurité de la zone au-delà de sa seule expression militaire, et Shamkhani occupe une place-clé dans ce dispositif. On a mesuré le rôle significatif de Shamkhani à l’occasion de ses échanges avec l’ayatollah Ali Sistani à Najaf en juillet 2014, où l’Iran, conformément à l’avis de l’éminent marja (le modèle, ’source d’émulation’, statut des plus hauts et respectés religieux chiites), s’est résolu à « lâcher » Maliki, contre l’option souhaitée par Soleimani.

Pendant de nombreuses années, le mystérieux général Soleimani s’est fait extrêmement discret, évitant les medias, veillant à ce que sa photographie n’apparaisse nulle part. La raison invoquée était de préserver sa sécurité, ses nombreux ennemis (sa tête est assurément mise à prix par divers ‘services’) rêvant de l’éliminer. Personne ne doit savoir où il est, et il entretient soigneusement ses effets de surprise, suscitant la légende d’un quasi-don d’ubiquité. Son influence auprès du Guide est légendaire, il est un fidèle parmi les fidèles, ce qui l’amena parfois à se comporter en électron libre, générant d’inévitables ‘loupés’ (attentats ratés à l’étranger mal préparés ou tentés par des ‘pieds nickelés’). D’où un recadrage qui lui fut imposé par une allégeance publique au général Zafari, commandant en chef des Gardiens.
Or, depuis l’automne 2014, rompant avec le passé, une campagne de communication sans précédent a été lancée autour du commandant d’al-Qods : non seulement de multiples photos circulent dans la presse, il est présenté aux côtés de responsables kurdes, il est célébré pour avoir dirigé la contre offensive kurde à Mossoul en juin 2014, il est décrit comme un héros ne se contentant pas des bureaux d’état-major mais conduisant les actions sur le terrain. Son passé glorieux et mythique est vanté. La signification politique de cette communication ne doit pas être sous-estimée. En effet, la glorification du « sauveur de l’Irak » par des medias contrôlés par les pasdarans, leurs amis ultras, est naturelle. Son caractère démesuré a d’ailleurs fini par attirer l’attention. Le 5 décembre 2014, Hamidreza Moghadamfar, conseiller pour la communication à l’état-major des Gardiens, est obligé de corriger le tir : Qassem Soleimani n’est ni « Rambo » ni « Rocky », figures de quelque film hollywoodien. Il attribue à la ferveur populaire la multiplication des photos de l’illustre chef qui, lui, préfère l’anonymat, accusant les sempiternels « medias sionistes » de profiter de l’occasion pour tenter de faire croire que les forces armées iraniennes sont massivement présentes dans la région (la doctrine officielle se cramponne au message traditionnel : l’Iran n’a envoyé que quelques conseillers).
Comme le note un analyste perspicace, cette campagne excessivement appuyée veut sans doute détourner l’attention du public de l’échec des services de renseignements iraniens qui n’avaient pas véritablement anticipé les développements de l’offensive de Daech se rapprochant dangereusement des frontières du pays. En dépêchant précipitamment Soleimani à Bagdad après la chute de Mossoul en juin 2014, les dirigeants iraniens ont pris tardivement conscience de l’ampleur du danger. La diffusion spectaculaire, donc maladroite, de photographies destinées à persuader la population de ce que la situation est « sous contrôle » est paradoxalement l’aveu d’une grosse erreur d’appréciation qui ne fut sans doute pas unique. L’inquiétude ne s’est pas dissipée lors de la période récente puisque le 15 janvier 2015, Hossein Amir-Abdollahian, vice ministre iranien des Affaires étrangères, a dû démentir les rumeurs que Soleimani avait été sérieusement blessé lors d’une offensive des djihadistes contre Samarra. Au même moment, on apprenait que l’armée iranienne avait déployé le 33 ème groupement d’artillerie pour protéger la frontière avec l’Irak dont deux bataillons avaient déjà été engagés. L’objectif est d’interdire une zone de 40 km à partir de la frontière et de protéger les provinces de Kermanshah et d’Ilam. Le 22 février 2015, le brigadier général Kiumars Heidari, commandant adjoint des forces armées terrestres, a annoncé que la mission des troupes déployées dans cette zone était achevée, les islamistes ne franchissant pas la zone tampon de 40 km définie comme ligne rouge par les iraniens [21]

Mais de façon plus inattendue, cette célébration dépasse le simple cadre des seules vertus militaires. Comme le relève un observateur avisé [22], le député ultra conservateur Mohammad-Reza Bahonar proclame que jusqu’alors la seule personne dont l’intelligence politique égalait celle du Guide de la Révolution était Hassan Nasrallah, le chef du Hezbollah, « à présent Soleimani est son égal ». Plus inattendu encore, selon les mêmes sources, Sadegh Kharazi, ancien ambassadeur d’Iran en France, par ailleurs proche du Guide, dresse un panégyrique du général et des Gardiens sans qui Daech « marcherait aujourd’hui dans les rues de Téhéran ». Or Sadegh Kharazi, comme on le sait, a publiquement exprimé voici peu son intention de constituer un groupe politique ‘modéré’ en vue des législatives du 26 février 2016.Qui se souvient de ce que Soleimani, comme le rappelle M. Kazemian, fut l’un des signataires de la lettre de menaces contre Khatami, et qu’il avait montré qu’il était prêt à tout en 2009 s’il s’avérait que le régime fût menacé ? Sans vouloir tirer de conclusions hâtives de ces développements sur le rôle politique futur de Soleimani et, plus largement des Gardiens de la Révolution dans une perspective post-sanctions, post-législatives et post élections (le même jour) de l’Assemblée des Experts, nous devons constater que cette mise en avant est une étape stratégique et politique significative. Nous pouvons émettre provisoirement l’hypothèse (qui reste à vérifier, pas nécessairement validée) que nous assistons à une riposte destinée à neutraliser toute contestation des capacités et de l’efficacité de la force al-Qods et de son mythique chef ; elle vise aussi à contrecarrer la fin du « monopole » du valeureux « héros », et plus largement des pasdarans et des bassij dans la lutte sur les fronts syro-libanais et irakiens.

L’appareil militaire iranien en Irak, un engagement (trop) lourd ?

Une des explications de ce bien étrange changement de pratique serait que l’on ne peut plus cacher les grandes difficultés rencontrées tant en Irak qu’en Syrie par les Gardiens de la Révolution, notamment avec des pertes d’officiers et commandants désormais bien visibles : les cérémonies d’obsèques en Iran de ‘martyrs’ tombés au champ d’honneur en Irak comme en Syrie contre les ‘takfiris’ [23] sont largement médiatisées, et la présence de Soleimani y est signalée. Les pertes de Mehdi Norruzi (surnommé le ‘lion de Samarra’) qui appartient aux bassiji, comme celles de 29 militaires iraniens près de cette ville sont connues. Le 28 décembre 2014, des milliers d’Iraniens se sont rassemblés pour les obsèques solennelles du Brigadier général Hamid Taqavi tué par un sniper alors qu’il supervisait la défense de Samarra. C’est l’officier iranien le plus important tombé à cette date en Irak, et son décès a été très spectaculairement déploré par les autorités iraniennes, dont Ali Larijani, président du Parlement. Le général Soleimani assistait à la cérémonie en compagnie de hautes personnalités. Taqavi est alors la cinquième perte officiellement reconnue en personnel d’encadrement supérieur (on peut penser que d’autres victimes subalternes sont tombées sans publicité). Il s’ajoute au colonel Kamal Shirkani, et à d’autres, dont Mourjani signalé ci-après. Cette série noire ne s’est pas arrêtée puisque le 7 février 2015, un autre officier supérieur pasdaran, Reza Hosseini Moghadam, un vétéran de la guerre Iran-Irak, est tué également par des snipers à côté de Samarra, et devait être enterré à Najaf [24].

Les chefs des Gardiens de la Révolution répètent ironiquement, en critiquant la ‘timidité américaine’ qui se ‘limiterait’ à des bombardements, que l’Iran a supporté l’essentiel du fardeau dont les Kurdes ont été soulagés, notamment par la livraison d’armements pourtant insuffisants. Il faut reconnaître que la faiblesse des minces forces aériennes iraniennes (quelques F4, F5 hors d’âge, Su25…) n’a permis que des engagements minimes d’ailleurs vite marqués par des pertes (dont celle au sol du colonel Shoja’at Alamdari Mourjani), et d’entraîner quelques pilotes irakiens sur Su25, Mig23, Mig29 [25]. L’Iran a donc privilégié des milices chiites, regroupées sous une structure unique dénommée Hashid Shaabi [26] alias ‘forces de mobilisation populaire’, créée par le précédent Premier ministre Nuri al-Maliki. On y trouve en particulier la milice Badr, Asai’b Ahl al Haq, Kataib, Hezbollah et divers groupes sadristes, soit environ 100 000/120 000 hommes. Elles n’obéissent souvent qu’à leur propre chaîne de commandement, et en réalité sont pilotées par l’Iran et ‘coordonnées’ par un certain Abu Mahdi al-Muhandis (pseudonyme de Jamal Jaafar Mohammed), conseiller national adjoint à la sécurité. Le commandement opérationnel serait assuré, semble-t-il, par Hadi al-Amiri, politicien et chef en vue de la milice Badr, et qui possède ses entrées au ministère irakien de l’Intérieur dirigé par un affilié de Badr, Mohammed Ghabban.

Leur extrême brutalité à l’égard des sunnites génère de sérieux dégâts politiques, car elles ne sont pas plus soucieuses des droits de l’homme que l’EI. La population sunnite déjà éprouvée, est terrifiée par les échos des exactions commises par ceux qui ne sont pas toujours considérés par des libérateurs (à l’inverse des combattants kurdes dont le courage est célébré par ceux qu’ils viennent sauver). Ainsi, le bouillant religieux Muqtada al-Sadr a dû procéder à la suspension des groupes miliciens Youm-AlMaud et Saraia Salami à la suite de l’émotion soulevée par l’enlèvement puis l’assassinat du chef de tribu sunnite Sheikh Qasim Sweidan al-Janabi et de 8 autres personnalités à Bagdad. Il a invité les diverses formations politiques sunnites à faire preuve de ’retenue’ et ne pas boycotter le Parlement irakien. Amiri avait démenti que ses hommes soient responsables des destructions, kidnappings et exécutions subies par les sunnites dont Human Rights Watch dénonce l’augmentation au fil des mois. Ceci complique gravement l’engagement des tribus sunnites déjà échaudées dans le passé et la réintégration politique de cette partie de la population, ce qui ajoute à la fragmentation du pays.

La place donnée à la diplomatie

Dans ce contexte difficile, cette nouvelle ‘répartition du travail’ se traduit par un peu plus de place pour la diplomatie - d’une part avec un appui politique fort à l’égard du Premier ministre irakien, Haider al-Abadi, qui est toujours encouragé à pratiquer l’ouverture en direction des sunnites, une option qui est confirmée mais ne se traduit que très insuffisamment dans les faits. Si des efforts substantiels ont été accomplis, notamment par des nominations à des échelons élevés de la hiérarchie militaire, les niveaux plus subalternes de commandement et l’essentiel de la troupe restent largement chiites. Les exactions des milices chiites encadrées par Téhéran, comme nous venons de le dire, ne facilitent pas l’intégration de sunnites ; cette ligne politique inclut d’autre part une volonté de pousser le gouvernement irakien à trouver également un modus vivendi avec le Kurdistan et un compromis sur le partage des recettes pétrolières et hydrocarbures entre eux. Téhéran avait clairement fait savoir aux Kurdes que son assistance militaire était conditionnée par une renonciation à l’indépendance unilatérale que l’Iran a toujours découragée, craignant une contagion chez ses propres Kurdes. La crainte quasi-paranoïaque des séparatismes est un syndrome traditionnel de l’Etat centralisateur iranien où les revendications culturelles des minorités sont vite vues comme d’obscurs complots de l’étranger. Cette ‘nouvelle approche’ progresse peu à peu. Cette diplomatie est menée de plusieurs côtés, au premier chef par le gouvernement en tant que tel (le ministre des Affaires étrangères Zarif et ses vice-ministres), mais également avec l’amiral Shamkhani, dont nous avons montré l’importance.

Les tournées diplomatiques iraniennes attestent cette redistribution des rôles. En félicitant, le 10 septembre 2014, Ibrahim-al Jafari, son nouvel homologue irakien, Zarif a plaidé pour un plus grand dynamisme de leur coopération diplomatique. Plus symbolique encore, en fin décembre, la tournée régionale et fort médiatisée (quasi-‘présidentielle’ ?) d’Ali Larijani, président du Parlement, retient l’attention. Lors de son passage en Irak, au Kurdistan, en Syrie et au Liban, Larijani a rencontré de nombreux responsables diplomatiques, politiques et religieux. Au Liban, il s’est naturellement entretenu avec Hassan Nasrallah, secrétaire général du Hezbollah, le Premier ministre libanais, le ministre de la Défense et le président du Parlement libanais Nabih Berri. En Syrie, avec Bachar el-Assad et des organisations palestiniennes, en Irak avec le Premier ministre Haider al-Abadi, Ali Sistani (à qui il a témoigné un respect appuyé) et d’autres dignitaires religieux et politiques. Il a insisté sur la nécessaire cohésion du pays. Au Kurdistan, Larijani, après avoir rencontré Jalal Talabani, l’ancien président irakien à Soleimani, a conféré à Erbil avec Massoud Barzani, président de la région du Kurdistan. Celui-ci a décrit cette visite comme « une nouvelle étape dans les relations entre les deux pays ». Barzani a remercié l’Iran pour son assistance.

Cette tournée fait partie de la politique de communication d’Ali Larijani qui s’emploie depuis plusieurs mois à lui donner une grande visibilité. Elle dépasse ses seules ambitions personnelles, elle reflète le souci du président du majlis de peser, lui et l’institution parlementaire, sur la diplomatie du pays, quitte à faire entendre sa propre musique. D’autant que le Parlement conservateur n’est pas, tant s’en faut, toujours d’accord avec la ligne gouvernementale, comme on le voit sur le dossier nucléaire où les conservateurs, notamment à la commission de la Sécurité nationale et des Affaires étrangères, la contestent vigoureusement, visiblement contraints par le Guide de ne pas torpiller les négociations. Sur les dossiers régionaux il ne serait pas étonnant que ces ultras ne pèsent pour un retour à la ligne « tout militaire » que ne défend pas Larijani. Mais il veut montrer qu’il a un rôle, et que le majlis n’est pas une « chambre d’enregistrement ». Naturellement, il doit afficher vis-à-vis de l’extérieur une cohérence avec les orientations gouvernementales, et ne pas dévier de la ligne du Guide. Le député Hossein Naqavi Hosseini, porte-parole de la commission de la Sécurité nationale, ne dit pas autre chose : « La tournée fait partie de la diplomatie parlementaire et au vu du rôle effectif des parlements qui traitent des défis qu’affrontent les pays ».Symétriquement, les visites du Premier ministre irakien, du président sunnite du Parlement, et d’autres personnalités de premier plan, se sont succédées à Téhéran.

L’activisme diplomatique iranien vers l’Irak ne se dément pas, avec ces arrière-pensées politiques internes qu’on ne peut ignorer. Le 16 février, une imposante délégation ministérielle s’est rendue en Irak, sous la conduite du premier vice-président Es’haq Jahangiri, avec un agenda politico-économique conséquent. En janvier, s’était déjà tenue à Téhéran la « Conférence sur les Opportunités Spéciales Economiques et Commerciales Iran-Irak » qui avait rassemblé responsables de l’administration et du monde des affaires. Ceci nous conduit à souligner ici une dimension capitale de la stratégie iranienne, très largement sous-estimée des analystes occidentaux. Pour Téhéran, l’Irak est un marché essentiel, ce pays étant un des premiers partenaires de la République Islamique.

L’Irak : partenaire économique de l’Iran

La présence économique iranienne y est spectaculaire, visible dans de nombreux secteurs. Si l’énergie est un des axes de coopération significatif, il est loin d’être le seul. Plus qu’une imaginaire subordination politico-religieuse de Bagdad, c’est la réalité d’une pénétration du marché irakien qui se confirme sur le terrain. Dans le secteur du BTP, par exemple, les entreprises iraniennes performantes, souvent contrôlées par les pasdarans, luttent vigoureusement contre les non moins efficaces groupes concurrents turcs. Le cas du ciment est emblématique de la volonté de conquête : dans le passé, l’Iran n’avait pas hésité à exporter du ciment au moment-même où les besoins domestiques n’étaient pas satisfaits, contraignant Téhéran à importer. L’Irak demeure un des principaux clients du ciment iranien. N’oublions surtout pas, signe parlant, que Es’haq Jahangiri a nommé le 15 novembre 2013 Rostam Qasemi (ancien ministre du Pétrole d’Ahmadinejad, importante figure des Gardiens, ancien patron du très important conglomérat pasdaran Khatam-ol Anbia) comme conseiller chargé des relations économiques avec l’Irak sous le titre « Secrétaire du Quartier Général pour le développement des relations économiques Iran-Irak ». Cette nomination qui avait beaucoup ému réformateurs et modérés reflète le réalisme de Rohani qui sait qu’il ne peut complètement éliminer le poids économique des pasdarans (même s’il souhaite fortement le réduire). Ceux-ci ont un considérable pouvoir de nuisance, et dans le domaine de l’énergie, ils sont incontournables. En sus, l’Irak comme la Syrie, sont les terrains privilégiés des ambitions des Gardiens, donc cette désignation - encombrante - n’en fait pas moins sens. Il s’était déjà rendu en avril 2014 au Kurdistan irakien pour discuter de l’intensification des échanges bilatéraux où l’énergie joue une place de choix. Dans le cadre de la délégation présente en février 2015, il est venu proposer de faire profiter l’Irak des compétences techniques et d’ingénierie acquises par l’Iran… « pendant les huit années de guerre imposée par l’Irak » (les interlocuteurs ont dû apprécier…) ; il veut promouvoir l’exportation des services d’ingénierie iraniens, dont Khatam ol Anbia est un acteur de poids, et a ajouté que l’Irak est considéré comme le meilleur hub d’exportations pour l’Iran [27]. Le 11 novembre 2014, Mohammad Shariatmadari, vice-président pour les « affaires exécutives », déclarait que les exportations de services d’ingénierie avaient atteint $5mds et a invité à créer un comité mixte pour les développer ; en octobre, Valliollah Afkhamirad, chef de l’Iran’s Trade Promotion Organization (TPO), annonçait qu’un protocole commercial avait été signé pour faciliter les exportations, et Saeed Danaeifar, ambassadeur de Téhéran à Bagdad, déclarait que l’Iran autorisera l’exportation de médicaments et d’équipements médicaux en Irak, qui devrait être facilitée par la construction du centre douanier de Sumar Mandali. Selon Mohamad-Reza Ansari, chef de l’Association iranienne des exportateurs de services techniques et d’ingénierie, l’Irak représente plus de 70% des exportations de ce secteur et « l’Iran a la capacité d’exporter $ 25 mds de services techniques et d’ingénierie chaque année », vu les besoins irakiens dans la construction des ponts et routes, l’eau, l’électricité, le gaz, les pipe- lines, les raffineries, les aéroports, barrages et centrales électriques, sans oublier le secteur minier. Selon lui, l’EI et l’insécurité sont les principaux obstacles à l’expansion de ces échanges. Certains officiels placent même l’Irak au second rang des importateurs de produits iraniens, soit environ 17%, voire 20% des exportations totales. Selon Yahya al-Es’haq, président de la Chambre de Commerce Iran-Irak, ancien ministre du Commerce et supporteur actif du secteur privé, les échanges commerciaux (encore très insuffisants) auraient dépassé $12 mds l’an passé (mars 2013-mars 2014) mais se heurtent à de multiples obstacles de transport transfrontalier, de restrictions bancaires, et aux délicat problème de « la réexportation de produits iraniens via l’Irak [28] ». Les machines-outils, les produits alimentaires, les matériaux de construction, le matériel ménager et autres équipements pour des projets civils sont les principales catégories de biens déjà exportés qui possèdent un potentiel d’expansion, malgré l’efficacité jugée insuffisante de la Chambre de Commerce bilatérale $30b T [29]. Le tourisme (de mars 2014 à mars 2015 environ 3,5 millions de touristes irakiens se seront rendus en Iran) est prometteur : du côté iranien, des pèlerins visitent les lieux saints chiites ; Téhéran veut attirer des touristes et investisseurs irakiens vers l’île de Kish (zone spéciale). Un groupe de travail ad hoc a été constitué pour développer les échanges touristiques et un texte de loi sur ce sujet est en préparation.

La récente visite de l’impressionnante délégation iranienne menée par Es’haq Jahangiri, premier vice-président, a été l’occasion de marquer l’importance prioritaire du marché irakien. A l’occasion de la réunion de la Commission mixte, le 17 février, Ali Tayyebnya, ministre de l’Economie et des Finances, a indiqué que les échanges bilatéraux, actuellement de l’ordre de $12mds, ont un potentiel de croissance jusqu’à $20 mds. A cette occasion, 7 lettres d’intention ont été signées (les fameux MOU qui se concrétisent rarement !) dans les secteurs du commerce, des mines et études géologiques, tourisme, transport aérien, des produits vétérinaires, de l’élevage, en présence du Premier ministre irakien. Au même moment se tenait un grand salon économique iranien (secteurs du pétrole, du gaz, de l’électricité, des matériaux de construction, des services techniques et d’ingénierie, de l’équipement domestique, de l’automobile, du médicament et des équipements médicaux) en présence de 260 entreprises venues d’Iran. A cette occasion, Mohsen Salehinia, vice-ministre de l’Industrie, a indiqué que l’Iran souhaite multiplier les joint-ventures avec l’Irak [30]. Pour sa part, Valliollah Afkhamirad a signalé que les exportations non pétrolières de l’Iran vers l’Irak ont considérablement augmenté (+ 24,2%) de fin mars 2014 à fin janvier 2015, atteignant $5,112mds ($42,6mds si on y ajoute les condensats). Mohammad Reza Nematzadeh, ministre de l’Industrie, a pour sa part proposé à son homologue Malas Mohammad Abdulkarim la constitution d’une joint-venture pour la construction d’automobiles. Peu après, Saeed Madani, Pdg du groupe automobile Saipa confirmait ses bonnes performances et ambitions d’exportations sur le marché irakien considéré comme ‘stratégique’. Son concurrent, Tam Ikc (Iran Khodro), qui pour la même raison avait ouvert en janvier son agence et son showroom, a profité aussi de ce salon pour entamer une négociation pour la construction d’une unité de production. Peu après, Sorena Sattari, vice-président iranien en charge des Affaires scientifiques et techniques, et Hassam Kazem al-Rashed, ministre irakien des Communications, ont exploré les perspectives de coopération dans ce secteur et le ministre irakien de la (re)Construction et du Logement, Tariq al-Khikani, a appelé les entreprises iraniennes à participer à la construction des quelque 2,5 millions de logements nécessaires. En décembre, Ali Shamkhani avait rencontré le ministre irakien des Transports, Baqir Jabr al-Zubeidi, pour plaider la coopération bilatérale dans les infrastructures, les routes, le rail, les transports maritimes et aériens et dans la reconstruction du pays dévasté par l’EI. Le secteur financier n’est pas en reste, puisque le 10 décembre Hassan Motamedi, directeur général de la banque Eghtesad Novin Bank avait annoncé la création d’une banque irano-irakienne, Islamic Regional Cooperation Bank for Development and Investment (Taawon Bank), avec une participation iranienne de $120 millions contrôlant 68% du capital.

Mais bien entendu, le secteur de l’énergie est un enjeu majeur de ces relations. La baisse des cours du baril a sinistré le budget irakien et considérablement affaibli les recettes iraniennes. Or, ce manque à gagner des deux partenaires pèse négativement sur les échanges et la coopération bilatéraux privés de financement. Les deux pays multiplient les concertations et démarches communes auprès de l’OPEP et de Riyad pour tenter de les convaincre de faire remonter les cours, mais ces démarches n’ont pas été entendues ; aussi Bagdad et Téhéran essaient de coordonner leurs politiques pour y faire face, notamment par une diminution commune de la dépendance au pétrole [31]. En novembre, le ministre iranien du Pétrole, Bijan Zanganeh, s’était entretenu avec ses homologues irakien (Abdul Kareem Luaibi), omanais (Mohammed bin Hamad Al Rumhy) et qatari (Mohammed Saleh Abdulla Al Sada) à l’occasion de la réunion ministérielle du Forum des Pays Exportateurs de Gaz (GECF) à Téhéran. Un autre facteur de complication est, du côté irakien, la question épineuse du différend persistant entre le (KRG) Kurdistan irakien et Bagdad quant au respect de l’accord signé en décembre entre les deux protagonistes [32] : le KRG (Autorité régionale du Kurdistan) n’aurait pas exporté la totalité des quantités convenues, et Bagdad ne verse pas le montant (17%) des recettes promises, en déduisant une contribution à l’effort de défense. Cela n’a pas empêché Téhéran d’annoncer en décembre un plan de $15mds sur 4 ans pour développer des champs pétroliers conjoints avec l’Irak afin d’augmenter la production iranienne de 550 000 barils/jour, sans que l’on sache comment ceci sera financé. De même, plusieurs consortiums sont en cours de constitution pour la construction de gazoducs exportant du gaz vers l’Irak, projets dont la faisabilité financière reste à confirmer. Enfin, Téhéran souhaite débuter la livraison de gaz à Bagdad et Bassora dans les mois prochains, et construire un second gazoduc.
Ceci n’empêche pas les dirigeants et personnalités iraniens de consolider leur posture diplomatique en Irak. Ainsi, lors de sa visite en Irak, Jahangiri s’est entretenu à Najaf le 18 février avec l’Ayatollah Sistani, l’ayatollah Es’haq Fayyaz, sur divers sujets, dont la situation actuelle, l’unité entre sunnites et chiites, la nécessité du combat contre les extrémistes. Il avait rencontré à Bagdad le président irakien Fuad Massum, le Premier ministre al-Abadi. Peu après cette visite, Mohammad Nahavandian, secrétaire général de la présidence iranienne, a échangé à Téhéran avec le représentant d’Ali Sistani, l’Hojjatoleslam Shahrestani, sur les projets de coopération bilatéraux dans le domaine de l’énergie, se félicitant des accords signés.

Nous comprenons mieux, ainsi, que le caractère stratégique des enjeux irakiens pour l’Iran présente de multiples dimensions, ce qui explique non seulement leur importance mais aussi leur interdépendance. Ceci justifie pleinement que le traitement des relations bilatérales ne puisse pas être seulement militaire, et que les divers responsables de l’exécutif soient impliqués. Il en résulte à coup sûr une visible concurrence, notamment factionnelle mais aussi individuelle (Larijani), et probablement des contradictions et des confusions qui nuisent à l’efficacité des démarches. Le retour en force de la diplomatie est assorti de proclamations très unitaires afin d’éviter de laisser percevoir une compétition entre le militaire et le diplomate, dont il ne faut pas pour autant exagérer la portée. Il reste que si la bataille de Tigrit se soldait par une victoire irakienne contre les djihadistes, le lustre, donc le poids de Soleimani s’en trouverait renforcés, au moins provisoirement.

Publié le 06/03/2015


Outre une carrière juridique de 30 ans dans l’industrie, Michel Makinsky est chercheur associé à l’Institut de Prospective et de Sécurité en Europe (IPSE), et à l’Institut d’Etudes de Géopolitique Appliquée (IEGA), collaborateur scientifique auprès de l’université de Liège (Belgique) et directeur général de la société AGEROMYS international (société de conseils sur l’Iran et le Moyen-Orient). Il conduit depuis plus de 20 ans des recherches sur l’Iran (politique, économie, stratégie) et sa région, après avoir étudié pendant 10 ans la stratégie soviétique. Il a publié de nombreux articles et études dans des revues françaises et étrangères. Il a dirigé deux ouvrages collectifs : « L’Iran et les Grands Acteurs Régionaux et Globaux », (L’Harmattan, 2012) et « L’Economie réelle de l’Iran » (L’Harmattan, 2014) et a rédigé des chapitres d’ouvrages collectifs sur l’Iran, la rente pétrolière, la politique française à l’égard de l’Iran, les entreprises et les sanctions. Membre du groupe d’experts sur le Moyen-Orient Gulf 2000 (Université de Columbia), il est consulté par les entreprises comme par les administrations françaises sur l’Iran et son environnement régional, les sanctions, les mécanismes d’échanges commerciaux et financiers avec l’Iran et sa région. Il intervient régulièrement dans les media écrits et audio visuels (L’Opinion, Le Figaro, la Tribune, France 24….).


 


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