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Sandjak d’Alexandrette : pourquoi a-t-il été rattaché à la Turquie ?

Par Cosima Flateau
Publié le 12/07/2013 • modifié le 24/02/2023 • Durée de lecture : 10 minutes

Source : http://ifpo.hypotheses.org/4348

Composé de deux villes principales, la cité d’Antioche, qui abritait le patriarcat d’Orient, et le port d’Alexandrette, cette entité territoriale née par décision des autorités mandataires françaises sur les décombres de l’Empire ottoman, a été cédée par la France à la Turquie en 1939, malgré les aspirations de la Syrie, à laquelle il appartenait depuis la fin de la Première Guerre mondiale. Il porte aujourd’hui le nom turc d’Hatay. Dans quelles circonstances s’est fait le rattachement contesté de cette province à la Turquie ?

Un territoire composite et stratégique

Le sandjak d’Alexandrette était un territoire composite, qui n’était pas unifié sur le plan géographique ni sur le plan ethnographique dans l’Empire ottoman. Son unification commença à partir de 1867, lorsque l’armée ottomane fut envoyée pour pacifier et sédentariser les tribus turkmènes qui se trouvaient dans la région. Furent alors fondées plusieurs villes, chefs-lieux de caza (sous-division administrative du sandjak) destinées à regrouper les tribus sédentarisées de la plaine de l’Amouk. Des tribus arabes furent forcées d’aller s’installer dans la région d’Antioche. La population qui habitait ce territoire était composite : les chefs de tribus turkmènes se muèrent progressivement en grands propriétaires terriens, employant sur leurs domaines une main d’œuvre composée de paysans alaouites. Les chefs de tribus jouissaient dans l’Empire ottoman de la fin du XIXe siècle d’une certaine liberté d’action à l’égard du sultan. Outre les tribus de race turque et arabe, des minorités importantes cohabitaient dans cet espace au début du XXe siècle. La minorité tcherkesse, composée d’environ 1000 personnes, disposait de terrains dans les environs de Reyhanié, et était surtout spécialisée dans l’agriculture et l’élevage. Sous le mandat, ils entretenaient de bonnes relations avec l’administration mandataire et s’engageaient souvent dans la gendarmerie mobile, avec laquelle ils participaient à la répression des bandes armées. Les Arméniens enfin, dont une partie avait participé à l’occupation du sandjak à la fin de la Première Guerre mondiale, et dont les rangs s’étaient vus grossis des Arméniens émigrés de Cilicie après sa cession en 1921. Leur installation à Antioche avait été encouragée par certaines autorités religieuses, désireuses de créer un noyau catholique dans le sandjak.

A la fin de la Première Guerre mondiale, la province d’Alexandrette présentait un intérêt stratégique certain : elle était traditionnellement considérée comme une voie de passage entre la Turquie et la péninsule arabique, et était devenue un carrefour majeur de communication, notamment depuis la construction du Bagdadbahn. Alexandrette se trouvait, précisément, au départ de plusieurs voies ferrées importantes : la voie qui, par Adana, desservait l’Anatolie, et qui pouvait servir à projeter une force militaire turco-allemande dans le monde arabe, ou au contraire pour une force arabo-britannique d’accéder à Constantinople ; la voie qui, par Alep et Mossoul, rejoignait Bagdad et Bassorah ; celle qui par Homs, Damas et Jérusalem, permettait de rallier le canal de Suez et l’Afrique. Les années qui précédèrent la Première Guerre mondiale virent l’affrontement entre le réseau ferré français qui passait par Damas, Hama et débouchait sur Beyrouth et Tripoli, et le réseau allemand du Bagdadbahn qui débouchait sur Alexandrette. Les Allemands projetaient de faire de ce port l’un des premiers de la Méditerranée depuis qu’ils en avaient obtenu en 1903 la concession de la construction. Sur le plan économique, le port d’Alexandrette se trouvait être, au début du XXe siècle, le seul port naturel de Syrie du Nord et le second port de Syrie après Lattaquié. Même s’il commençait à se faire concurrencer par d’autres ports, son activité économique représentait presque ¼ du trafic des 4 principaux ports des pays du Levant. De nombreuses compagnies maritimes, parmi lesquelles les Messageries maritimes françaises, passaient par ce port pour relier Europe et Levant, et le commerce avec Marseille était en plein essor depuis le XIXe siècle.

Après la Première Guerre mondiale, le sandjak autonome d’Alexandrette, tout en gardant l’autonomie administrative dont il jouissait, fut rattaché en 1920 au gouvernement d’Alep. Depuis les accords frontaliers Franklin-Bouillon de 1921, négociés entre la France et la Turquie, les négociateurs turcs ne remettaient pas en cause le fait que le sandjak appartenait à l’ensemble syrien, mais avaient fait instaurer un régime administratif spécial, qui reconnaissait l’identité turque dans le sandjak. La langue turque était reconnue comme langue officielle au même titre que la langue arabe. Sous la direction d’un mutessarif, siégeait un conseil administratif composé de 12 membres élus, qui dépendait du haut-commissaire à Beyrouth jusqu’en 1926, avant de dépendre de Damas. Le sandjak autonome, dont le siège était à Alexandrette en hiver, à Antioche en été, se composait de 3 communes, nommées cazas, qui étaient respectivement Antioche, Alexandrette et Kirikhan. Chaque commune était administrée par un caïmacan (sous-préfet) désigné par l’Etat de Syrie.

Le contentieux diplomatique syro-franco-turc au sujet du sandjak d’Alexandrette

C’est à partir de 1936 que se réveille le problème du sandjak d’Alexandrette. A partir de cette date, la France reconnaît l’indépendance de la Syrie dans un délai de 3 ans, dont elle avait la responsabilité en tant que mandataire. Se pose alors la question de savoir si le sandjak d’Alexandrette peut rester rattaché à la Syrie, comme il l’est depuis le début du mandat, ou s’il doit être rattaché à la Turquie. Or, à partir de 1936, la Turquie revendique violemment le droit pour le sandjak de revenir à la Turquie, en prenant pour appui l’importante proportion de Turcs – qui ne constituent pas cependant, selon les sources françaises, la majorité de la population – dans le sandjak. Ces revendications turques se heurtent au refus de Léon Blum, pour qui le sandjak est indissociable de la Syrie. Ankara commence par proposer plusieurs solutions intermédiaires, plutôt que le rattachement pur et simple : une fédération de trois Etats indépendants, la Syrie, le Liban et le Sandjak, qui conserveraient chacun leur souveraineté, sauf pour les relations extérieures. Mais cette solution ne peut être viable et se heurte aux arguments juridiques développés par la partie française. L’affaire est donc traduite devant la Société des Nations (SDN), et s’ensuivent trois ans de tractations diplomatiques, où chacun défend ses arguments : la proportion de membres de la race turque et parlant la langue turque appuie la position turque ; la France s’appuie sur ses devoirs de puissance mandataire, qui doit garantir l’intégrité territoriale du pays dont elle a la charge, et qui ne peut donc amputer la Syrie d’une partie de son territoire, à l’heure où elle doit accéder à l’indépendance. Le gouvernement français rappelle qu’il ne fait qu’appliquer un mandat qui lui a été confié par la SDN et qu’il n’est pas en son pouvoir de morceler le territoire qui lui a été attribué. Plusieurs points cependant fragilisent l’argumentaire français : dans la pratique, la France a déjà amputé la Syrie en créant un Liban indépendant et en cédant la Cilicie sur laquelle un mandat lui avait été confié en 1921.

C’est la situation internationale marquée par des tensions croissantes qui va avoir raison de la position française. La Turquie, depuis le début des années 1930, est un enjeu stratégique majeur en Méditerranée : elle a conclu une série de pactes régionaux (Entente balkanique en 1934 avec la Grèce, la Roumanie et la Yougoslavie ; pacte de Saadabad en 1937 avec l’Iran et l’Afghanistan), a obtenu depuis la conférence de Montreux depuis juillet 1936 le droit de remilitariser les détroits. Pour la France et la Grande-Bretagne, elle apparaît comme un acteur dont il faut s’assurer la bienveillante neutralité en cas de guerre. Or, cette neutralité n’est pas acquise d’avance, car la Turquie entretient des liens étroits avec l’Allemagne depuis le début du siècle, particulièrement sur le plan commercial. La question du sandjak devient alors l’épine dans le rapprochement diplomatique entre Paris, Londres et Ankara, qui doit déboucher sur une déclaration tripartite d’assurance mutuelle. En mai 1939, une déclaration anglo-turque est obtenue, grâce au financement par les Britanniques d’un complexe industriel et d’un prêt de 16 millions de livres, en grande partie destinée à acheter du matériel militaire. Du côté français, les négociations achoppent sur la question du sandjak. La déclaration franco-turque du 23 juin 1939 est signée le même jour que l’intégration du sandjak d’Alexandrette (désormais baptisé Hatay) à la Turquie.

A l’échelle locale, la question du rattachement à l’un ou l’autre Etat crée, dès les années 1930, une importante mobilisation populaire. Ankara s’intéresse de près à la mobilisation et finance aussi bien associations de propagande turcophiles, que les journaux et activités des bandes turques oeuvrant en faveur du rattachement du sandjak à la Turquie. C’est dans les élites turques d’Antioche que les turcophiles recrutent leurs partisans, tandis que le cœur de organisation se trouvait à Alep, en la personne du consul de Turquie. La création de Maisons du Peuple, institutions à façade culturelle, mais essentiellement politiques, à Antioche, Alexandrette, Kirik-Khan, traduisent le souci des autorités turques d’encadrer et de mobiliser la population au niveau local [1]. Une autre institution, le Comité pour l’indépendance du Hatay, favorable aux Turcs, est particulièrement puissant dans le territoire : il s’efforce de rallier en priorité des personnalités en vue, et destine sa propagande aux Alaouites (en s’efforçant de prouver combien ils sont proches des Turcs) et aux Arabes sunnites (en s’appuyant sur l’argument religieux), avec le soutien du gouvernement d’Ankara. Il est proche du Parti du Peuple, fondé en 1934 et dont le président est Tayfur Sökmen, député d’Antalya à l’Assemblée nationale. Ses membres sont pour la plupart des intellectuels et des aghas lettrés, et une bonne partie est de grands notables d’Antioche. Plusieurs partis politiques représentent également les intérêts arabes dans le sandjak : le parti Vatani représente les Arabes nationalistes et organise des manifestations contre le rattachement à la Turquie. La Ligue d’Action Nationale, créée en 1932 et dirigée par Zaki al-Arsouzi, est le plus radical des comités du sandjak, et est assez influent chez des Arabes nationalistes sunnites et alaouites. A partir de 1937, des accrochages entre nationalistes turcs et nationalistes arabes ont lieu au niveau local, en particulier à Antioche, dont la presse turque (Türk Seuzu, Yeni Adana) se fait l’écho [2]. Mais le nationalisme arabe du sandjak est confronté à une certaine absence de soutien politique. Les manifestations les plus importantes se déroulent dans les grandes villes syriennes (Alep et surtout Damas), où la fermeture des souks, la distributions de tracts et les pétitions à la SDN montrent la mobilisation des partisans du rattachement du sandjak à la Syrie [3], tandis que les journaux arabes parlent d’amputation et de spoliation du territoire national.

En dépit de cette mobilisation, le rattachement à la Turquie est décidé par les grandes puissances et change considérablement les données dans la région. Au niveau local, la cession du sandjak engendre l’exode de la quasi-totalité de la population arménienne, qui est dirigée dans la plaine de la Bekaa et dans des camps de réfugiés aux environs de Beyrouth. Un certain nombre de notables sunnites travaillant dans le négoce s’exilent dans les grandes villes syriennes. Demeurent souvent en place des Arabes qui ne pouvent pas liquider leurs affaires ou des paysans alaouites qui subissent de la part des grands propriétaires terriens une forte pression pour rester dans le sandjak. La question de l’option d’une nationalité reste compliquée par la mauvaise volonté administrative des Turcs [4] : pression sur une partie de la population du sandjak pour qu’elle y demeure (cela concerne certaines professions particulièrement recherchées, comme les techniciens, les artisans et les ouvriers agricoles, qui sont pour la plupart des alaouites [5], complication des formalités administratives afin de mettre la main sur les biens des sandjakiens qui ont fui en territoire sous mandat français sans avoir le temps de choisir une nationalité dans les formes. La physionomie ethnographique du sandjak change, avec un afflux de population turque et la turquification qui suit la cession. A la fin de la Seconde Guerre mondiale, la question du sandjak fait de nouveau débat en Syrie, où le nationalisme arabe n’est pas mort. Ceux qui militent en faveur du rattachement du sandjak à la Syrie sont souvent des exilés de 1939 regroupés à Lattaquié dans un Comité de Libération du sandjak, et un certain nombre de communistes syriens et libanais. A Alep se développe le Parti du Peuple, composé de notables qui déplorent le fait que la grande ville marchande du nord de la Syrie se retrouve coupée de son débouché naturel.

L’appartenance du sandjak d’Alexandrette, devenu Hatay, à la Turquie, est reconnue une première fois par la Syrie au début des années 1950 : il valait mieux préférer une frontière nord globalement sécurisée au prix d’une amputation territoriale, que des problèmes de voisinage permanent. Cependant, l’affaire d’Alexandrette demeure dans la conscience nationale syrienne la blessure d’une troisième amputation territoriale réalisée par les autorités mandataires françaises (après la cession de la Cilicie et l’indépendance du Liban). Après la Seconde Guerre mondiale, au Hatay, la majorité des habitants ne songe plus, d’après les sources françaises, à exiger une modification de leur statut, même si les minorités ont le sentiment de faire les frais de cet arrangement [6]. Les relations entre Syrie et Turquie ont pu rester fortes, malgré l’institution de nationalités différentes et la séparation des régimes douaniers : c’est ainsi qu’au Hatay demeure encore une importante population alaouite, qui s’est sentie solidaire du régime de Bachar al-Assad dans le contexte de la crise syrienne, et que cette région du sud de la Turquie demeure un espace particulièrement sensible aux événements qui se déroulent de l’autre côté de la frontière.

Sources et bibliographie :
 Archives du ministère des Affaires étrangères, Nantes.
 Yasar Demir, Le rattachement du sandjak d’Alexandrette à la Turquie, ambition turque et influence des dynamiques locales : la politique de la France dans le Levant (1918-1939), thèse de l’université de Strasbourg, non publiée.
 Michel Gilquin, D’Antioche au Hatay. L’Histoire oubliée du Sandjak d’Alexandrette. Nationalisme turc contre nationalisme arabe. La France, arbitre ?, L’Harmattan, 2000.
 Richard Yilmaz « Le sandjak d’Alexandrette, baromètre des relations entre la Turquie et la Syrie », Outre-Terre 1/2006 (no 14), p. 109-116.
 Stéphane Yerasimos, Question d’Orient, Frontières et minorités des Balkans au Caucase. Le sandjak d’Alexandrette. Formation et intégration d’un territoire. Paris, La Découverte, 1993.

Publié le 12/07/2013


Agrégée d’histoire, élève à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, les recherches doctorales de Cosima Flateau portent sur la session du sandjak d’Alexandrette à la Turquie (1920-1950), après un master sur la construction de la frontière nord de la Syrie sous le mandat français (1920-1936).


 


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