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Sagesse, prophétie et philosophie, Les fondements d’une philosophie islamique

Par R. L.
Publié le 25/11/2013 • modifié le 07/03/2018 • Durée de lecture : 6 minutes

Philosophical debate between master and students, from 13th century Seljuk Turkish manuscript The Best Maxims and Most Precious Dictums of Al-Mubashir

The Art Archive / Topkapi Museum Istanbul / Gianni Dagli Orti / AFP

En nous concentrant ici sur le cas de la philosophie islamique, nous nous proposons de voir comment islam et philosophie s’entremêlent. La question qui commandera notre démarche est la suivante : d’où provient la nécessité de philosopher en islam ? C’est donc à un retour sur les fondements même de la religion qu’il faut procéder, afin de mieux comprendre les liens qui uniront philosophie et islam. Il nous faut pour cela revenir à deux notions clés du texte coranique, dont l’importance se mesure à l’aune de l’influence considérable qu’ils auront sur la philosophie postérieure, ceux de sagesse et de prophétie.

N.B. : Il ne s’agit pas ici d’entrer dans le détail du texte d’auteurs particuliers, mais bien plutôt de se placer avant leur geste philosophique, afin de mieux restituer sa nécessité, et de permettre une meilleure compréhension future de l’acte de philosopher en islam.

La « sagesse » dans le texte révélé

Il n’est jamais mauvais de rappeler quelques évidences, à commencer par la célèbre étymologie du mot philosophie. Celle qui est littéralement « amour de la sagesse » suivant la conception grecque, se perpétuera dans un cadre défini par la révélation islamique, en se modifiant à son contact, et en prenant une forme particulière. Il devait exister dans ce cadre quelques affinités avec le mode de pensée proprement philosophique pour qu’un tel événement intellectuel puisse advenir. La présence très importante de la notion de « sagesse » au sein même du texte coranique est ainsi un fait majeur, à noter. Revenons donc pour quelques instants au texte religieux lui-même.

Le terme arabe qui désignera plus tard la philosophie, falsafa, est absent du Coran. Le savoir, ou ‘ilm est divin. Toute connaissance est divine et absolue. Le terme de « sagesse » est ainsi employé afin de désigner Dieu lui-même. Le Coran qualifie ainsi Dieu de « sage » (hakîm) et de « savant » (’âlim), établissant ainsi une identité parfaite entre le divin, la sagesse, et le savoir. Comment expliquer qu’une philosophie proprement humaine se soit développée dans ce cadre ?

En réalité, le savoir est divin, mais n’est pas exclusivement réservé à Dieu. Ainsi, les premiers interprètes soucieux de donner naissance à une pensée philosophique se sont attachés à la phrase selon laquelle l’homme est le « calife de Dieu sur sa terre ». Le terme khalifat, désignant le « calife » peut ainsi être traduit comme « ministre » ou « successeur ». La sagesse divine fait alors l’objet d’une communication de Dieu à l’homme. Or, cette transmission de la sagesse proprement divine correspond à l’instauration du califat d’Adam. D’un point de vue que l’on pourrait qualifier d’ontologique [1], il faut alors noter que cette transmission de la sagesse divine est ce qui donne naissance à l’existence de l’homme, par la sortie hors du néant. D’un point de vue épistémologique [2], ce précédent implique que l’homme doit toute potentielle sagesse acquise à la volonté divine, Dieu ayant fait de lui son successeur sur la terre. D’un point de vue politique, enfin, c’est à l’homme que revient le droit d’exercer sa souveraineté sur l’ensemble des créatures terrestres.

Si l’on s’abstrait des querelles théologiques, et si l’on considère que texte religieux n’est pas uniquement une révélation, mais est également une matrice de culture et de civilisation, alors on mesure l’influence considérable que l’idée d’une transmission de la sagesse divine à l’homme a pu avoir sur le développement de la philosophie dans l’aire islamique. Si la philosophie est le travail de l’esprit en vue d’acquérir la sagesse, et si toute sagesse est divine, alors le terme du travail philosophique se confond avec la volonté divine. C’est sur cette équation que reposera une immense partie des productions philosophiques ultérieures.

Une « sagesse prophétique »

La sagesse est ainsi considérée comme l’un des bienfaits de la révélation prophétique dans la mesure où elle est la manifestation terrestre d’une volonté divine bienveillante. Elle est un savoir qui vaut de toute éternité, et qui a été octroyé aux hommes par Dieu comme un don libre. Ce dernier a ainsi donné aux hommes deux choses essentielles : le Livre et la sagesse.

La sagesse a ainsi dans la pensée islamique une importance comparable à celle du texte révélé lui-même. En tant qu’elle est à la fois la cause et le contenu du don divin, la sagesse est le pouvoir créateur de Dieu lui-même. Christian Jambet [3] note ainsi que le mot hikma apparaît de nombreuses fois dans le Coran. Or, il souligne que la racine dont il est issu peut avoir deux significations. La première renvoie au jugement, et la seconde au savoir. En ce sens, la sagesse prophétique est à la fois justice et savoir de la justice. Elle est une vérité cachée de Dieu, et révélée par lui seul.

Ceci constitue une différence notable d’avec le texte biblique. En effet, André Neher a montré combien la sagesse était dans la Bible opposée à la prophétie. Dans le christianisme, la sagesse est avant tout profane et humaine. La sagesse est au contraire dans le Coran au fondement même de la révélation prophétique. Elle est la seule vérité possible, et elle informe tous les domaines la vie profane, à commencer par la recherche du savoir, la philosophie.

La constitution d’une autonomie philosophique, qui reste sous l’influence de la prophétie

La philosophie islamique a pour but final de connaître plus finement ce que dit la révélation de façon dogmatique, mais elle n’est pas elle-même un discours de révélation. L’œuvre philosophique dans l’aire culturelle islamique sera véritablement autonome, et l’on peut le constater dans la mutation qu’elle fait subir aux notions les plus élémentaires qui étaient contenues dans le texte révélé.

Nous pouvons ainsi observer cela avec la notion d’intelligence, al-’aql. Ce mot désigne, sous l’influence prophétique, deux choses chez les philosophes. Il s’agit d’une part d’une réalité séparée de la terre, d’origine divine et qui gouverne les sphères célestes, l’Intelligence. Et il s’agit d’autre part d’une puissance supérieure de l’âme humaine l’intelligence. Christian Jambet note que nous distinguons artificiellement ces deux termes par l’usage d’une majuscule, mais elle n’existe pas en arabe. Le simple fait que le même mot, désigne sous la plume des premiers philosophes de l’islam, à la fois l’intellect humain et une réalité intelligible, donc immatérielle, nous renvoie à la signification complexe du grec noûs, à laquelle Aristote a consacré de nombreux textes, lesquels seront d’ailleurs relus par les philosophes arabes à l’aune du texte coranique. Si ceci doit nous prouver quelque chose, c’est bien que l’intellect ne peut pas être conçu sans référence à la cosmologie et à la théologie puisqu’il est dans sa nature d’être apparentée au monde des Intelligences célestes, qui présuppose cette cosmologie et cette théologie. Le terme al-‘aql ne désigne donc pas ce que nous nommons l’entendement, mais plutôt une réalité qui prend place dans le système général de la Création. Le ’aql se voit ainsi doué d’un rôle original, propre à la philosophie islamique, et permis par la liaison des données du Coran concernant le savoir divin et le concept grec de noûs.

Cette définition de l’intellect a deux conséquences fondamentales pour la suite de la philosophie islamique. Celles-ci s’énoncent comme suit : d’une part il se produit une descente de l’intellect sur l’homme, une information venant du monde supérieur, d’autre part il existe une activité qui s’exerce en l’homme, à la recherche du vrai et du faux. L’intellect en philosophie ne pourra donc pas être conçu sans la supposition de ce que l’on appelle un « agent », qui permet aux formes intelligibles de descendre sur terre, et d’un « patient », qui est un réceptacle sensible tout en possédant lui-même une nature intellectuelle, ou « intellective », laquelle reste à l’état potentiel.

Chez Farabi, al-Kindi, Avicenne, et encore chez Averroès, qui produiront tous des philosophies très différentes les unes des autres, on trouve la trace de ces deux grandes données, issues de l’étude du texte révélé, ainsi que de commentaires serrés de l’œuvre d’Aristote (son traité De anima servira ainsi de base à de nombreux débats sur la nature de l’intellect agent).

Chez Avicenne, et encore chez Averroès, se manifestera donc la volonté de faire de la philosophie une nécessité absolue, au service de la Loi religieuse. Ceci implique une autonomie du savoir philosophique en même temps qu’une certaine responsabilité à l’égard de l’héritage prophétique. L’intelligence vient ainsi assumer ce que la foi procure selon Christian Jambet et la philosophie se proposera d’intérioriser la vocation prophétique de l’homme.

On ne peut donc pas penser la philosophie islamique indépendamment du cadre religieux qui la constitue. Il est nécessaire de la penser comme une philosophie de la révélation, et de restituer certaines de ses contradictions afin de mieux faire apparaître sa fécondité intellectuelle.

Bibliographie :
 Christian Jambet, Qu’est-ce que la philosophie islamique ? Gallimard, 2011.
 Henry Corbin, Histoire de la philosophie islamique, Gallimard, 1999 1964.
 Encyclopédie de la Pléiade, Histoire de la philosophie (tome I), 1969.
 Oliver Leaman, Introduction to Classical Islamic Philosophy, Cambridge University Press, 2001.

Publié le 25/11/2013



 


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