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Revue Moyen-Orient, « Armées arabes – Les militaires face aux révolutions », numéro de janvier-mars 2013

Par Allan Kaval
Publié le 11/02/2013 • modifié le 06/03/2018 • Durée de lecture : 8 minutes

Dans son article inaugural, Flavien Bourrat [1] rappelle le poids de l’institution militaire dans les pays arabes depuis 1945. Rendues légitimes par les conflits multiples traversés par la région, les armées arabes ont pu construire leur emprise grâce à des régimes qu’elles avaient institués ou protégés et au moyen de prises de participation dans un secteur économique généralement étatique. La tutelle partagée exercée sur les affaires publiques par les gouvernements et les autorités militaires tend aujourd’hui à évoluer vers des rapports de force rééquilibrés en faveur des pouvoirs civils, notamment dans les Etats actuellement en transitions. Les armées ne sont cependant pas complètement marginalisées par les développements actuels. Toujours puissantes sur le plan économique, elles se sont certes éloignées du domaine politique mais continuent à incarner la continuité de l’Etat, notamment face aux risques d’éclatement milicien auxquels est exposé l’usage de la force militaire dans plusieurs pays.

Comme l’analyse Roland Lombardi [2] dans son article, la question de la place des armées en période de transition politique se pose avec une acuité singulière en Egypte, un pays phare des printemps arabes caractérisé historiquement par la puissance politique de son autorité militaire depuis le coup d’Etat des officiers libres en 1952. Détentrice d’un immense pouvoir économique et ayant la haute main sur la politique intérieure, l’armée a su faire face avec pragmatisme aux événements révolutionnaires de 2011. Jouissant d’un encrage social important et d’un grand prestige, elle a manœuvré au mieux pour sauvegarder son pouvoir tout en favorisant la chute du régime. Le compromis passé à cette fin entre l’armée et les Frères musulmans pourrait cependant ne pas tenir. D’une part, la confrérie est susceptible d’accroitre progressivement sa puissance au sein de l’appareil d’Etat, inverser le rapport de force et évincer l’armée. D’autre part, aux vues du regain de tension récent constaté en Egypte, l’armée pourrait revenir sur le devant de la scène bien le résultat potentiel d’une telle évolution soit largement incertain.

Les dimensions ethniques et tribales qui demeurent au sein des armées arabes sont traitées dans un entretien avec Laurent Bonnefoy [3]. Tout en prenant en compte la grande diversité de situations que recouvre la notion de monde arabe, il indique que l’existence d’armées dominées par certains groupes minoritaires, comme c’est le cas en Syrie, à Bahreïn ou en Irak avant 2003, et la prégnance du facteur tribal est liée à l’imparfaite construction étatique dont souffre la région. Les institutions sont historiquement investies par des groupes communautaires qui prennent ainsi le contrôle de l’Etat. Si les troubles actuels peuvent être porteurs de divisions internes accrues au sein des Etats, il n’exclut par la possibilité d’une redéfinition plus intégratrice des identités nationales, susceptible d’équilibrer la composition des forces armées.

La Syrie, caractérisée justement par la mainmise exercée sur les forces armées du régime par la communauté alaouite, est traitée par Stéphane Valter [4]. L’auteur y montre que la nécessaire confessionnalisation du conflit en cours trouve sa source dans l’histoire longue des rapports entre sunnites et alaouites. Marginalisée, décriée par les porteurs d’un islam orthodoxe pour le caractère hérétique de ses pratiques, cette communauté est ciblée dans les discours ou dans les actes par des forces armées révolutionnaires, essentiellement arabes et sunnites, au sein desquelles les références religieuses sont devenues dominantes. Stéphane Valter en dresse d’ailleurs un inventaire profitable, milice par milice et région par région.

Autre Etat dans lequel la révolution s’est dégradée en guerre civile, la Libye est confrontée depuis la chute de Mouammar Khadafi à un éclatement milicien de la puissance armée. Saïd Haddad [5] met en évidence la complexité d’un corps militaire libyen caractérisé, même sous le régime précédent, par son morcellement. Concurrencée par de nombreuses forces paramilitaires, l’armée régulière était elle-même divisée selon des lignes de fractures tribales et géographiques, entre Tripolitaine et Cyrénaïque. Aujourd’hui, l’éclatement sécuritaire dont souffre le pays se traduit par la subsistance de nombreuses milices, jalouses de leur armement, de leurs prérogatives et avec lesquels le nouvel Etat central doit construire un rapport de force où il n’a pas toujours l’avantage. Dans ces conditions, la constitution d’une armée nationale libyenne censée intégrer ces forces irrégulières ne pourra pas nécessairement se traduire par une centralisation de la chose militaire.

Margaux Thuriot [6] retrace par la suite l’histoire de l’armée algérienne. Héritière de l’Armée de libération nationale, bras militaire du FLN, l’Armée nationale populaire a historiquement exercé une tutelle sur les institutions civiles de l’Etat algérien, interrompant le processus politique lorsque ses intérêts sont menacés comme en 1991 avec la victoire du Front islamique du salut aux élections législatives. Toute puissante pendant la décennie de guerre civile des années 1990 , l’armée algérienne a vu sa position hégémonique dans les institutions étatiques contestée par le Président Bouteflika à partir de 2002. Bénéficiant de la rente pétrolière, elle a compensé sa perte relative d’influence politique par un développement de ses activités économiques et de ses capacités technologiques. En cours de professionnalisation, l’armée algérienne qui détient encore certains leviers d’influence dans l’appareil d’Etat, est appelée à redéfinir son rôle dans un environnement régional plus instable depuis les guerres de Libye et du Mali.

Jean-Loup Samaan [7] revient quant à lui sur la question militaire telle qu’elle se pose dans les monarchies du Golfe. Réunies au sein du Conseil de coopération du Golfe (CCG), ces dernières définissent leur politique sécuritaire par rapport à la rivalité historique qui les oppose à l’Iran. De nature idéologique et stratégique, les rapports conflictuels entre Téhéran et le CCG se sont encore détériorés depuis la guerre civile syrienne, l’un et l’autre défendant des camps opposés. Sous la menace iranienne, les monarchies acquièrent massivement des armes occidentales mais qualitativement, leur bilan militaire laisse à désirer. La troupe est faiblement entrainée, les gradés entretiennent un rapport de défiance avec les autorités monarchiques et les différentes armées sont peu enclines à la coopération et à l’intégration de leurs forces. Aussi, les Etats membres du CCG perçoivent ces politiques d’achat comme une manière d’associer des puissances extérieures à la garantie de leur sécurité.

Le dossier de Moyen-Orient s’achève par un article de Julien Salingue [8] sur les forces de sécurité palestiniennes. Processus a priori nécessaire à l’exercice de la souveraineté et à l’étatisation de l’Autorité palestinienne en Cisjordanie, la structuration des forces de sécurité palestiniennes pose problème. Imparfaitement dépolitisée, elles paraissent agir exclusivement comme un instrument au service des détenteurs du pouvoir contre leurs opposants palestiniens. Leur renforcement, inséparable d’un processus de paix embourbé, les transforme par ailleurs aux yeux de l’opinion ainsi que dans la réalité des faits en force supplétive au service des autorités israéliennes dont elles sont censées garantir la sécurité sans pouvoir protéger contre elles la population palestinienne. Cet état de fait dangereux participe du manque de légitimité de l’Autorité palestinienne.

Dans la partie « Géopolitique » de la revue, Benjamin Wiacek [9] dresse les perspectives d’avenir qui s’offrent à la rébellion houthiste au Yémen. En guerre contre le régime du Président Saleh de 2004 à 2010, les houthistes, qui tirent leur nom de leur leader assassiné Hussein al-Houthi, sont toujours en situation de défiance vis-à-vis de Sanaa. Ayant pris le contrôle de portions du territoire yéménite à l’occasion de la révolution, leur inclusion dans le dialogue national reste imparfaite. De plus, les relations qu’ils entretiennent avec l’Etat souffrent des crispations régionales entrainées par la crise syrienne. Les houthistes, qui peuvent passer pour les représentants d’une pratique de l’Islam jugée hérétique par les salafistes, sont en effet suspectés de s’être alliés à l’Iran contre un Etat central yéménite influencé par l’Arabie saoudite et dans lequel l’orthodoxie sunnite domine. Si la situation actuelle ne peut être résumée à ces oppositions religieuses, le double mouvement de confessionnalisation des conflits et de bipolarisation régionale à l’échelle du Moyen-Orient ne favorisera pas l’apaisement.

Dans la suite du dossier « Géopolitique », Farida Souiah [10] décrit la condition des Harragas ou brûleurs, ces jeunes Algériens qui se risquent à traverser la Méditerranée clandestinement afin d’échapper à leurs conditions de vie dégradées. Basée sur une étude de terrain rigoureuse, cette article a le mérite de remettre en cause deux clichés médiatiques : les départs clandestins ne sont pas seulement le fait de réseaux maffieux, la distinction entre « guide » et passager n’étant jamais évidente et ce n’est pas le mythe d’un Eldorado européen dont ils connaissent les travers qui pousse ces hommes à partir, mais bien l’absence de perspectives d’avenir dans leur pays d’origine. Suit une étude d’Hassan Muamer [11] qui, prenant l’exemple du village palestinien de Battir, montre les implications dévastatrices de la colonisation israélienne et de la construction du mur sur l’écologie et l’économie d’un territoire.

Ce numéro de Moyen-Orient s’achève par un regard sur l’histoire à travers deux articles. Le premier, signé à quatre mains par Feriel ben Mahmoud et Michèle Brun [12], revisite la perception de la société tunisienne par les photographes et iconographes occidentaux avant de se pencher sur ce que les archives iconographiques révèlent du regard qu’ont portés les Tunisiens sur eux-mêmes. Dans la période de trouble actuelle, leur travail s’intègre à une réflexion sur l’identité du pays. Dans le second article, Federico Cresti [13] revient sur l’histoire de la colonisation de la Libye par l’Italie, singulière par son caractère tardif et bref (1911-1943).

Publié le 11/02/2013


Journaliste, Allan Kaval travaille sur les politiques intérieures et extérieures de la Turquie et de l’Iran ainsi que sur l’histoire du nationalisme et des identités minoritaires au Moyen-Orient.


 


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