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Que se passe-t-il au Kurdistan irakien ? Esquisse de réponse et de mise en perspective

Par Allan Kaval
Publié le 08/09/2011 • modifié le 01/03/2018 • Durée de lecture : 6 minutes

Alors que nous mettons la dernière main à cet article au soir du 7 septembre, AK News, l’agence de presse kurde basée à Erbil, capitale du gouvernement kurde autonome, annonçait de nouveaux bombardements aériens turcs dans des villages montagneux du Nord de l’Irak et sept nouvelles morts civiles [2]. Un peu plus tôt dans la journée, un communiqué du PJAK confirmait la mort de son chef militaire adjoint, Majid Kawiyan, tué par un éclat d’obus [3], trois jours après que l’Iran aie rejeté le cessez-le feu réclamé par commandement rebelle [4]. Des morts qui s’ajoutent aux centaines de combattants abattus [5], aux nombreuses pertes civile [6] ainsi qu’aux milliers de villageois déplacés depuis la mi-août par l’intensification des raids aériens turcs.

Cette accélération brutale des affrontements menés simultanément sur deux fronts ne doit pas masquer le caractère structurel des tensions à l’œuvre aux frontières qui séparent la zone autonome kurde d’Irak des régions de peuplement kurde placées sous l’emprise de ses deux puissants voisins. Depuis 2006, les bombardements continus menés par les forces armées turque et iranienne ont progressivement vidé les régions frontalières de leur population. Les accrochages entre les petits groupes de rebelles et les armées iranienne et turque sont fréquents. Cependant, les évènements récents, pour peu qu’on les place dans leur perspective historique et régionale, mettent puissamment en exergue l’extrême degré de complexité auquel est arrivée la position des autorités de la région kurde face à ce problème.

Depuis 2003, l’intervention américaine à laquelle ils se sont ralliés et la chute de Saddam Hussein, les kurdes d’Irak bénéficient d’une autonomie reconnue en droit par l’Etat fédéral irakien. Le gouvernement régional kurde, organisé par des textes à vocation constitutionnelle et doté d’une force armée propre, est parvenu à échapper au chaos qui s’est abattu sur le reste du pays, jouissant d’une certaine prospérité économique et d’une stabilité politique relative lui ayant permis de donner le change en matière de démocratie et de respect de l’Etat de droit [7].

Ses frontières correspondent aux territoires abandonnées en octobre 1991 par l’Etat baasiste, dans le sillage de la Guerre du Golfe et de l’imposition, suite à la résolution 688 du Conseil de sécurité de l’ONU, d’une No fly zone visant à protéger les kurdes et leur insurrection avortée des bombardements chimiques de l’armée irakienne [8]. Objet d’une guerre civile entre les deux principaux partis kurdes d’Irak qui dura jusqu’en 1996, ces territoires ne correspondent pas à l’ensemble des régions de peuplement kurde du pays, les provinces de Kirkuk et de Mossoul, situées plus au Sud n’en font en effet pas partie. Le rattachement par référendum de ces « Provinces perdues », riches en pétrole et objet sous Saddam de campagnes d’arabisation, bien qu’il soit prévu depuis 2007 n’a toujours pas eu lieu. La question est en effet au centre des tensions entre le gouvernement autonome et Bagdad, en désaccord chronique sur le partage des ressources pétrolières, et implique en premier lieu une Turquie qui s’arroge le rôle de protecteur des populations de langue turkmène et refuse de voir à ses portes une entité kurde à qui les revenus pétroliers pourraient assurer une indépendance de facto.

Bien qu’il ne couvre qu’une partie réduite des zones de peuplement majoritaire kurde [9] et paraisse bien exigu au regard de la carte imaginée à la chute de l’Empire ottoman par les nationalistes kurdes, le territoire de la Région autonome est, pour le peuple kurde, ce qui se rapproche le plus d’un Etat depuis l’éphémère république de Mahabad, écrasée par l’Iran en décembre 1946 [10]. Elle dispose d’une certaine latitude d’action sur le plan international [11] – la Région kurde entretient plusieurs représentations « diplomatiques » à l’étranger - et son président Massoud Barzani a su asseoir son prestige à Bagdad par son rôle dans la résolution de la longue crise de formation du gouvernement fédéral irakien. La situation géographique et politique de la Région kurde a ainsi conduit les dirigeants du PKK à s’implanter dans ses zones frontalières et à s’en servir comme base arrière pour des opérations conduites en territoire turc et en Iran, son relief n’autorisant par ailleurs aucune opération militaire à grande échelle.

L’existence de ces bases sur le territoire kurde est un outil de pression utilisé par l’Iran et par la Turquie sur le gouvernement autonome de la région. Aussi, les opérations simultanées en cours doivent être comprises dans le prolongement d’une entente traditionnelle entre l’Iran et la Turquie visant à combattre chez l’un comme chez l’autre les formations combattantes kurdes, mais également dans la perspective de la lutte d’influence à l’œuvre entre les deux Etats sur la région autonome kurde [12]. De leur côté, les autorités kurdes d’Irak doivent jouer un jeu subtil et potentiellement dangereux. Loin de Bagdad et incapable de faire respecter sa souveraineté sans des gages donnés à ses deux puissants voisin, le gouvernement régional kurde ne peut pour autant diriger ses troupes contre le PKK au risque de se trouver exposé à de dévastatrices opérations de déstabilisation et de réveiller le spectre des guerres inter-kurdes. Il s’agit pour les autorités kurdes de se montrer solidaires d’une population civile exaspérée par des bombardements meurtriers [13], d’en condamner les instigateurs en même temps que les cibles [14], celles-ci étant accusées de fournir un prétexte aux puissances étrangères pour affaiblir le Kurdistan autonome. Dans le même mouvement, et en tant qu’entité kurde la plus proche d’une situation d’indépendance, le gouvernement régional doit se montrer solidaire des objectifs de reconnaissance des droits des kurdes en Turquie et en Iran affichés par les partis kurdes rebelles. Appelant à leur réalisation par des moyens pacifiques, il ne peut s’engager de manière trop accusée au risque de perdre le rôle d’intermédiaire qu’il assure entre leur commandement et les gouvernements turc et iranien [15].

La situation est par ailleurs rendue encore plus complexe par la profonde crise de légitimité que subisse les personnalités politiques kurdes au pouvoir dans la région autonome au sein d’une population où se développe, notamment chez les jeunes, un sentiment de frustration et de rejet des élites issues du mouvement nationaliste, celles-ci étant considérées comme les seules bénéficiaires du développement économique de la région. Dans le contexte des Révolutions arabes, de la lutte d’influence régionale entre la Turquie et l’Iran, des luttes intestines entre le gouvernement civil et l’armée turque d’une part, et de la nécessité pour la république islamique de détourner l’attention de sa population vers des problèmes extérieurs d’autre part, et à quelques mois enfin du retrait redouté par Massoud Barzani [16] des troupes américaine stationnées en Irak, la situation du Kurdistan irakien fait figure de catalyseur des tensions à l’œuvre dans la région.

Bibliographie :
Myriam Benraad, « Irak : turbulences politiques et retrait militaire » in Politique étrangère 2010/03 (Automne), IFRI.
Hamit Bozarslan, Conflit kurde – Le Brasier oublié du Moyen-Orient, Coll. « Mondes et Nations », Paris, Editions Autrement.
Chris Kutschera, Le Mouvement national kurde, Paris, Flammarion, 1979.
Emel Parlar Dal, « Ankara-Téhéran, de la rivalité historique et idéologique au rapprochement pragmatique et civilisationnel » in Outre-terre 2011/2 (n°27).

Publié le 08/09/2011


Journaliste, Allan Kaval travaille sur les politiques intérieures et extérieures de la Turquie et de l’Iran ainsi que sur l’histoire du nationalisme et des identités minoritaires au Moyen-Orient.


 


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