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Qasim Amin, un penseur féministe ?

Par R. L.
Publié le 15/10/2013 • modifié le 02/03/2018 • Durée de lecture : 11 minutes

EGYPT, Cairo : Undated file picture shows Qasim Amin (1863-1908)

AFP

Pourtant, sa trajectoire intellectuelle témoigne d’un éloignement progressif du courant strictement réformiste, à la faveur d’un rapprochement ambigu avec ce qu’il est convenu d’appeler le courant laïc. À l’inverse de Zaghloul, il ne fera donc pas partie de ces disciples de ‘Abduh qui ont connu une carrière politique, mais il sera un acteur de premier plan des évolutions de la pensée arabe. Ses écrits ont ainsi déclenché de vives polémiques, perçues par certains historiens comme les premiers vrais débats de la Nahda. Le caractère polémique de ses écrits tient à la sensibilité de ses sujets de prédilection, parmi lesquels se trouve la place des femmes dans la société. Ainsi, Amin est considéré comme l’un des premiers penseurs arabes féministes. Nous verrons que ce qualificatif fait pourtant débat.

Des origines aristocratiques et une formation européenne

Qasim Amin nait en 1865 dans une famille aisée installée à Alexandrie. Son père est un gouverneur kurde et sa mère est issue de l’aristocratie égyptienne. Il côtoie alors les milieux intellectuels et éclairés d’Egypte. Il est élevé dans les meilleures écoles du pays, et obtient à l’âge de 17 ans une bourse lui permettant d’aller étudier à l’université de Montpellier.
Son séjour en France sera un moment fondateur de sa formation intellectuelle pour au moins deux raison. D’une part, c’est à cette occasion qu’il découvre les penseurs européens en vogue à la fin du XIXe siècle. Il se passionne ainsi pour les théories de Darwin et de Spencer, qui le marqueront profondément. Les notions d’« évolution » et de « sélection » sont en effet fondamentales pour comprendre les écrits d’Amin puisqu’elles lui permettront de théoriser la « faiblesse » du monde arabe et sa disparition selon lui programmée. D’autre part, il vit pendant ce séjour à l’heure européenne. En effet, ses prédécesseurs (Tahtawi, Afghani, ‘Abduh, etc.) n’avaient connu Paris qu’en tant que visiteurs passagers, après une longue formation à al-Azhar. Leur contact avec les mœurs européennes était trop distancié pour pouvoir permettre une influence directe. Or, Amin mène une vie d’étudiant européen pendant quelques années, au cours desquelles il n’est pas l’observateur de la vie occidentale, mais en est un véritable un acteur. La libération relative des femmes qu’il observe alors constitue pour lui un véritable choc, qui le marquera définitivement.

Un point de départ classique et une réponse originale

De retour en Egypte, il côtoie les milieux réformistes, et se lie d’amitié avec Zaghloul, mais aussi ‘Abduh, dont il est le disciple. À leur contact, il nourrit sa pensée de références islamiques, tout en adoptant le point de vue réformiste classique : comment expliquer la « décadence » des sociétés islamiques ? Cette question est classique en ce qu’elle est le point de départ de tous les penseurs réformistes de la Nahda. La réponse apportée par Amin est toutefois originale à bien des égards.
Il envisage tout d’abord cette question dans une perspective darwiniste, comme d’autres avant lui. Ainsi, selon lui, le déclin de l’islam est tel que la communauté islamique est menacée de disparition, ne pouvant survire aux dites « lois » de la « sélection naturelle ». La décadence n’est alors pas à chercher dans l’environnement naturel, ni dans l’islam lui-même (puisque le déclin de l’islam est une conséquence de la décadence générale). L’origine véritable de ce déclin est la disparition des vertus sociales et de la force morale. Or, Amin considère que cette disparition est causée par le règne de l’ignorance, c’est-à-dire l’ignorance des sciences modernes qui sont seules capables de proposer une direction pour un bonheur humain. Cette ignorance débute selon Amin au sein de la famille, et c’est là le point tout à fait original de sa pensée.
Les fondements de la société sont à chercher dans les rapports familiaux, et au premier chef dans les relations entre homme et femme d’une part et entre femme et enfants d’autre part. Les vertus de la nation sont forgées dans le cadre familial lui-même, dont la femme est érigée en responsable : « Le travail des femmes dans la société est de former la morale de la nation » [1]. Amin observe alors que, dans les sociétés arabes, la femme n’a pas la liberté qui est nécessaire à l’épanouissement de son rôle de garante de la morale.

La « libération » de la « femme nouvelle »

Ses observations le conduiront à rédiger successivement deux ouvrages aux titres évocateurs : Tahrir al-mar’a (La libération de la femme) et Al Mar’a al-jadida (La femme nouvelle), publiés respectivement en 1899 et en 1900. La tonalité de ces deux ouvrages diffère quelque peu, pour des raisons que nous mettrons en évidence, mais il nous faut d’abord présenter le contenu de chacun d’eux.
Avant ces deux ouvrages majeurs, il faut noter la publication en 1894 d’un texte intitulé Les Egyptiens, qui se veut une réponse à l’accusation d’« éternelle arriération » prononcée par le duc d’Harcourt dans un ouvrage intitulé L’Egypte et les Egyptiens. Il faut donc bien noter que le premier livre d’Amin est une réponse directe à un écrit français qui déprécie l’Egypte en niant toute possibilité de progrès en terre d’islam. Amin reconnaît une certaine « arriération » de la société à l’heure où il écrit, mais il nie que celle-ci soit éternelle, dans une argumentation fortement influencée par les paradigmes culturaliste et universaliste.

Dans Tahrir al-mar’a, qu’il publie en 1899, Amin prétend que la Sharia est la première loi établissant l’égalité entre les hommes et les femmes. Son argumentation sera ainsi fortement imprégnée par des propositions extraites du Coran, de sorte à nier toute forme de lien entre le texte coranique et l’état de la société égyptienne. Selon lui, le cœur du problème n’est pas religieux, mais social, et la seule solution à ce problème se trouve dans l’éducation des femmes. Amin soigne son ton, de peur de heurter une opinion non préparée à un tel progressisme, et il ne plaide pas pour une égalité parfaite entre hommes et femmes dans le domaine de l’éducation. Il réclame pour les femmes une éducation minimale et élémentaire qui leur permettrait de tenir un foyer correctement. Une telle éducation comprend selon lui la lecture et l’écriture mais également des notions de sciences naturelles et morales, d’histoire, de géographie, d’éducation religieuse, ainsi qu’un éveil du goût artistique.
Malgré l’attention qu’il apporte à son ton, Amin dépasse ces premières propositions, plutôt frileuses, pour affirmer que l’éducation des femmes a un second rôle, plus important encore. En effet, il ne suffit pas de les préparer à tenir leur foyer correctement, mais il faut également leur donner les moyens de gagner les conditions matérielles de leur vie. Il considère en effet qu’elles ne pourront s’émanciper de la tyrannie masculine qu’à travers des gains financiers personnels. L’éducation doit donc être un moyen de lutter contre la tyrannie, et doit avoir pour corollaire la fin de l’isolement des femmes, et de l’obligation de se voiler. Dans cet ouvrage, le ton est encore prudent, et Amin insiste sur le fait que son souhait n’est pas la fin de l’isolement en soi, mais plutôt le rétablissement de la vérité sur texte coranique. Or, il note que celui-ci n’interdit nullement aux femmes de montrer leurs visages, fait est qui est de l’ordre de l’habitude et de la coutume. Par ailleurs, Amin note que le voile ne permet pas de préserver la vertu dans la mesure où il est selon lui susceptible d’attiser davantage le désir sexuel dans certains cas. Dans la mesure où aucun texte n’est clair sur la question, Amin rejoint là une position chère à Abduh suivant laquelle, en l’absence de position claire proposée par le texte, il faut l’interpréter au prisme du bien social contemporain. Or, il est évident aux yeux d’Amin que l’isolement est négatif socialement dans la mesure où il interdit aux femmes d’être des « êtres complets ». Il est également négatif moralement puisqu’il repose sur un manque de confiance et sur une absence de respect des hommes à l’égard des femmes. Les propositions de Qasim Amin, pour progressistes qu’elles soient, n’en demeurent pas moins ancrées dans une tradition coranique solide puisqu’il reste dans le sillage de son maître, ‘Abduh, dans ce premier ouvrage. Il plaide pour ces évolutions dans la mesure où les traditions qu’il critique ne sont pas selon lui religieuses, et n’ont donc pas à être sacrées. Il s’agit de coutumes habillées d’un vernis religieux. Malgré la prudence avec laquelle Amin a rédigé son ouvrage, celui-ci suscite un ouragan de protestations, parmi lesquels pamphlets et écrits en tous genres dénoncent les positions d’Amin.

C’est en réaction à cela qu’il publie en 1900 son second ouvrage, Al mar’a al-Jadida, ou La femme nouvelle. Le fond de l’analyse n’a pas changé, mais la tonalité est fort différente. Amin y adopte bien naturellement un ton plus polémique, dans la mesure où il se doit de répondre à ses détracteurs. Mais, surtout, les critiques ont agi sur lui comme une force désinhibante puisque, de façon assez paradoxale, il se permet dans sa réponse davantage de libertés qu’il n’en avait prises auparavant. Albert Hourani note ainsi que le vernis islamique du premier ouvrage s’est écaillé, pour laisser apparaître un système de pensée valant par lui-même, et indépendant de toute référence au texte coranique. Les fondements de son argumentation sont ainsi déplacés, dans une perspective plus laïque, ce qui témoigne du basculement progressif d’Amin du réformisme islamique vers la laïcité.
Dans ce second ouvrage, les références d’Amin ne sont plus le Coran ni la Sharia mais les théories scientifiques modernes ainsi que la tradition philosophique ancienne : les noms de Platon, d’Hérodote, mais aussi de Darwin ou de Spencer occupent l’ouvrage. Les critères à l’aune desquelles une société doit être jugée ne sont plus à chercher dans les concepts islamiques fondamentaux, mais dans les concepts produits par le XIXe siècle : la liberté, le progrès, la civilisation. Amin fait alors de la liberté des femmes le critère de « la » liberté politique puisque quand la femme est libre, le citoyen est libre.
Amin procède à une fiction révélante, genre traditionnel de la philosophie des Lumières, et retrace l’histoire de l’humanité à grands traits, puisqu’il en retient quatre étapes essentielles : (1) l’état primitif, pendant lequel la femme était libre, (2) l’état familial pendant lequel la formation de la famille a provoqué sa sujétion, (3) l’état de la société civile, dans lequel, malgré la reconnaissance de certains de ses droits, la femme reste soumise à la tyrannie masculine, (4) l’état de civilisation réelle, dans lequel la femme atteint le même statut que celui de l’homme. Amin voit donc l’histoire comme une succession d’états hiérarchisés, et conçoit ainsi l’histoire comme un mouvement linéaire vers le progrès, adoptant par là une approche à la fois progressiste et positiviste, propre au XIXe siècle libéral. Les pays orientaux sont selon lui dans la troisième étape alors que les pays occidentaux auraient atteint la quatrième et dernière étape.
Cette conception de l’histoire a des conséquences fondamentales sur la pensée arabe de la Nahda. Avec Amin, il n’est plus question de retrouver un âge d’or perdu. La réponse au déclin ne se trouvera dans un passé prétendument glorieux, mais au contraire dans un avenir lointain. C’est le chemin de la science moderne et non de l’islam qui sera la solution au déclin des pays arabes. Le second livre d’Amin rend donc explicite ce qui n’était qu’à l’état implicite dans son premier livre, plus en accord avec les pionniers de la Nahda. Son second ouvrage rompt ainsi en un sens avec une certaine tradition, au profit d’un progressisme scientiste assumé. Cette foi en la science est d’autant plus vive que cette dernière est selon Amin la garante de toute moralité. Il critique en cela la position islamique traditionnelle à son époque, selon laquelle l’Europe serait plus avancée techniquement et scientifiquement, mais en arrière sur le plan moral. Amin rétorque aux tenants de cette position que les Européens sont plus avancés sur le plan moral, et que les vertus sociales qui garantissent la civilisation sont plus développées en Occident.

Amin dissout donc la relation établie par ‘Abduh entre civilisation et Islam et la remplace par une séparation des sphères d’influence. Il conserve à l’égard de l’Islam le plus grand respect et la plus grande admiration, mais il considère que la civilisation peut et doit se développer à l’extérieur du cadre islamique, et développer des normes qui lui soient propres. Si l’Islam est la vraie religion, la civilisation islamique n’est sans doute pas la meilleure civilisation : voilà la conclusion de Qasim Amin.

Les points obscurs de l’analyse de Qasim Amin

Le lecteur contemporain ne peut qu’être surpris face à un tel progressisme trouvé dans des écrits datant de la fin du XIXe siècle, qui plus est sous la plume d’un auteur appartenant à un système de pensée arabo-musulman, souvent perçu, à tort, comme une terre désertée par le progressisme. Si ces textes nous surprennent aujourd’hui, c’est donc d’abord parce qu’ils troublent nos catégories de perception traditionnelles et historiquement constituées à l’égard de la pensée arabo-musulmane, mais cela n’est pas l’unique raison.
L’insistance avec laquelle Amin plaide pour la libération des femmes n’aurait sans doute pas reçu un écho plus favorable à Paris qu’au Caire en cette fin de XIXe siècle. En effet, les difficultés avec lesquelles Camille Sée fait créer en France des écoles pour jeunes filles, en 1880, témoigne du faible degré de progressisme de l’opinion française à l’époque où Amin écrit. De même, il faut attendre en France l’année 1907, soit un an avant la mort de Qasim Amin, pour lire la défense d’un droit proprement féminin au divorce dans Du mariage, de Léon Blum. Les exemples sont nombreux, et la diabolisation des suffragettes au début du XXe siècle suffisent à montrer que l’égalité parfaite entre hommes et femmes était loin d’être atteinte en Occident, contrairement à ce que Qasim Amin semblait penser.

Il y a donc chez lui une certaine idéalisation de l’Occident, qui a fait dire à Leila Ahmed, dans Women and gender in islamLeila Ahmed, [2] que l’argumentaire de Qasim Amin comportait un certain nombres de biais, qui l’ont conduit selon elle à se faire l’avocat d’une colonisation occidentale dans laquelle il aurait vu un moyen pour les pays arabo-musulmans d’aller vers le progrès. Selon elle, il n’aurait pas vu ce qu’il y avait de violent et d’avilissant dans le processus colonisateur tant il idéalisait la civilisation occidentale, dans laquelle l’égalité parfaite était encore très loin en cette fin de XIXe siècle. Cette position serait due selon elle à un manque de distance de la part d’Amin, qui ne fréquentait que des femmes de l’aristocratie, aussi bien en Europe qu’en Egypte. Il aurait ainsi été, selon Leila Ahmed, inconscient de la réalité de la situation socio-économique des femmes, en Occident, et dans les pays arabes, ce qui l’aurait conduit à certaines erreurs d’interprétation.
Toutefois, Amin est mort en 1908, et il n’a donc pas vu la guerre, ni les mouvements nationalistes de son ami Zaghloul. Il est donc bien malaisé de se prononcer sur les positions qu’il aurait eues à l’égard du colon britannique et à l’égard des mouvements indépendantistes.

À l’heure où la place et le rôle des femmes dans les pays arabes est un sujet si sensible, la pensée de Qasim Amin continue à faire débat. En rompant certains des liens qu’avait tissés ‘Abduh entre l’islam et la civilisation, Amin rompait en un sens avec le réformisme islamique, et s’éloignait déjà de certaines caractéristiques de la Nahda pour entrer dans une pensée radicalement nouvelle, dont le progressisme aurait fait hurler bon nombre de dirigeant européens de la première moitié du XXe siècle. Statuer ou non sur l’alliance d’Amin avec le colonialisme britannique ne devrait donc pas être l’objet principal de qui va vers ses écrits. Il serait bien plus intéressant de laisser parler aujourd’hui cette œuvre brûlante, qui n’a pas perdu de son actualité.

Bibliographie :
• Albert Hourani, Arabic thought in the liberal age 1798 – 1939, Cambridge University Press, 1983
• Leila Ahmed, Women and gender in islam : Historical roots of a modern debate, Yale University Press, 1993
• Cours de Samy Dorlian, « Histoire des idées politiques dans le monde arabe contemporain », ENS, 2011-2012.

Publié le 15/10/2013



 


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