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Premiers scrutins des élections municipales libanaises : enjeux et réalités

Par Mathilde Rouxel
Publié le 13/05/2016 • modifié le 02/03/2018 • Durée de lecture : 5 minutes

A Lebanese woman casts her vote for the municipal elections at a polling station on May 8, 2016 in the capital Beirut. Lebanese headed to the polls for first time in six years on Sunday for municipal elections including in Beirut, where a new grassroots campaign is taking on entrenched parties. Polling stations opened at 0400 GMT in Beirut and in two provinces of the Bekaa region in the first stage of a vote to last until May 29 in five other provinces.

ANWAR AMRO / AFP

Redéfinir la composition de la scène politique libanaise

La veille des élections de dimanche, le chercheur Nicolas Dot-Pouillard publiait dans Orient XXI (1) un bilan sur le paysage politique libanais actuel. Ces recherches, réalisées dans le cadre du programme européen When Authoritarism fails in the Arab World (Wafaw)-European Research Council, offrent un panorama intéressant sur les transformations des alliances et des jeux politiques à l’œuvre au Liban depuis quelques mois.

Le Liban, dépourvu de président de la République depuis mai 2014, connaît une crise politique majeure, qui s’est accentuée à l’été 2015 en raison de la fermeture de la décharge de Naamé en juillet et des conséquences écologiques et de vie quotidienne qui en ont découlé. Les Libanais, submergés par les poubelles, n’ont pas hésité à descendre dans la rue et à se mobiliser contre l’inertie du gouvernement et des instances parlementaires. Les rassemblements ont incité certains partis politiques à de nouvelles alliances, dans l’espoir d’arriver enfin au quorum permettant l’élection d’un nouveau président de la République. On a ainsi vu en janvier 2016 Samir Geagea (à la tête des Forces Libanaises (FL)) annoncer son soutien à son adversaire de toujours, Michel Aoun, qui dirige le Courant Patriotique Libre (CPL) et qui est allié au Hezbollah chiite. Cette réconciliation des deux principales formations chrétiennes du Liban survient d’ailleurs après le choix adopté en novembre 2015 par Saad Hariri, sunnite à la tête du Courant du Futur formellement opposé à Bachar el-Assad, de soutenir la candidature du dirigeant des maronite au Nord-Liban, Sleimane Frangié, à la présidence de la République, bien que celui-ci ait toujours ouvertement soutenu le Hezbollah et le régime syrien. La division libanaise du champ politique, traditionnelle depuis l’assassinat du premier ministre Rafic Hariri en 2015, entre 8-mars (Hezbollah, Courant Patriotique Libre, …) et 14-mars (Courant du Futur, Forces Libanaises, …) se voit donc bouleversé : comme l’expose clairement Nicolas Dot-Pouillard, « deux ténors du 14-mars soutiennent désormais deux figures maronites du 8-mars pour prendre la tête de l’Etat. » (2)

Dans un contexte tendu, et face à une population fortement dépolitisée, les élections municipales sont un enjeu de taille. Comme le souligne Nicolas Dot-Pouillard, c’est le terrain maronite qui est le plus en jeu : juste avant les élections, le 4 mai 2016, Michel Aoun a réaffirmé sa volonté d’une union entre CPL et FL, gageant par-là d’une alliance à long terme dont les élections municipales apparaissent comme le test. Sur le terrain, en effet, le passif des deux dirigeants peine dans certaine région à concrétiser l’alliance des deux partis. Par ailleurs, l’enjeu de Saad Hariri et du Courant du Futur, traditionnellement vainqueur à Beyrouth, était de réaffirmer son leaderhship sur ses régions d’influence, à l’heure où ses discours consensuels vis-à-vis du Hezbollah commençaient à tâcher son image.

Les premiers scrutins ont été organisés le 8 mai dernier à Beyrouth et dans deux régions du gouvernorat de la Békaa, à l’est du pays. A Beyrouth, pour parer la popularité des listes alternatives, le Courant du Futur a décidé de s’allier avec l’ensemble des forces politiques en présence issues du clivage 8-mars et 14-mars sous une seule liste, « Les Beyrouthins ».

Après la dynamique du mouvement « Vous puez ! » (3), une mobilisation politique de la société civile

Les partis politiques traditionnels se sont en effet retrouvés face à de nouvelles organisations issues de la société civile. Un mouvement local, Beyrouth Madinati (« Beyrouth, ma ville »), qui se cantonne à Beyrouth, et un mouvement aux ambitions nationales, Muwatinoun wa muwatinat fi dawla (« Citoyens et citoyennes d’un Etat ») ont ainsi vu le jour de façon inédite. A la tête de Muwatinoun wa muwatinat fi dawla, Charbel Nahas, ancien ministre qui a passé ces dernières années à lutter contre le système économique et politique libanais (4). Il se présente comme défenseur du monde du travail, et prône une déconfessionnalisation de la classe politique libanaise. Ce parti poursuit la tradition de la gauche libanaise, cherchant à s’inscrire dans le temps long du politique.

Le cas de Beyrouth madinati est plus particulier. Ce que la journaliste Laure Stephan qualifie de « bouffée d’air frais dans un jeu politique sclérosé et une petite secousse dans l’establishment libanais » dans son article du Monde sur la question des municipales (5) n’a pas de vocation nationale. Ce parti, composé de vingt-quatre membres de la société civile (architectes, avocats, artistes) tente de rompre avec la politique traditionnelle en représentant une nouvelle société civile dépolitisée, gonflée par les mouvements de protestation contre la crise des déchets. En donnant la parole aux citoyens dans des agoras organisées dans toute la ville, ce parti réfléchit avec les habitants de Beyrouth à de nouvelles solutions apportées à des problèmes concrets, discutés ensemble. Il dénonce la corruption et propose un programme concert, écologique et social en réponse au mécontentement de la population de la capitale. Ses propositions s’intéressent aux spéculations immobilières, qu’il s’agirait d’entériner ; à l’instauration du recyclage obligatoire des déchets ; à la construction d’espaces verts ; à la réhabilitation d’un service de transports publics, pour désengorger les rues bouchonnées de la capitale. Sa campagne s’est développée en un temps record, avec une forte présence sur les réseaux sociaux, et a mobilisé de nombreux citoyens, prêts à voter lorsque tout s’annonçait au plus mal.

Une participation décevante et des résultats attendus

La participation des élections n’a pourtant pas dérogé à son chiffre traditionnel de 20% dans la capitale. Par ailleurs, comme le note un journaliste de France 24 avec l’AFP, « en raison du système électoral qui prévoit que chaque citoyen doit voter dans la localité d’origine de ses ancêtres, seuls 476 000 des 1,8 million d’habitants de la capitale peuvent y voter » (6). Finalement, après une attente de près de 48h avant l’annonce officielle des résultats des élections, la victoire fut remportée par les grands partis traditionnels, tant à Beyrouth que dans les autres régions. La liste de Saad Hariri a remporté les élections à Beyrouth ; la liste Beyrouth Madinati ayant remporté malgré tout plus de 40%, ce qui peut être encourageant pour l’avenir de cette nouvelle initiative citoyenne.

Si le taux de participation n’a pas excédé 20% dans la capitale, il fut de 50% dans les deux régions de la Békaa. Dans la région de Baalbek, à l’Est, le Hezbollah a sans surprise remporté la majorité des municipalités. Les listes soutenues par Saad Hariri ont quant à elles remporté la victoire des scrutins dans les villages sunnites. Ersal fait exception à ce cas en raison de sa situation frontalière avec la Syrie, les habitants subissant de fait les combats récurrents entre l’armée et les jihadistes issus de Syrie. Walid Joumblatt a fait gagner sa liste dans l’agglomération druze de Rachaya, dont il est le chef politique. Enfin, dans les localités chrétiennes (Zahlé), les partis chrétiens l’ont emporté.

Le Liban se trouve donc à l’issue de ces premiers scrutins en pleine recomposition stratégiques de la carte politique. Beyrouth Madinati, qui malgré sa défaite a su s’imposer sur la scène municipale, poursuit sa lutte contre la corruption, en ayant publié dès la journée du 8 mai toutes les infractions commises durant les élections (transport des bulletins de vote dans les voitures de civils, participation de certains membres des services de sécurité dans le dépouillement des voix…), validées par la Lebanese Association for Democratic Elections (LADE) qui a annoncé que les infractions enregistrées à cette étape des élections municipales ont connu une augmentation de 80% par rapport aux dernières élections, en 2010.

Notes :
(1) Nicolas Dot-Pouillard, « Un plafond de verre confessionnel au Liban. Les enjeux multiples des élections municipales », Le 8 mai 2016, Orient XXI, disponible en ligne : http://orientxxi.info/magazine/un-plafond-de-verre-confessionnel-au-liban,1324,1324
(2) Ibid.
(3) « Vous puez » est le nom du mouvement lancé par un collectif citoyen qui s’est réuni dans de nombreuses manifestations à l’été 2015 pour réclamer une solution écologique à la crise des déchets. Il s’attaque également à la corruption du gouvernement et des instances de pouvoir libanaises, et réclame une issue à l’inertie politique que connaît le pays. Sur la question : http://www.liberation.fr/planete/2015/08/26/liban-vous-puez-une-crise-des-dechets-tres-politique_1369840
(4) Voir Maha Zaraket, « Charbel Nahas, 60 years of dissent », 18/08/2014, Al-Akhbar, http://english.al-akhbar.com/node/21170.
(5) Laure Stephan, « Au Liban, un souffle nouveau en politique », 06/05/2016, Le Monde, http://lemonde.fr/proche-orient/article/2016/05/06/au-liban-un-souffle-nouveau-en-politique_4914845_3218.html
(6) « Municipales au Liban : les partis traditionnels brisent les rêves de la liste citoyenne Beirut Madinati », 09/05/16, France 24 : http://www.france24.com/fr/20160509-municipales-liban-partis-traditionnels-victoire-liste-citoyenne-beirut-madinati

Publié le 13/05/2016


Suite à des études en philosophie et en histoire de l’art et archéologie, Mathilde Rouxel a obtenu un master en études cinématographiques, qu’elle a suivi à l’ENS de Lyon et à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth, Liban.
Aujourd’hui doctorante en études cinématographiques à l’Université Paris 3 – Sorbonne Nouvelle sur le thème : « Femmes, identité et révoltes politiques : créer l’image (Liban, Egypte, Tunisie, 1953-2012) », elle s’intéresse aux enjeux politiques qui lient ces trois pays et à leur position face aux révoltes des peuples qui les entourent.
Mathilde Rouxel a été et est engagée dans plusieurs actions culturelles au Liban, parmi lesquelles le Festival International du Film de la Résistance Culturelle (CRIFFL), sous la direction de Jocelyne Saab. Elle est également l’une des premières à avoir travaillé en profondeur l’œuvre de Jocelyne Saab dans sa globalité.


 


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