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Où en est la situation en Egypte ?

Par Valentin Germain
Publié le 06/08/2013 • modifié le 23/04/2020 • Durée de lecture : 8 minutes

EGYPT, Cairo : T-shirts bearing portraits of Egypt’s deposed president Mohamed Morsi are put on display outside a tent during a sit-in organised by the Muslim Brotherhood in his support outside Rabaa al-Adawiya mosque in Cairo on August 4, 2013. An Egyptian court set a trial date for Muslim Brotherhood leaders in a move likely to enrage supporters of the ousted Islamist president. AFP PHOTO / KHALED DESOUKI

Le bilan de la présidence Morsi

L’arrivée des Frères musulmans au pouvoir s’explique par le calendrier électoral que l’armée impose au pays après la chute de Moubarak. En effet, cette dernière s’engage à maintenir la transition démocratique, mais suivant ses modalités. Et celles-ci se retrouvent être relativement hostiles aux manifestants de la première heure. Avec l’organisation de législatives dès la fin de l’année 2011, les formations politiques nées au cours de la révolution ne peuvent pas s’organiser de manière suffisante ni mener de réelles campagnes.

C’est donc le mouvement le mieux préparé qui l’emporte. Les Frères musulmans disposent en effet d’une vraie cote de popularité et sont quasiment les seuls à disposer d’un fort ancrage local. Ils contrôlent des hôpitaux, des écoles et leurs actions sociales permettent à beaucoup de survivre sous le régime de Moubarak. Toutefois, ils n’ont pas joué un rôle de premier rang lors des manifestations du début 2011. Les Frères sont restés de côté un certain temps avant de se décider à suivre le mouvement, mais cela ne les a pas empêché de conquérir la majorité parlementaire, puis la présidence lors de l’été 2012 avec l’accession au pouvoir de Mohamed Morsi.

Il s’accapare rapidement les pouvoirs. Le mandat du président est ainsi marqué par un affrontement entre ce dernier et le pouvoir judiciaire. Ainsi, dès les premiers mois de la présidence de Morsi, les juges de la Haute cour constitutionnelle dissolvent le Parlement à peine élu et déclarent la Chambre haute et l’Assemblée constituante anticonstitutionnelles. En réponse, Morsi s’arroge les pouvoirs législatifs et déclare ses décrets inattaquables.

À cela s’ajoutent des critiques sur une « frérisation » de l’État : beaucoup dénoncent la mainmise institutionnelle des Frères musulmans, effectuée au détriment d’une véritable gouvernance et d’un redressement socio-économique du pays. Selon ses détracteurs, le pouvoir n’est motivé que par un accaparement général du pays alors que l’Égypte est en plein déficit budgétaire : la dette a atteint 11% du PIB. En outre, malgré les promesses rassurantes du gouvernement, le tourisme est en chute libre. Enfin, les Égyptiens vivent une situation difficile marquée par des coupures de courant, des pénuries de blé et d’essence, un trafic du pain ainsi qu’un chômage et une inflation en hausse. Le tout dans un contexte où l’insécurité et la criminalité sont en hausse tandis que de nombreux responsables de l’ancien régime continuent à bénéficier d’une impunité.

Dans de telles circonstances, le gouvernement vacille. Alors que Morsi n’est arrivé au pouvoir que grâce au soutien des révolutionnaires et des libéraux, ce qui lui permet d’atteindre 51,8 % des voix face au candidat de l’ancien régime, Ahmed Chafik, ces soutiens se sont détournés de lui depuis longtemps et sa popularité est en chute libre. Au sein même des mouvances islamistes, de plus en plus de salafistes critiquent son bilan. Enfin, il ne dispose plus des soutiens des religieux, ni du nouveau pape copte Théodore II, ni du grand imam d’Al Azhar Ahmed el-Tayeb.

Une chute orchestrée par l’armée et le peuple

Le 3 juillet 2013, Mohamed Morsi est destitué au terme de plusieurs journées de manifestations. Selon Alexandre Goudineau, économiste spécialisé en relations internationales, présent en Égypte avant la chute de Moubarak et ayant vécu tous les événements depuis, le mouvement ayant fait partir Morsi n’est pas exactement le même que celui de la Révolution de 2011.

Selon lui, « le gros du mouvement est constitué de nostalgiques de l’ancien régime qui jusque-là étaient restés chez eux et de gens déçus par l’expérience Morsi. L’état d’esprit des Égyptiens a profondément évolué depuis 2011. Les gens sont beaucoup plus politisés qu’il y a deux ans et demi. Il est désormais monnaie courante d’aller manifester, et les militants prêts à en découdre côtoient sur la place Tahrir des sympathisants à la cause qui voient l’acte de manifester de façon plus légère, comme une sortie, une distraction tout autant qu’un acte politique. »

Les manifestants avait planifié le mouvement du 30 juin depuis des mois avec la campagne Tamarod (rebelle), une initiative populaire qui a rencontré un succès démesuré à travers sa pétition visant à faire tomber le gouvernement. À ceux-ci s’ajoute le Front du Salut National (FSN), coalition regroupant les principaux partis et figures de l’opposition libérale à Morsi.

Alexandre Goudineau, également journaliste pour le journal Egypt Independent et désormais pour le nouveau site web indépendant Mada Masr, explique également que « la scène politique égyptienne est encore très jeune, et donc très mouvante. Les barrières que l’on pose comme point de repère théorique, comme islamiste / non-islamiste, sont en réalité beaucoup plus floues. Le sentiment d’affiliation ou de fidélité à tel ou tel parti ou mouvement n’est pas encore ancré. La grande majorité des gens agit de son propre gré en dehors de toute organisation, ce qui explique l’imprévisibilité des mouvements populaires. On assiste du coup à d’importants renversements d’opinion. » Cela explique le retournement des manifestants vers l’armée alors que celle-ci était décriée quelques mois plus tôt. Cette dernière a en effet décidé de soutenir les manifestants, regroupés donc sous l’hétérogène bannière du FSN.

L’intervention de l’armée dans la destitution de Mohamed Morsi pose la question de la place de celle-ci dans l’Égypte post-Moubarak. On peut voir la fin du président Morsi comme une défaite pour la démocratie, étant donné que cette chute n’est pas passée par la voie électorale. Mais pour certains, cette intervention est légitime car elle reflète le souhait d’une majorité d’Égyptiens. « Autant la révolution de 2011 a été initiée par des gens venus des classes moyennes ou aisées, autant les événements récents ont vu une grande implication des milieux populaires qui sont les premières victimes de la crise économique (inflation, pénuries, chômage, salaires à la baisse) et du vide sécuritaire. La place Tahrir aujourd’hui n’a rien à voir avec celle de 2011 et sa composition sociale est beaucoup plus transversale », témoigne ainsi le journaliste.

Il semble évident que l’implication de l’armée dans ces événements est intéressée. Alexandre Goudineau rappelle ainsi que « l’armée n’a jamais réellement perdu la main sur le pouvoir. Il est impossible de gouverner l’Egypte sans avoir l’appui de l’armée. La constitution de 2012 votée par le parlement à majorité islamiste avait donné un statut et une indépendance à l’armée sans précédent. Il y avait donc au minimum une sorte d’accord implicite entre les Frères et l’armée délimitant le pré carré de chacun. Mais à plus long terme, il ne faisait guère de doute que cet accord ne pouvait durer. »

Le journaliste poursuit sur les liens entre l’armée et l’ancien gouvernement : « De par la qualité de leur organisation et leur grands soutiens financiers, les Frères représentaient une menace pour l’armée qui rappelons-le est à la tête d’un empire économique. Hormis une concurrence autour de la prédation des marchés et de l’économie publique, le comportement des Frères qui ont tout de suite tenté de prendre le contrôle des principales administrations du pays a sûrement été perçu comme une menace par l’armée et certaines "castes" de l’administration. »

Sur l’implication futur de l’armée, on peut se demander si celle-ci va retenir la leçon de l’échec de la transition démocratique où le Conseil suprême des forces armées (CSFA) avait récolté les hostilités des manifestants. Corps chargé de gouverner en cas de crise grave, présidé par le puissant maréchal Tantaoui, le CSFA avait dirigé l’Égypte jusqu’à l’élection de Morsi qui avait par la suite mis à la retraite forcée Tantaoui et son second, marquant la volonté du Président de se défaire du poids de l’armée. Dans le contexte actuel, étant donnée la présence d’hommes politiques de faible envergure comme l’actuel président par intérim Adly Mansour, l’armée peut choisir de gouverner depuis les coulisses. Néanmoins, l’émergence du général Abdel Fattah Al-Sissi comme personnalité populaire dans un pays où la figure du leader charismatique est une institution peut aboutir à des changements dans la feuille de route des militaires.

Des attentes majeures pour le nouveau gouvernement

Après plusieurs jours de négociations entre les militaires et le FSN, la composition du nouveau gouvernement a été dévoilé le 16 juillet. Adly Mansour est donc président par intérim avec comme vice-président Mohamed El Baradei, en charge des relations internationales. Le nouveau Premier ministre Hazem el-Beblawi dispose d’un gouvernement de trente-quatre ministres où l’ancienne opposition laïque et libérale obtient plusieurs portefeuilles importants, mais également le poste de vice-Premier ministre en la personne de Ziad Bahaa el-Din. Une telle composition du gouvernement où les laïques du FSN occupent le premier plan n’a pas plu aux salafistes qui se sont eux-mêmes retirés des négociations. Ainsi, le parti Al-Nour a décidé son retrait après s’être désolidarisé du mouvement. Notons également la présence de trois coptes et de trois femmes au sein de ce gouvernement.

Dès lors, ce nouveau gouvernement cristallise les attentes du peuple égyptien qui vit avec violence ce changement de régime. Les manifestations d’anti et pro-Morsi sont nombreuses et se soldent par des morts, surtout du côté islamiste. « La situation actuelle va vers une polarisation croissante de la population avec une surenchère dans la haine des deux camps rivaux. A court terme, une véritable explosion est peu probable tant toutes les discussions sont focalisées autour de la question Néanmoins, la violence de l’armée à l’encontre des manifestants pro-Morsi et les arrestations arbitraires ont poussé une minorité à prendre leurs distances avec l’armée, réalisant que malgré les grands discours du 3 juillet, ses méthodes et ses intentions n’avaient guère changé. Un mouvement "ni-ni" (ni Frères ni armée) se dessine mais reste encore confidentiel et est largement ignoré des principaux médias », développe Alexandre Goudineau.

L’Égypte a décisivement besoin de réformes économiques coûteuses et douloureuses pour sa population. Le Fonds monétaire international réclame en effet la suppression des subventions aux prix des biens de consommation courante et de l’énergie en échange d’un prêt de 4,8 milliards de dollars. Ce besoin d’argent se traduit aussi par des promesses de dons (de plus de 12 milliards de dollars ) de l’Arabie saoudite, des Émirats arabes unis et du Koweït. Comme le souligne M. Goudineau, le retour à la croissance est la priorité absolue de ce gouvernement : « Un retour à la croissance économique est évidemment une priorité. Une part importante de la population vit de petits boulots précaires, le plus souvent à la journée, en dehors de toute législation. Le ralentissement économique les a poussés dans des situations extrêmes. L’inflation causée par la chute de la livre égyptienne et les diverses pénuries ont encore empiré la situation. Un retour à une certaine normale économique est donc une nécessité absolue. »

Mais ce gouvernement n’est qu’un gouvernement de transition. Il n’est pas habilité pour agir à long terme. Et c’est d’une politique économique au long cours que l’Égypte a besoin pour renverser la tendance. Toutefois, Alexandre Goudineau reste pessimiste sur ce point. Il rappelle ainsi qu’« aucune réelle alternative au modèle de développement corrompu et ultra-libéral de l’ancien régime n’a encore émergé. Les acteurs du nouveau gouvernement font partie intégrante des élites ayant intérêt à la perpétuation de ce système inégalitaire. 40% environ de la population égyptienne vit autour ou au-dessous du seuil de pauvreté et la situation désastreuse des finances publiques menace les maigres filets sociaux centrés autour du subventionnement des produits de première nécessité. Dans ce contexte, les revendications plus politiques passent au second plan, d’autant que ce gouvernement technocratique de transition n’a pas le mandat pour des réformes poussées. »

Le rétablissement de la situation économique n’est, en outre, qu’un des objectifs. La question sécuritaire est importante et, au vu des débordements actuels, on craint une réaction violente des membres radicaux des Frères musulmans ou des salafistes. Dans ce contexte, quelle place peuvent occuper les militaires en cas de véritable rébellion armée ? Étroitement liée au nouveau gouvernement et aux figures « révolutionnaires » ayant fait tomber Mohamed Morsi, l’armée peut se désolidariser du mouvement et choisir d’agir seule. Tout comme peut le faire le gouvernement qui peut choisir de se passer du soutien de cet allié encombrant. Le rétablissement sécuritaire est donc important, surtout qu’il conditionne la reprise économique.

À ce possible désengagement de l’armée, voire une instrumentalisation d’un gouvernement trop faible par rapport aux militaires, on peut aussi ajouter les possibles dissensions entre les différents partis et mouvances au pouvoir. Avec autant de personnalités portées sur le devant de la scène, dont El Baradei, el-Beblawi, Mansour et le général Al-Sissi qui cumule les postes de ministre de la Défense et de vice-Premier ministre, on peut craindre un gouvernement marqué par les tensions, ayant du mal à prendre des décisions et n’aboutissant à aucune réforme majeure.

Bibliographie :
 SALLON Hélène, « L’Egypte se dote d’un gouvernement de technocrates pour affronter la transition », lemonde.fr, 18/07/13
 TALON Claire, « La démocratie menacée », lemonde.fr, 25/06/13
 THERON Julien, « Egypte : les islamistes tombent, la révolution continue », rue89.com, 04/07/13

Publié le 06/08/2013


Valentin Germain est actuellement étudiant au Magistère de Relations Internationales et Action à l’Etranger de l’université Paris 1. Après avoir grandi au Maroc, il a étudié à Paris, notamment avec Nadine Picaudou, Pierre Vermeren et Khadija Mohsen-Finan. Passionné par le monde arabe et la Méditerranée, il a voyagé et vécu en Egypte, en Turquie et au Liban.


 


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