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Les Palestiniens et le projet sioniste

Par Thomas Vescovi
Publié le 06/05/2016 • modifié le 10/06/2020 • Durée de lecture : 19 minutes

Thomas Vescovi

Jusqu’en 1948, les Palestiniens sont majoritaires de la Méditerranée au Jourdain. En l’espace de cinquante ans, le projet sioniste renverse la donne, et fonde un État pour être un refuge pour les Juifs du monde. En analysant d’une part les étapes de la dépossession autochtone, et d’autres part les processus politiques et matériels qui ont permis l’avènement d’Israël, il s’agit avant tout de s’extraire de toute vision fantasmée ou idéologique du passé. Si dans l’Empire ottoman puis sous le mandat britannique des mouvements politiques se forment, ils ne parviennent pas à imposer un rapport de force favorable aux Palestiniens. Le façonnement d’une identité dans le cadre d’une lutte décoloniale et nationale, permet en revanche à ce peuple de ne pas connaître le même sort que les Amérindiens, et de revenir en tant qu’acteurs actifs dans les pages de l’histoire.

Dès le lendemain de 1948, Sami Hadawi, Walid Khalidi, Nafiz Nazzal ou Élias Shoufani, fondent les bases de l’historiographie palestinienne. Ils s’attellent à compiler les documents emportés par les réfugiés, afin d’écrire les premières lignes d’une mémoire collective, et contestent la version israélienne du départ volontaire de leur peuple. Leurs travaux bénéficient d’échos importants dans le monde arabe et les universités anglo-saxonnes, mais ne percent pas les murailles intellectuelles d’Europe et d’Israël. Cette historiographie palestinienne, bien que n’ayant pas de caractère « officiel » en l’absence d’un État, perçoit généralement son rapport au voisin israélien que sous le prisme d’une dépossession préparée, orchestrée par les grandes puissances, et qui continue à être mise en œuvre. Cette vision est fondée, mais elle a aussi ses limites.

Quelle a été l’attitude des Palestiniens face au projet sioniste ? Quelles ont été les évolutions des objectifs sionistes ? Par ailleurs, loin d’une prétendue dualité entre « Arabes et Juifs » en Palestine, quel fut le rôle du troisième acteur, à savoir le mandataire Britannique ?

« Acceptez-vous de voir notre terre volée ? » [1]

Au XIXe siècle, près de 60% de la population juive mondiale se concentre dans l’Empire russe. L’antisémitisme d’État provoque des pogroms dès 1830. En 1881, près de 200 villes et villages juifs d’Europe de l’Est sont attaqués. Les Juifs y sont battus, tués, leurs boutiques pillées et leurs maisons brûlées. Ces événements entraînent le début d’une émigration juive ashkénaze, essentiellement vers l’Ouest et les Etats-Unis, mais aussi en Palestine, où une petite communauté juive réside parmi les villes saintes de Jérusalem ou Hébron. Léon Pinsker, animateur des Amants de Sion, basés à Odessa, fait de la ville le lieu de départ principal de la première alya [2]. Entre 1882 et 1883, 25 000 Juifs prennent ainsi la route de la Palestine. Cette première expérience est une catastrophe économique. Les immigrants se heurtent aux difficultés climatiques et géographiques. Cependant, en 1878 naît la première colonie juive de Palestine : Petah Tikva.

La quasi-totalité des fondateurs du sionisme politique sont à l’origine assimilationnistes, espérant une intégration pleine et entière des juifs aux sociétés européennes. Si le judaïsme fait référence à une religion, l’antisémitisme qui accompagne la montée des nationalismes dans l’Europe de la fin du XIXe siècle, renvoie les citoyens de culture ou de confession juive à une judéité supposément ethnique. Des pogroms à l’affaire Dreyfus, puisque les juifs sont de fait exclus de l’État-nation, l’antisémitisme est reconsidéré par une partie des intellectuels juifs. Ce n’est plus un mal de l’époque, mais une caractéristique intrinsèquement liée aux peuples. La vie en diaspora des juifs ne pouvant être faite que d’humiliations et de massacres, ces intellectuels, comme le journaliste viennois Théodor Herzl, développent l’idée d’un « État juif ». Au lieu d’attendre une intégration illusoire au sein de sociétés hostiles, le sionisme entend faire de l’antisémitisme le substrat de sa revendication nationale juive, ou plutôt ce qui légitime de s’affirmer à son tour comme nation à part entière nécessitant un territoire. Les migrations de populations juives ne doivent plus se faire dans la précipitation, mais se concentrer sur un espace commun à territorialiser. Le 31 août 1897, le Programme de Bâle est voté lors du premier Congrès sioniste. Il prévoit le développement de la colonisation agricole et artisanale en Palestine, le renforcement de la conscience nationale des juifs dispersés et leur organisation, ainsi que l’obtention d’accords gouvernementaux. Il ne s’agit pas à proprement parler d’organiser l’émigration de toutes les communautés juives vers une terre, mais au contraire que celles-ci, dans leurs pays, s’activent diplomatiquement et matériellement à soutenir la création d’un foyer national juif. En 1899 est créée la Banque coloniale juive, puis en 1901 le Keren Kayemeth LeIsrael (KKL, Fonds National Juif).

De 1903 à 1906, de nouvelles vagues de pogroms se produisent, notamment dans les villes orientales de Jytomyr, Kichniev, Minsk, Odessa et Simferopol. Si près d’un million de juifs décident de partir aux États-Unis, la deuxième alya amène de 1904 à 1914 près de trente mille juifs en Palestine. Le KKL achète des parcelles de terres qu’il déclare inaliénables et d’où la main-d’œuvre indigène est exclue. C’est le développement des premiers kibboutz, basés sur des principes coopératifs et collectivistes, et la construction du mythe du pionnier travaillant la terre. Durant cette période, la population du Yichouv - communauté juive de Palestine - double, et la Palestine compte dix-sept colonies juives. Des soucis d’autosuffisance et de développement les obligent à être mises sous tutelle financière du baron Edmond de Rotschild, puis de la Jewish Colonization Association. Si le sionisme a plusieurs facettes, la conception socialisante de David Ben Gourion s’impose majoritairement. Cette vision, opposée à l’individualisme libéral, est un exemple type de constructivisme, pour qui tous les choix publics doivent être dictés par l’urgence de bâtir une société type. Le projet, une fois abouti, devant être juste et égalitaire, la lutte des classes ne ferait que le ralentir. Ouvriers et patrons doivent converger vers l’édification d’un État-nation et une lutte contre les forces qui s’y opposent.

Ce dernier point est crucial. Les sionistes, essentiellement non-croyants, demeurent ultra-minoritaires dans les communautés juives. Au sein même du Yichouv historique, l’idée d’un État-nation juif n’a aucun sens, et s’avère même hérétique pour les orthodoxes, en l’absence de retour du Messie. Herzl n’obtient aucun soutien parmi le rabbinat, et une partie significative des juifs de l’époque investissent les mouvements révolutionnaires du début du XXe siècle, liant leur lutte des classes à celle contre l’antisémitisme. Le Bund, mouvement socialiste juif de l’Empire russe, revendique une « autonomie culturelle », mais articulée à une lutte sociale là où les juifs vivent. De fait, l’utilisation de la religion par le mouvement sioniste est davantage liée à un impératif politique, celui de légitimer le choix de la Palestine, « Terre promise », qu’à une foi solide et un idéal biblique.

Parallèlement à ce processus, une partie non négligeable de la diplomatie britannique est influencée par le « millénarisme messianique », mouvement eschatologique motivé par le souhait de rassembler le « peuple élu » sur la Terre sainte, à l’approche du jour du Jugement Dernier, et du retour du Messie. Cette intention entraîne dès 1860 la création de sociétés coloniales telles que l’American Colony à Jérusalem ou les Templiers allemands à Haïfa. Toutefois, l’argument bien plus mobilisateur dans la chancellerie britannique est celui de la recherche d’un point d’appui continu au Proche-Orient pour protéger le canal de Suez. Le projet sioniste arrive à point nommé. Herbert Samuel, membre du Parlement britannique et futur Haut-commissaire de Palestine, adresse en décembre 1916 trois mémorandums à son Premier ministre Herbert Asquith, stipulant : « Pour satisfaire le mouvement sioniste, l’Empire britannique doit parvenir à l’annexion de la Palestine. Le pouvoir britannique doit aider les organisations juives à s’implanter, y fonder leurs institutions [3]. »

Arthur Balfour, secrétaire d’État britannique des Affaires étrangères, demande en 1917 à Rotschild et Chaim Weizmann, figure de l’Organisation Sioniste Mondiale, de rédiger une mouture de texte où la Grande-Bretagne entérinerait le principe d’une « Palestine reconstituée en Foyer national ». Le terme « reconstituée » n’est en rien anodin. Les sionistes affirment reformer, après deux mille ans d’errance, l’antique Royaume d’Israël sous la forme d’un État-nation. Ils ne viennent pas en Palestine, ils y « reviennent ». Ils n’obtiennent pas une terre étrangère, ils en héritent de « leurs ancêtres ». La déclaration Balfour est publiée le 2 novembre 1917. Au lendemain de la Première Guerre mondiale, les principes de cette déclaration sont réaffirmés le 24 juillet 1922 dans le cadre du mandat conféré par la Société des Nations à l’Empire britannique. La déclaration reconnaît les « liens historiques du peuple juif avec la Palestine », et par ce biais motive la nécessité du foyer national juif. Par ailleurs, il va de soi que rien ne doit « porter préjudice aux droits civils et religieux des communautés non-juives ». Les Palestiniens ne sont pas des sujets politiques, ils sont des « non-juifs ».

Dès 1886, la population de Palestine proteste contre la saisie de terres et le déplacement de paysans pour les colonies de Gedera et Petah Tikva. En 1891, les autorités ottomanes sont saisies pour trancher les différents. Des accrochages souvent violents se renouvellent jusqu’en 1892. De 1901 à 1904, les affrontements sont réguliers entre colons juifs et fellahs arabes autour du lac de Tibériade et de l’implantation juive d’Afula [4]. Contrairement aux idées reçues, si la société arabe palestinienne du début du XXe siècle a pour point central Jérusalem, la vie politique et sociale se passe dans les villes côtières telles que Haïfa ou Jaffa. À l’arrivée des Britanniques, la société palestinienne dispose d’une presse dynamique avec des titres comme al-Quds, al-Najah, al-Munadi, al-Dustur ou Bayt al-Maqdis. Les deux journaux les plus influents étant Filastin, tenu par les cousins al-’Isa, publié à Jaffa, et al-Karmil basé à Haïfa [5]. Plusieurs noms se cachent derrière ce dynamisme intellectuel, tels que Khalil Baydas, Jurji Hanania, ’Ali al-Rimawi, Khalil Sakakini, ou Ilya Zakka.

Dès les années 1900-1910, le sionisme devient un sujet de discussion majeur de la presse palestinienne. En 1913, Filastin consacre une édition spéciale au onzième Congrès sioniste. L’un des articles, intitulé « Le péril sioniste », se termine par cette adresse à la population : « Acceptez-vous de voir notre terre volée ? » [6]. Une apostrophe qui n’est pas entendue au Congrès arabe de juin 1913, réuni à Paris, où la question du sionisme n’est pas évoquée sous la pression des autorités françaises. De 1909 à 1914, 650 articles traitant du sionisme paraissent dans les presses arabes de Beyrouth, du Caire, de Damas, mais surtout à Haïfa, Jaffa et Jérusalem, dont 450 concentrés entre 1911 et 1913, et 286 pour la seule année 1911 [7]. En septembre 1919, l’avocat Muhammad Hassan al-Budayri édite le journal Suriyya al-Janubiyya. Il en fait un média influent disposant d’un bon réseau de diffusion. Avec pour slogans biladuna lana – notre patrie, et « nous vivons pour les Arabes et mourrons pour les Arabes », il tente de réveiller son peuple, qu’il ne juge pas assez actif face au « danger » qui se trame. En 1925, Khalil Sakakini écrit : « Une nation qui a longtemps été dans un profond sommeil se réveille seulement si elle est brutalement secouée, et cela survient seulement petit à petit… Voici ce qu’était la situation de la Palestine, qui a été durant de nombreux siècles dans un profond sommeil, jusqu’à ce qu’elle soit secouée par la Grande Guerre, surprise par le mouvement sioniste, et profanée par l’illégale politique [des Britanniques]. Et elle se réveille, petit à petit. [8] »

Il convient de s’interroger sur la pénétration de ces idées dans la population palestinienne. Bien que cette terre soit dépourvue de discontinuités géographiques, ses habitants demeuraient très majoritairement ruraux. Quels étaient les moyens de diffusion de ces informations ? Si une telle étude n’a pas encore été réalisée, l’historiographie a démontré que quand bien même ces relais existaient-ils, moins du tiers des Palestiniens étaient alphabétisées. Par ailleurs, les historiens de la Première Guerre israélo-arabe ont démontré la prégnance de relations, voire de pactes de non-agression, entre des villages palestiniens et des kibboutzim. La prétendue hostilité intrinsèque des Palestiniens à l’égard des juifs vivant ou arrivant en Palestine n’a pu être prouvée. En revanche, progressivement, ils furent confrontés à un enjeu politique insoupçonnable quelques années auparavant : la remise en cause générale, culturellement et matériellement, de leur souveraineté.

Absence de leadership

L’Empire ottoman est rapidement mobilisé sur le terrain européen où il prend part à la Première Guerre mondiale au sein de la Triple Alliance, aux côtés des Empires allemand et austro-hongrois, et du Royaume d’Italie. Jamal Pacha est le commandant en chef du front proche-oriental. Au printemps 1917, acculé par l’avancée des troupes britanniques et françaises, il organise le déplacement des populations juives sionistes situées sur le littoral méditerranéen. Des centaines d’entre eux meurent de maladie et de famine. Ces informations sont largement diffusées, puisque de nombreux télégrammes de consuls européens sont reçus par Istanbul pour obtenir des renseignements sur le sort des juifs en Palestine. Interrogé par ses supérieurs à ce sujet, Jamal Pacha manifeste clairement son hostilité aux sionistes, qu’il juge comme des menaces pour l’avenir de la Palestine. Parallèlement à la guerre, il s’efforce de mettre fin à l’immigration juive au Proche-Orient et empêche la création de nouvelles colonies. Néanmoins, la politique ottomane est plus complexe que les visées, souvent personnelles, de Jamal Pacha. Istanbul s’efforce durant la guerre de soigner son image auprès des opinions publiques européennes. Mehmet Talaat, ministre de l’Intérieur, demande d’engager des réparations pour les juifs déportés qui se trouvent à Alexandrie et Port-Saïd, et ouvre une enquête suite aux accusations de meurtres et de tortures perpétrées sur des militants sionistes, en octobre 1917, dans le cadre du démantèlement du réseau d’espionnage NILI (Netzah Israël Lo Yeshaker) [9].

Le 9 décembre 1917, les Ottomans perdent Jérusalem au profit des Britanniques. Cette conquête militaire ne fait que concrétiser les Accords Sykes-Picot ratifiés entre la France et le Royaume-Uni le 16 mai 1916, prévoyant un découpage du Moyen-Orient entre ces deux puissances. L’opération de force est justifiée lors de la conférence internationale de San Remo, qui a lieu du 19 au 26 avril 1920, où le démantèlement des provinces arabes de l’Empire ottoman est fixé. La Palestine compte alors 542 000 Arabes et 61 000 Juifs [10]. Si la distinction entre « Arabes » et « Juifs » est courante aujourd’hui, jusqu’à la création d’Israël, est considéré comme Palestinien tout habitant de la terre de Palestine [11]. Le projet sioniste, en donnant à la communauté juive de Palestine un caractère national, distingue progressivement celle-ci du reste de la population palestinienne : arabe athée, chrétien ou musulman. Dès lors, la construction d’une conscience nationale palestinienne ne s’inscrit pas dans un simple processus collectif d’émancipation et de construction d’un État, mais dans sa propre survie face à la menace de sa souveraineté territoriale.

Lorsque les Britanniques débarquent en Palestine, ils souhaitent rencontrer des interlocuteurs représentatifs de chaque communauté. L’Agence Juive, créée en 1929, fait office d’organisation pré-étatique, revendiquant une langue spécifique, des unités militaires et des services publics. Elle devient l’interlocutrice privilégiée de la puissance mandataire. Néanmoins, en son sein, des divergences existent sur le projet national envisagé. D’un côté, les sionistes libéraux, comme Ben Gourion ou Weizmann, sont persuadés qu’à terme, les Arabes seraient convaincus du bien fondé de leur projet grâce à l’apport socio-économique dont bénéficierait la Palestine. D’un autre côté, des intellectuels comme Martin Buber ou Gershom Scholem, qui refusent d’éluder la question arabe, plaident pour un État binational. En marge de ces débats, les révisionnistes regroupés autour de Vladimir Jabotinsky, revendiquent la totalité de la terre de Palestine pour la population juive. Pragmatiques, ils jugent la colère des Arabes légitime, et prônent la conquête territoriale par la force.

Du côté des Palestiniens, la légitimité de la présence britannique est questionnée. Le Conseil suprême musulman, composé d’une assemblée de muftis, est la principale structure. Parmi eux, le mufti de Jérusalem incarne une institution à lui seul. Les Britanniques décident de l’élever au rang de Grand Mufti, espérant en faire un intermédiaire avec la population autochtone, et surtout le contrôler. Naturellement, la famille Husseini, qui domine ce titre religieux depuis près de deux siècles, est favorisée. Les divisions gangrènent la population palestinienne. Les années 1920 voient l’émergence du mouvement mu’aridun – opposition, mené par Raghib al-Nashashibi, maire de Jérusalem après la destitution de Muza Karim Husseini par les Britanniques. La crise économique de 1929 fait chuter le prix agricole des exportations, déstabilisant les revenus du Conseil suprême musulman. La fragilisation de ce dernier permet à d’autres forces d’apparaître, tel que le Congrès arabe palestinien. Cependant, chaque parti, chaque mouvement indépendant se heurte à l’hostilité du Grand Mufti qui craint pour son hégémonie. Dans ce contexte, selon l’historien américano-palestinien Rashid Khalidi, aucune structure ne peut grandir, ou s’imposer, au point d’être le « noyau d’un futur État », ou simplement une alternative au système mandataire. La politique britannique, favorable aux organisations sionistes aux dépens des Palestiniens, alimente des rumeurs que les provocations de factions juives extrémistes n’aident pas à relativiser. La conséquence la plus dramatique survient le 24 août 1929, dans la ville d’Hébron, où une foule arabe assassine soixante-sept juifs et blesse grièvement des dizaines d’autres. 435 rescapés ne doivent leur salut qu’à des Palestiniens qui s’opposent au massacre et les protègent dans leurs demeures. Pour l’historien israélien Tom Segev : « L’histoire juive recèle peu de faits de salut collectif de ce genre [12] ». Les Britanniques décident d’ordonner l’expulsion des juifs de la ville pour parer à de nouveaux heurts.

Loin de ces querelles de pouvoir, une figure de la lutte palestinienne semble faire exception : Izz al-Din al-Qassam. Né en Syrie en 1882, élève du juriste égyptien et penseur du modernisme islamique Mohamed Abduh, et lié d’amitié avec l’intellectuel libanais Rashid Rida, il est nourri des courants réformateurs de l’islam du XIXe siècle. Il est opposé aux idées et méthodes du Grand Mufti, ainsi qu’au pouvoir britannique et au sionisme. Prêcheur doté d’un fort charisme, il pénètre clandestinement en Palestine au début des années 1920 après avoir été condamné à mort par un tribunal français en Syrie. Il organise, de 1921 à 1932, une guérilla armée composée de paysans expropriés et d’ouvriers originaires des quartiers misérables d’Haïfa. Il souhaite rompre avec les notables des grandes familles palestiniennes, qu’il accuse d’être dans la compromission avec le pouvoir mandataire et les dirigeants sionistes. Son groupe se nomme al Kaff al-Awad – la Main noire. Le nombre de ses partisans oscille, suivant les sources, entre deux cents et huit cents. Le projet politique s’inscrit dans la tradition de la Nahda, une « Renaissance » articulée autour d’un retour au message essentiel de l’islam et du nationalisme arabe. Les militants d’al-Qassam mènent une guérilla contre les militaires britanniques, tout en harcelant les colonies juives, espérant contenir la colonisation. Dans l’immédiat, l’objectif est moins la victoire militaire que de donner un exemple aux populations arabes jugées passives. En novembre 1935, il lance une révolte armée dans une zone située entre Haïfa et Jénine. Il appelle, en vain, le Grand Mufti à ouvrir un second front au Sud, et se fait tuer le 20 novembre par les Britanniques. C’est, notamment, la diffusion de l’annonce de sa mort qui déclenche la Grande Révolte arabe.

Dès avril 1936, des heurts éclatent entre Arabes et juifs à Jaffa et dans la région de Naplouse, coutant la vie à neuf juifs et deux Arabes. Les premières formes de révolte générale se traduisent par un mouvement de grève et un refus de payer l’impôt au pouvoir mandataire. Les produits britanniques et sionistes sont boycottés. Des groupes s’organisent en cellule armée et attaquent les lignes de chemins de fer et les kibboutzim. Pour contrôler le mouvement, le Grand Mufti crée le 25 avril le Haut Comité Arabe, rassemblant l’ensemble des mouvements palestiniens. Le plus influent demeure le Parti arabe palestinien, mené par Jamal al-Husseini, qui revendique l’indépendance de la Palestine par un accord bilatéral avec les Britanniques, des mesures immédiates pour stopper l’immigration juive et une lutte d’opposition à la construction d’un foyer national juif en Palestine. En espérant apaiser les relations communautaires, le pouvoir mandataire annonce l’ouverture d’une commission d’enquête dirigée par Lord William Peel. Les royaumes d’Arabie saoudite, d’Irak et de Transjordanie promettent au Haut Comité Arabe leur soutien, à condition que la révolte cesse. La grève est levée.

La Grande Révolte coûte la vie de 5 000 Palestiniens, et 5 079 combattants sont arrêtés et/ou déportés. Le port du keffieh devient un signe de solidarité avec la paysannerie, fortement touchée par la répression. Une partie des leaders parviennent à se réfugier dans les pays arabes voisins. Jamal al-Husseini rejoint la Syrie en 1937, puis Bagdad en 1939, avant d’être arrêté par les Britanniques en 1941 et déporté en Rhodésie du Sud. De son côté, Hussein al-Khalidi est déporté en 1937 aux Seychelles. Parallèlement, la rivalité entre les factions est telle qu’aux dernières phases du mouvement, les milices d’al-Nashashibi, nommées les Peace Bands, traquent secrètement, avec le soutien britannique, les factions du Grand Mufti et les rebelles armés. Le 7 juillet 1937, la commission Peel rend son rapport proposant un partage de la Palestine entre un État juif, un État arabe et un « territoire mandataire » comprenant Jérusalem. Ni foncièrement sioniste, ni pro-arabe, les Britanniques cherchent à protéger leurs intérêts en ménageant les groupes conciliant des deux parties. Face aux prétentions françaises dans la région et aux aspirations nationalistes des peuples arabes, ils sont parvenus à imposer la refondation du Royaume d’Irak et à garantir la défense du Royaume de Transjordanie. Il est donc impensable pour le pouvoir mandataire de laisser la Palestine toute entière aux nationalistes arabes.

Cette période est déterminante pour l’Agence Juive. D’un côté, des miliciens juifs ont pu être formés aux techniques de combat par les Britanniques pour participer à la répression et profiter des mesures d’expropriations qui touchent d’importantes zones territoriales palestiniennes. De 1936 à 1939, cinquante-cinq colonies sont créées, soit 68% du total des implantations juives pré-Israël. Ben Gourion soutient, par pragmatisme, les conclusions de la commission Peel, arguant en privé qu’une première assise territoriale puisse faire « effet de levier ». Pour les Arabes, hormis le roi Abdallah de Transjordanie, un partage de la Palestine est inenvisageable. D’un autre côté, suite à la conférence de Londres, les Britanniques publient le 17 mai 1939 le troisième Livre Blanc, limitant fortement l’immigration juive, dans le but de calmer les mouvements nationalistes arabes. Entre 1940 et 1945, le service des migrants enregistre l’arrivée de 45 391 Juifs en Palestine, soit deux fois moins qu’entre 1920 et 1932, 118 358 migrants juifs, et près de cinq fois moins qu’entre 1933 et 1939, 204 176 migrants juifs [13]. Pour les mouvements sionistes, cette limitation du flux migratoire coïncide avec l’arrivée des premiers échos de la tragédie qui se joue en Europe, réaffirmant l’urgence de créer un foyer d’accueil accessible. Enfin, la question migratoire est d’autant plus essentielle pour le projet sioniste qu’elle est en corrélation avec la politique coloniale, depuis que la seconde alya a mis à l’écart les Arabes des emplois dans les réseaux agricoles juifs. Un tarissement de l’arrivée de migrants provoque nécessairement un ralentissement de la colonisation. Quasi unanimement, les organisations sionistes entament une lutte contre le pouvoir mandataire.

Épilogue

En 1946, les Palestiniens sont majoritaires dans 14 des 16 districts de Palestine, avec un recensement de 1 237 334 Palestiniens et 608 225 Juifs [14]. Cependant, si le projet sioniste paraissait irrationnel en 1897, plus rien ne semble pouvoir l’empêcher d’aboutir au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. De 1919 à 1946, la population juive passe de 9,7% à 35,1% et l’Agence Juive assure l’autosuffisance alimentaire. Á la veille de la Première Guerre israélo-arabe, près de 375 millions de dollars de dons, rien que pour les États-Unis, se sont accumulés depuis le début de la colonisation. Si de 1922 à 1947, la population palestinienne s’enrichit et modernise son économie, avec une croissance annuelle moyenne de 6,5%, cela reste deux fois moins que le secteur économique juif à 13,2% [15]. En sélectionnant son immigration, le Yichouv peut compter sur un capital humain inégalable pour cette époque. En 1947, 86% des juifs sont lettrés, contre 22% des Palestiniens. L’Agence Juive dispose de quarante docteurs pour dix mille habitants, contre 2,4 pour les Palestiniens. Cette immigration a bouleversé la composition sociale du Yichouv, composé originellement de juifs moyen-orientaux, généralement pauvres et très religieux. Ces derniers deviennent rapidement minoritaires au profit d’une communauté laïque dotée d’une classe d’entrepreneurs, d’institutions organisées en proto-État et de puissants syndicats, notamment l’Histadrout. Les Palestiniens, en dépit du développement d’une classe ouvrière et d’une élite bourgeoise, restent dominés par une classe foncière composée de familles de notables traditionnels et une masse paysanne. Avec la Seconde Guerre mondiale, la détermination du Yichouv n’est que plus grande. Pour les leaders sionistes, le Génocide est une défaite. Ils ne sont pas parvenus à persuader une majorité de juifs de quitter l’Europe pour la Palestine lorsqu’il en était encore temps. Puis, lorsque les juifs européens avaient eu besoin de soutien, le mouvement était trop faible pour agir.

Le 29 novembre 1947, l’Organisation des Nations unies ne vote pas une partition de la Palestine, signifiant une division stricte, mais un partage censé conduire à la création de deux États liés par une monnaie unique, des échanges commerciaux, et la mise en commun des ressources naturelles. Le Yichouv est alors propriétaire de moins de 8% de la terre de Palestine, un élément factuel qui démontre le caractère mensonger de la prétendue « vente » de la terre par ses habitants. L’État juif obtient 55,5% du territoire, comprenant 438 000 Arabes pour 599 000 juifs. Cette perspective est inenvisageable pour les dirigeants sionistes. Si au soir de l’annonce du partage des heurts éclatent dans certaines zones urbaines, la grande majorité des Palestiniens ne souhaitent pas glisser vers une guerre civile, et de nombreux villages établissent ou renouvellent des accords de non-agression avec les kibboutzim voisins. Le 10 décembre, puis du 31 décembre au 2 janvier, un « Conseil » rassemblant les principaux dirigeants du mouvement sioniste se réunit, et une stratégie de combat face aux rebelles, articulée à un transfert de la population arabe, est établie. Ils parviennent à faire fi de leurs divisions et s’unissent dans une guerre mêlant lutte nationale et pratiques coloniales. Du côté Britannique, Ernest Bevin, ministre des Affaires étrangères du Premier ministre Clément Attlee, souhaite que la région destinée à l’État arabe soit rattachée au Royaume de Transjordanie. Cette volonté s’explique par l’hostilité des Britanniques à l’égard du Grand Mufti de Jérusalem, Amin al-Husseini, qui a supervisé pendant deux ans deux divisions SS musulmanes [16]. Par crainte que l’État arabe ne devienne un « État mufti », Bevin engage un dialogue avec Tawfiq Abul Huda, Premier ministre de Transjordanie. Un accord est passé le 7 février 1948 concernant le déploiement de la Légion Arabe en Palestine dès le départ des troupes britanniques, afin d’occuper la partie arabe, mais sans pénétrer dans la zone destinée à l’État juif [17].

La guerre débute véritablement en janvier 1948, avec l’arrivée en Palestine des volontaires de la Jaysh al-Jihad al-Muqaddas – Armée de la guerre sainte, menée par Abd al-Kader Husseini, et l’Armée de libération arabe de Fawzi al-Qawuqji, permettant à l’Agence Juive d’accélérer le processus d’expropriation. Ils ne peuvent empêcher le 14 mai la déclaration d’indépendance d’Israël, qui est suivie le lendemain par l’entrée en guerre des principaux États arabes de la région. Hormis une série de défaites infligées par les troupes égyptiennes de mai à juillet, la Haganah, qui devient l’Armée de Défense d’Israël en juin, domine militairement les armées arabes, et les troupes sionistes organisent minutieusement l’expulsion de la population palestinienne le long des voies de communications des principales implantations juives. Au terme de la Première Guerre israélo-arabe, 685 localités palestiniennes sont dépeuplées, partiellement ou totalement, dont soixante-dix cas accompagnés de massacres sur des civils. 78% de la Palestine originelle est occupée par les troupes sionistes. Le nombre de réfugiés s’équilibre à 805 000. Parmi eux, 10% de classes aisées qui semble avoir fui volontairement avant le déclenchement des hostilités. Ces départs donnent à Israël 300 000 hectares de terres, 73 000 habitations, 8 700 boutiques et près de 5 millions de livres [18].

Si la Palestine a été, comme d’autres pays arabes suite au démantèlement de l’Empire ottoman, soumise aux puissances européennes, la population palestinienne a dû faire face à un double processus colonial, britannique et sioniste. Trahis par une partie des dirigeants arabes, tiraillés entre différentes factions rivales, le défi imposé par le projet sioniste nécessitait un pragmatisme et des pratiques politiques et sociales qui dépassaient les capacités des mouvements palestiniens. Cependant, le projet politique des militants sionistes s’inscrivait davantage dans une quête de sécurité nationale que dans un projet ciblant délibérément la population palestinienne. Ni passivité, ni vente de leur patrie, les Palestiniens n’ont fait qu’être victimes d’un rapport de force bouleversé par les Guerres Mondiales, au point de ne plus saisir la profondeur des enjeux politiques auxquels ils faisaient face.

Publié le 06/05/2016


Thomas Vescovi est professeur d’histoire-géographie et chercheur en Histoire contemporaine. Diplômé de l’Université Paris VIII, il s’intéresse notamment à la société juive israélienne, dans ses relations avec la société palestinienne, et son rapport à l’histoire.
Il est l’auteur de Bienvenue en Palestine (Kairos, 2014), et La mémoire de la Nakba en Israël (L’Harmattan, 2015). Il collabore régulièrement avec Middle East Eye, L’Orient le Jour, The Maghreb and Orient Courier, L’Humanité, Politis


 


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