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Par Florian Besson
Publié le 17/06/2013 • modifié le 18/03/2019 • Durée de lecture : 9 minutes

La formation du mouvement

Tout commence en 1094, à la mort du calife fatimide al-Mustansir Billâh, le huitième calife fatimide. Une lutte de succession oppose son aîné Nizâr, plus légitime, et son cadet Ahmad, soutenu par l’aristocratie du Caire et en particulier par le vizir al-Afdhal, qui le fait couronner calife. Cette lutte de pouvoir provoque une grave déchirure dans la communauté ismaélienne : les ismaéliens de Perse, une minorité shiite dans une région normalement placée sous la tutelle du calife sunnite de Bagdad, font allégeance à Nizâr. On parlera donc également de nizârites pour qualifier ce mouvement. Comme tous les ismaéliens, ils professent une lecture ésotérique du Coran : il s’agit de trouver le sens caché (bâtin) du texte coranique (on les appelle aussi Bâtinis), puis de l’enseigner (c’est le tal’îm). C’est donc un courant mystique, qui attend le retour de « l’imam caché », tout en cherchant à convertir un maximum de musulmans via une propagande très soigneusement organisée et planifiée (c’est la da’wa).

Or ces ismaéliens ont, depuis 1090, un nouveau chef, intellectuel brillant, charismatique et redoutable stratège : Hassan ibn Sabbâh, qu’on surnommera ensuite le Vieux de la Montagne [1], qui a probablement rencontré Nizâr en Egypte. Sous sa direction, ils se sont emparés de la forteresse d’Alamut en 1091, et, réfugiés dans ce fortin inexpugnable (construite à plus de 2000 mètres d’altitude sur un piton rocheux, la forteresse ne peut être prise que par la ruse ou par trahison), étendent leur influence vers la Syrie et l’Iran. Nizâr, d’abord réfugié à Alexandrie, est capturé par son frère et mourra en prison : ses partisans en Egypte quittent le pays et fusionnent avec le mouvement perse. Son fils, al-Hâdî, est considéré par eux comme l’imam, donc comme le chef de la communauté, même s’il doit rester caché (mastûr). C’est en son nom, puis au nom de son fils al-Muhtadî, que Hassân ibn Sabbah mène une campagne militaire bien vite couronnée de succès : les ismaéliens s’emparent de la forteresse de Qadmûs, en Syrie, puis de celle Masyâf en 1141. Lorsque Hassân meurt, probablement dans les années 1124, son successeur (Buzurg-Ummîd), prend à son tour le titre de Vieux de la Montagne, qui se transmettra ensuite à son fils. Cela nourrira la légende de l’immortalité du maître du mouvement. Epargné par les luttes de pouvoir, le mouvement nizârite oscille cependant entre plusieurs pôles contradictoires : tiraillé entre le respect dû au texte coranique et la volonté d’en trouver le sens caché, entre la nécessité de rester caché et la tentation d’apparaître au grand jour [2], entre la soumission au Prophète Muhammad, via le respect de la sharî’a, et l’obéissance à l’imam.

Il faut dire que le contexte géopolitique est plus que favorable : le Proche-Orient a subi de plein fouet le choc de la première croisade, qui aboutit à la prise de Jérusalem en juillet 1099. Le califat fatimide du Caire s’affaiblit à cause d’une profonde crise économique et de tensions internes, et les pouvoirs sunnites sont divisés, s’affrontant entre eux malgré leur officielle allégeance au calife sunnite de Bagdad. La fondation des Etats latins d’Orient complique encore la situation. Dans ce contexte très confus, il est difficile d’étudier précisément les Assassins, d’autant plus que la majorité des sources sur cette époque sont rédigées par des auteurs sunnites, donc très hostiles à un mouvement shiite pensé comme hétérodoxe. Mais il est indéniable que les Assassins savent s’insérer dans ce monde divisé, et jouent des hostilités mutuelles pour s’imposer comme un pouvoir majeur. La forteresse de Qadmûs, par exemple, est d’abord conquise par Bohémond II, prince d’Antioche, en 1128, reprise par ibn ‘Amrûn, un petit seigneur seldjoukide, qui en 1141 la vend aux Nizârites, lesquels la revendront, en 1186, aux Chevaliers Hospitaliers, ordre militaro-religieux avec lequel ils entretiennent de très bonnes relations.

Des assassins professionnels

Surtout, les nizârites s’imposent en recourrant d’une manière systématique à l’assassinat politique. Ibn Battûta, le célèbre voyageur, écrit ainsi au début du XIVème siècle : « quand le sultan veut faire assassiner un de ses ennemis, il leur donne le prix de son sang […] Ces Ismaéliens ont des couteaux empoisonnés, avec lesquels ils frappent ceux qu’on leur ordonne de tuer ». C’est ce qui rendit les nizârites d’Alamût si célèbres. Leurs cibles étaient nombreuses et variées : de nombreux califes abbassides périrent de leurs mains – même s’il est possible que certains, comme al-Mustarchid, aient en réalité été assassinés par des Turcs Seldjoukides, qui auraient ensuite pu aisément accuser les nizârites du crime. Des princes, des officiers, des généraux musulmans sont assassinés. En 1092, le vizir seldjoukide Nizâm al-Mulk, le protecteur de Al-Ghazâlî, est sans doute l’un des premiers à être assassiné par les nizârites. Un siècle plus tard, en 1192, c’est le roi de Jérusalem Conrad de Montferrat qui tombe sous leurs coups : ce meurtre, le premier d’un Chrétien, marque énormément les Croisés. Dès les années 1175, des témoins occidentaux, relayant probablement des informations transmises par des Chrétiens d’Orient, avaient parlé de cette secte, et avaient relevé « l’immense terreur que leur maître fait régner sur toute la région » [3]. Guillaume de Tyr, évêque de Tyr et immense intellectuel, souligne leur ferveur et indique qu’ils préfèrent mourir plutôt que d’échouer. Kamikazes avant l’heure, les Assassins ne reculent devant rien : Saladin lui-même, héros de la reconquête musulmane à la fin du XIIème siècle (Jérusalem est reprise en 1187. Voir : Entretien avec Elodie Hibon, La Jérusalem ayyoubide), sera plusieurs fois attaqué par des tueurs, qui ne parviendront qu’à le blesser. Ces activités peuvent être qualifiées de terroristes : il s’agit à la fois d’éliminer des rivaux ou des obstacles, et de frapper de terreur le Proche-Orient [4]. C’est pourquoi les assassinats sont publics : les cibles sont généralement frappées à midi, lorsqu’elles sortent de la mosquée. Mais les Assassins savent aussi se faire mercenaires, louant leurs services au plus offrant : Joinville rapporte ainsi une entrevue entre Louis IX et le Vieux de la Montagne à Acre, le roi de France achetant, au prix de coûteux présents, la neutralité des redoutables Assassins.

Toute une légende va se développer autour de cette secte : Ibn Battûta parle de couteaux empoisonnés, Guillaume de Tyr indique quant à lui qu’ils sont armés de couteaux d’or pur, croisant ainsi le mythe des Assassins avec celui des « richesses fabuleuses de l’Orient », mythe qu’on retrouve dans celui du Prêtre Jean. Tous les historiens, musulmans ou chrétiens, relèvent le fanatisme des nizârites : lors d’une rencontre avec les Templiers, le Vieux de la Montagne aurait, selon Guillaume de Tyr, ordonné à plusieurs de ses adeptes de se jeter d’une muraille, pour montrer le contrôle total qu’il exerçait sur ses fidèles. D’une façon significative, Alamut, « le Nid de l’Aigle » en persan, devient « le Château de la Mort » en arabe, q’ala al-mût. La méthode d’endoctrinement utilisée par le Vieux de la Montagne est bien connue : celui-ci droguait ses adeptes avec du haschich, et les plaçait dans un jardin paradisiaque creusé dans la montagne. Après une nuit de luxe et de luxure, les jeunes nizârites se réveillaient dans leurs cellules, où on les informait que ce paradis serait à eux pour l’éternité s’ils périssaient en tentant d’éliminer une cible… Il s’agit là, évidemment, d’une légende, qu’on trouve d’abord chez Arnold de Lübeck, chroniqueur bénédictin du début du XIIIème siècle, puis chez Marco Polo (même si ces deux auteurs ne mentionnent pas le haschich [5]). Cette légende sera ensuite surtout développée sous la plume d’auteurs européens romantiques, au XIXème siècle, comme par exemple Théophile Gautier. Le terme même d’« assassin » dériverait d’ailleurs du mot haschich, même si cette étymologie est récemment contestée, au profit d’une autre, qui ferait dériver « assassin » de assâs, qui veut dire fondement ou gardien. « Consommateurs de haschich », « fidèles au Fondement de la religion » ou encore « Gardiens de la Foi », les Assassins continuent également d’inspirer, comme les Templiers auxquels on les compare parfois, bon nombre de théories conspirationnistes toutes plus délirantes les unes que les autres.

Le choc mongol

Au milieu du XIIème siècle, les Assassins ont su s’imposer comme un pouvoir important de la région. En conquerrant des forteresses en Perse et en Iran, ils ont jeté les bases d’un véritable Etat nizârite, leur influence s’étend à l’ensemble du Proche-Orient, et leur réputation en dépasse de beaucoup les frontières. Mais un nouveau pouvoir s’élève : les Mongols ont franchi les frontières du Dar al-Islam, et Gengis Khan a fondé dans le fer et le feu le plus grand empire de l’histoire. En 1251, Möngke, le plus jeune petit-fils de Gengis Khan, s’impose à la tête de l’Empire mongol encore unifié, et relance la conquête vers l’ouest : l’armée mongole, forte de plusieurs dizaines de milliers d’hommes, est confiée à Hülegü, frère de Möngke. La conquête sera foudroyante : Hülegü prend le sud de l’Iran, puis la Syrie, et les Mongols ne seront arrêtés dans leur irrésistible avancée qu’en 1260 par les Mamelouks du Caire. La pax mongolica ne peut accepter un mouvement comme celui des Assassins : Hülegü fait le siège d’Alamut et prend la ville en 1257. L’imam nizârite, Rukn al-dîn Khûrshâh, meurt dans des circonstances obscures (exécuté par les Mongols, ou peut-être assassiné par ses partisans désireux de se rendre), et la tête des Assassins est partout mise à prix. Face à la redoutable machine de guerre mongole, les Assassins n’ont pas fait le poids, malgré une alliance de dernière minute conclue avec le califat abbasside – un califat auquel Hülegü met fin en 1258 lorsqu’il prend Bagdad et fait exécuter le calife al-Musta’sim. Dans le chaos provoqué par l’invasion mongole, on perd la trace du mouvement des Assassins.

L’activisme ismaélien survit, notamment en se greffant sur le soufisme. Ce qui reste de la communauté replonge dans la clandestinité, et se tourne cette fois vers l’Est : des missionnaires sont envoyés en Inde et en Asie Centrale. Les nizârites témoignent ainsi de la reconfiguration de l’espace moyen-oriental : avec la conquête mongole, le centre de gravité du monde musulman s’est déplacé vers l’Est. Au XIXème siècle, l’imam nizârite prend le titre d’Aga Khan, et s’installe en Inde. La communauté ismaélienne est toujours dirigée par un imam qui fait remonter sa lignée à Nizâr, mais elle est numériquement très faible. C’est surtout par leur légende que les Assassins ont survécu. Marco Polo, lors du voyage qu’il fit jusqu’en Chine en 1271, rapporte ainsi qu’au sujet du Vieillard de la Montagne, on lui a « dit et référé beaucoup de choses étranges, que j’ai appris des habitants du pays ». Il prétend avoir visité Alamut, ce que d’autres sources contredisent, puisque les Mongols auraient rasé la forteresse. Et les légendes se greffent les unes sur les autres, la fascination de l’Europe pour l’Orient ne faisant que changer de forme : le Vieux de la Montagne s’appelle, selon Marco Polo… Alardin, comme Aalardin, le magicien rival de Caradoc dans la Première Continuation du Perceval de Chrétien de Troyes, mais aussi comme Aladin, le jeune garçon qui découvrira une lampe hantée par un génie. Le temps des croisades révolu, l’Europe médiévale se prépare à rêver autour des Mille et Une Nuits [6]. Plus de cinquante ans après, en 1326, Ibn Battûta, on l’a vu, parle lui aussi des Assassins et de leurs lames empoisonnées, alors que celles-ci appartiennent au passé ; en 1332, un prêtre allemand déconseille au roi de France Philippe VI de partir en croisade : entre les fièvres, les démons, et les « maudits assassins qui se vendent eux-mêmes et ont soif de sang humain », il ne pourra qu’y perdre la vie ! Un temps oubliés, les Assassins ressurgissent dans l’imaginaire occidental avec la naissance de l’orientalisme, associée évidemment à la colonisation. Théophile Gautier en fait un « club » en 1897, Corto Maltese affronte leurs héritiers dans La maison dorée de Samarkand (1980), Amin Maalouf les a mis en scène dans son beau roman Samarkand (1989), on les retrouve enfin dans le jeu vidéo à succès Assassin’s Creed.

Conclusion

Par leurs méthodes, par leur succès, les Nizârites ont frappé l’imagination et la mémoire de ceux qui ont été tour à tour ou en même temps leurs alliés, leurs adversaires, leurs victimes. Secte shiite professant une approche mystique du Coran, ils restent surtout célèbres pour avoir, un temps, fait trembler le Proche-Orient – avant que leurs « lames empoisonnées » ne s’effacent devant les cimeterres mongols.

Bibliographie :
 B. Lewis, Les Assassins. Terrorisme et politique dans l’Islam médiéval, Bruxelles, 2001.
 M.G.H. Hodgson, The Order of Assassins, La Haye, 1955.
 C. Millimono, La Secte des Assassins, XIème – XIIIème siècles. Des « martyrs » islamiques à l’époque des Croisades, Paris, 2009.

Publié le 17/06/2013


Agrégé d’histoire, élève à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, les recherches doctorales de Florian Besson portent sur la construction de la féodalité en Orient Latin, après un master sur les croisades.


 


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