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Le Corps des Gardiens de la révolution islamique iranienne

Par Simon Fauret
Publié le 19/06/2015 • modifié le 14/03/2018 • Durée de lecture : 19 minutes

IRAN, Tehran : Members of Iran’s elite Revolutionary Guards march past President Hassan Rowhani (L) and military officials during an annual military parade which marks Iran’s eight-year war with Iraq, 1980-88, in the capital Tehran, on September 22, 2013.

AFP PHOTO/ATTA KENARE

La révolution islamique de 1979 et l’émergence de l’organisation

En janvier 1979, après plus de deux ans de manifestations populaires contre son régime, le Shah d’Iran Mohammed Reza Pahlavi est contraint de quitter le pouvoir. Le 1er février, l’ayatollah (chef religieux des chiites iraniens) Khomeini retourne en Iran après 14 ans d’exil. En tant qu’un des coordinateurs de la révolution, il est acclamé par des millions de ses compatriotes [1]. Il parvient rapidement à neutraliser les forces loyales au Shah, et instaure via le référendum du 1er avril 1979, une République islamique.

À peine quelques semaines après la proclamation du nouveau régime, Khomeini fait établir par un décret du 5 mai 1979 le Sepah-e Pasdaran-e Enghelab-e Islami (littéralement, le Corps des Gardiens de la Révolution Islamique). Désignés comme les Pasdaran (du persan « pasdar », gardes [2]), ses membres sont chargés de plusieurs missions officielles, telles que combattre les contre-révolutionnaires, lutter contre l’influence de puissances étrangères en Iran, coopérer avec l’armée nationale, et œuvrer à la bonne mise en place de la République islamique [3].

Pourquoi le nouveau chef de l’Etat a-t-il décidé de créer cette organisation paramilitaire alors qu’il aurait pu confier ce genre de missions à l’armée iranienne ? Khomeini, dans les premiers mois de l’après-révolution, n’a pas entièrement confiance en cette dernière. Il la juge encore trop attachée au régime du Shah, et ne souhaite donc pas lui confier un rôle prépondérant craignant de la transformer en force d’opposition [4]. Dès lors, la section 3 de la Constitution de la République islamique scinde les forces armées du nouveau régime en deux corps, l’Artesh (l’armée traditionnelle) et les Pasdaran (les Gardiens de la Révolution) [5]. Choisis parmi les individus les plus fidèles à la République, les Pasdaran doivent se charger de protéger les acquis de la Révolution, alors que l’Artesh est censée, comme toute armée nationale, assurer la sécurité du pays en défendant son intégrité territoriale [6].

Créé par et pour la République islamique, le Corps des Gardiens de la Révolution (CGRI) reflète ses idéaux et son symbolisme chiite. Afin de mener à bien les objectifs qu’il s’est vu confier, le CGRI se doit de devenir une formation à dimension religieuse. Au-delà de leurs qualités proprement militaires, ses membres sont recrutés selon leur piété et leur adhésion sans faille au régime de Khomeini. Si le vert est choisi comme couleur de l’uniforme des Pasdarans, ce n’est par tradition - le vert est couramment utilisé pour les uniformes militaires - mais bien comme référence au Prophète et à l’islam. Enfin, toute une mythologie des premiers temps du chiisme est mobilisée afin d’inscrire le CGRI dans la continuité de l’histoire de cette branche de l’islam. La célébration annuelle des Pasdaran s’effectue le jour de la naissance de l’imam Husayn, second fils d’Ali mort en martyr en 680, lors de la bataille de Kerbala contre le califat omeyyade. Symbole de la lutte contre l’injustice et les puissances sunnites, cette figure historique est largement évoquée pour légitimer les Pasdaran [7].

Les grandes étapes de l’histoire politique et militaire des Pasdaran

La période post-révolutionnaire (1979-1980)

Si le CGRI s’est peu à peu imposé comme la principale organisation paramilitaire du régime islamique, sa prédominance n’était pas si évidente au lendemain de la Révolution. En 1979, la République n’est pas encore véritablement islamique. Le renversement du Shah a été à la fois l’œuvre des partisans de Khomeini, des nationalistes, des libéraux ou encore des communistes. Chaque mouvement essaie de faire valoir ses intérêts, et l’ayatollah ne peut donc s’emparer directement du pouvoir. Mehdi Bazargan, Premier ministre du gouvernement d’intérim, ne se range d’ailleurs pas entièrement derrière les idées de Khomeini et souhaite instaurer un régime plus libéral et moins fondé sur la religion musulmane [8]. Il préfère continuer à avoir recours aux forces militaires classiques plutôt qu’aux Pasdaran.

En ces premiers temps de la République, le gouvernement doit d’ailleurs faire face à certaines menaces constituées notamment par les monarchistes. Cependant, face aux insurgés, les forces militaires s’avèrent moins efficaces que les Pasdarans qui agissent en dehors du contrôle gouvernemental et répondent directement aux ordres de l’ayatollah [9]. Peu à peu, les Gardiens vont essayer d’imposer leur légitimité en s’illustrant comme les meilleurs garants de la sécurité de la République.

Après la chute du gouvernement Bazargan le 11 novembre 1979, une nouvelle entité est créée par Khomeini : les milices Bassidj [10]. A l’instar de nombreux régimes issus d’une révolution, la République iranienne instaure une véritable armée populaire. Recrutant en masse parmi les partisans de l’ayatollah, les Bassidj sont à la fois chargées de les endoctriner et de supprimer les dissidences intérieures. Surnommée « le réseau d’information aux 36 millions de membres », l’organisation sert également de relai aux services de renseignements. Moins d’un an après la création des Pasdaran, les Bassidj viennent donc s’ajouter aux forces loyales à Khomeini, et sont rapidement utilisées pour réprimer des soulèvements communistes et kurdes ainsi que pour éviter une tentative de coup d’Etat en juillet 1980 [11]. C’est cependant surtout au cours de la guerre Iran-Irak (1980-1988) que les Gardiens et les Bassidj vont accroître leur influence.

La guerre Iran-Irak (1980-1988)

Initiée par le dirigeant irakien Saddam Hussein, la guerre est une immense épreuve pour la jeune République iranienne. Pourtant, elle va être un moyen de consolider ses bases et de renforcer le pouvoir du clergé chiite [12]. Dans les premiers mois de la guerre, les forces iraniennes subissent de lourds revers, et l’armée irakienne parvient à envahir l’Iran en septembre 1980. Parallèlement, le régime iranien est affaibli par des troubles internes. En réponse à un attentat contre le QG du parti de Khomeini fomenté par le parti marxiste MEK en février 1981, les Bassidj exécutent 7 000 de ses membres [13]. Ecartés du front irakien car jugés trop inexpérimentés [14], les miliciens Bassidj s’occupent donc avec zèle de la sécurité intérieure.

Cependant, face aux déboires de l’Artesh (les forces militaires classiques), les Bassidj vont finalement être envoyés sur les champs de bataille. L’objectif est de compenser le manque de formation et d’équipement des miliciens par leur jeunesse, leur ferveur religieuse et leur nombre considérable (environ 200 000 individus [15]). Hojjet el-Eslam Salek, à la tête des Bassidj, estime que les tactiques militaires conventionnelles sont révolues et que ses miliciens ont inventé avec brio « l’art de la guerre islamique » [16]. Les Pasdaran, quant à eux, tirent profit de ce changement stratégique puisqu’ils encadrent et entraînent la plupart des miliciens [17].

En 1982, le régime iranien semble avoir traversé sa phase la plus critique et évité une catastrophe. En juin, la majorité des troupes de Saddam Hussein quittent le territoire iranien. Khomeini, élu président à la fin de l’année précédente, rejette pourtant la proposition de paix du dirigeant irakien sous les conseils des Pasdaran qui sont convaincus de la nécessité de cette guerre pour asseoir leur pouvoir et renforcer leur légitimité [18]. Cette année-là, le ministère des Gardiens de la Révolution est d’ailleurs inauguré et consacre leur importance. Enfin, en 1986, des divisions marines et aériennes sont incorporées au CGRI, jusque-là limité à un rôle terrestre [19].

Du lendemain de la guerre à l’arrivée à l’élection d’Ahmadinejad (1988-2005)

La guerre Iran-Irak a-t-elle marqué l’apogée des Gardiens de la Révolution ? Toujours est-il qu’après le conflit, le CGRI se retrouve avec moins d’influence sur la politique intérieure du régime. Avec le décès de Khomeini en 1989 et Khamenei comme nouveau Guide Suprême, la période révolutionnaire est terminée. Le rôle des Pasdaran en temps de paix n’ayant pas été clairement établi, les rumeurs courent que la nouvelle classe dirigeante de l’Iran pense à les démobiliser [20]. Cependant, compte tenu de son intérêt stratégique et idéologique, le CGRI est maintenu, non sans subir quelques transformations.

Si la protection intérieure de la République islamique reste officiellement toujours une de ses prérogatives, il est concurrencé par le ministère des Renseignements et de la Sécurité nationale (MOIS) et par les Forces d’Application de la Loi du ministère de l’Intérieur (LEF) créés respectivement en 1984 et 1992 [21]. En outre, en 1989, le gouvernement tire les leçons du manque de coordination de l’Artesh et des Pasdaran lors du conflit avec l’Irak, et décide en conséquence de supprimer le ministère des Gardiens et de regrouper les deux forces sous une nouvelle entité, le ministère de la Défense et de la Logistique des Forces Armées [22].

Parallèlement, en ce qui concerne les affaires extérieures de la République, le CGRI est chargé à partir du début des années 1990 de diriger une nouvelle unité : la force Al-Qods. Cette dernière, sorte de formation secrète d’élite, est censée exporter la Révolution et servir les intérêts du régime en dehors des frontières iraniennes [23].

Le nouveau président Rafsanjani élu en 1989 initie une période de libéralisation économique visant à moderniser et reconstruire un pays sorti exsangue d’un conflit de huit ans. Pragmatique, il préfère neutraliser une partie du pouvoir politique du CGRI en l’incitant à s’impliquer plutôt dans la sphère économique pour équilibrer son budget [24].

Malgré cette éviction relative du pouvoir politique interne, un nouveau rôle est confié aux Pasdaran en 1991. En décembre, une loi est votée et donne au Conseil des Gardiens la responsabilité d’approuver ou non la candidature d’un homme politique à la présidence de la République. Désormais capables de disqualifier un candidat sur une base religieuse (piété insuffisante, doute sur sa fidélité au clergé, etc.) [25], les Pasdaran ne vont pas hésiter à utiliser cette prérogative pour protéger leurs intérêts.

C’est d’ailleurs à partir de 1997 et de l’élection du clerc réformiste Khatami comme président que le CGRI retrouve une importance politique. Son programme de libéralisation sociale, d’encouragement de la société civile et de démocratisation effraie les milieux conservateurs qui y voient une menace à la République telle que Khomeini la concevait. Si certains Pasdaran approuvent les résultats de l’élection [26], beaucoup s’illustrent comme les détracteurs les plus fermes de ce nouveau dirigeant [27]. L’antagonisme du nouvel homme fort de Téhéran et des Gardiens ne cessent de s’accroître dans les premières années de son mandat.

En avril 1998, Yahia Rahim-Safavi, nouveau commandant du CGRI, va jusqu’à menacer le clergé réformiste de décapitation s’il continue à menacer le régime par sa politique [28]. En 1999, le journal progressiste Salam est forcé à la fermeture pour avoir révélé un complot visant à renverser Khatami. Le 8 juillet, des manifestations d’étudiants contre la censure éclatent dans tout le pays, et les Bassidj répliquent en organisant des contre-manifestations. Le 12 juillet, plusieurs responsables des Bassidj et des Gardiens envoient une lettre ouverte à Khatami, le menaçant d’un coup d’Etat s’il ne réprimait pas immédiatement les manifestants [29].

Si de nombreux étudiants sont alors arrêtés [30], Khatami essaie de poursuivre son programme réformiste et parvient à se faire réélire en 2001. Cependant, pendant son deuxième mandat, il est de plus en plus débordé par les conservateurs qui accroissent leur emprise sur les institutions gouvernementale [31]. Enfin, des 154 membres élus au Majlis (l’assemblée iranienne) en 2004, 91 sont passés par les rangs des Pasdaran [32]. Les Gardiens vont-ils connaître un nouvel âge d’or ?

Les deux mandats d’Ahmadinejad et la Révolution verte de 2009 (2005-2013)

L’année 2005 consacre la victoire de Mahmoud Ahmadinejad, et avec lui un gouvernement favorable aux intérêts des Pasdaran. Ancien membre du CGRI, le nouveau président a largement participé à accroître leur influence. Les Gardiens sont même soupçonnés d’avoir directement permis son accession au pouvoir [33]. D’ailleurs, des 25 portefeuilles de son gouvernement, il en confie 10 à des Pasdaran et à des Bassidj [34]. Sous son premier mandat, la plupart des postes d’ambassadeurs, de directeurs de banques, de gouverneurs de province sont également offerts à ses anciens camarades [35]. En 2007, il décide de placer officiellement les Bassidj sous le commandement des Pasdaran [36], étendant considérablement le nombre d’unités commandées par le CGRI.

En 2009, la réélection d’Ahmadinejad est jugée irrégulière par des milliers d’Iraniens qui descendent dans la rue pour protester contre sa victoire [37]. Les Pasdaran sont parmi les principaux auteurs de la répression de cette « Révolution verte » [38]. Egalement suspectés d’avoir organisé les fraudes électorales, les Gardiens ont illustré lors de cet événement l’ampleur de leur influence. En 2013, à la fin du deuxième mandat d’Ahmadinejad (qui ne peut plus se représenter), ils ont donc pris leurs précautions afin d’empêcher la résurgence de manifestations. Des partisans d’Hassan Rouhani, le candidat modéré, sont ainsi arrêtés pour avoir chanté des messages de soutien à Mousavi, l’adversaire malheureux d’Ahmadinejad en 2009 [39]. Finalement, Rohani devient le nouveau Président de la République.

Les Pasdaran et Hassan Rohani (2013-)

En réaction à l’élection d’un « modéré », les Pasdaran ont-ils réagi en rejoignant les rangs de l’opposition conservatrice comme sous Khatami ? Rohani n’a pour le moment pas cherché à critiquer frontalement le CGRI. Les Gardiens continuent à dépendre en priorité de Khamenei, et le nouveau président ne peut tenter de réduire leur influence sans l’accord de l’ayatollah [40].

Le nouveau président a nommé beaucoup moins de Pasdaran au sein de l’Etat, n’a pas augmenté le budget du CGRI et a réduit celui des Bassidj [41]. En décembre 2014, il a évoqué l’ampleur de la corruption en Iran et a appelé à lutter contre les monopoles. S’il a parlé en termes généraux, beaucoup y ont vu une référence aux Pasdaran [42]. Il a essayé d’ajuster le rôle des Pasdaran en les orientant en priorité vers la sphère économique, conscient de l’importance stratégique qu’ils constituent dans le domaine industriel, mais souhaitant éviter qu’ils concurrencent le secteur privé [43].

En ce qui concerne le débat sur la question nucléaire, Rohani a marqué un tournant avec son prédécesseur. Depuis 2002, après la découverte de deux sites nucléaires secrets, l’Iran est accusé par plusieurs pays occidentaux dont les Etats-Unis de chercher à enrichir de l’uranium afin de produire des armes de destruction massive. Or, selon le Traité de Non-Prolifération que l’Iran a signé en 1968, son programme nucléaire doit être uniquement à usage civil. Si Téhéran a nié toute opération d’enrichissement illégale, l’ONU, les Etats-Unis et l’Union européenne sont demeurés sceptiques et ont fait voter des sanctions économiques contre la République islamique. Depuis, de nombreuses sessions de négociations se sont déroulées entre des pays occidentaux et l’Iran afin d’aboutir à un accord sur l’arrêt du programme nucléaire à usage militaire. Cependant, l’intransigeance d’Ahmadinejad a régulièrement porté un coup d’arrêt aux négociations [44].

Hassan Rohani quant à lui a fait de la fin des sanctions un de ses objectifs prioritaires. Il a ainsi repris contact en septembre 2013 avec les Etats-Unis en téléphonant à Barack Obama (une première depuis 1979) [45]. Les négociations se sont poursuivies et ont finalement abouti début avril 2015 à un accord historique qui devrait permettre la levée des sanctions si l’Iran respecte ses engagements [46]. Qu’en est-il du point de vue des Pasdaran ? Mohammad Jafari, le dirigeant du CGRI, se réjouit des initiatives diplomatiques du président si elles peuvent mettre fin aux sanctions, mais condamne le rapprochement avec les Etats-Unis qui restent selon lui l’ennemi numéro un de la République [47].

Organisation et mode de fonctionnement des Gardiens

S’il est difficile de connaître précisément les effectifs des Pasdaran, leur nombre est estimé à environ 150 000 [48], sans compter les milices Bassidj. Il est en effet encore moins aisé de déterminer les effectifs de ces forces auxiliaires. Toutefois, le nombre d’individus liés aux Bassidj et engagés à se mobiliser en temps de crise s’élèverait semble-t-il à près d’un million [49]. A eux seuls, les Pasdaran absorbent presque 43% du budget du ministère de la Défense, alors qu’ils sont trois fois moins nombreux que l’armée classique [50].

Le général Mohammad Jafari, ancien leader des Bassidj, est depuis 2007 le commandant général du Corps des Gardiens [51]. Le CGRI dépend théoriquement de l’Etat-major général des forces armées (qui inclut les Pasdaran et l’Artesh), lui-même placé sous l’autorité du ministère de la Défense. Les décisions concernant l’ensemble des Pasdaran sont cependant souvent prises à un niveau supérieur, c’est-à-dire au sein du Conseil suprême de la Sécurité nationale, organe dépendant de l’ayatollah lui-même. A travers cette hiérarchie, le Chef suprême contrôle l’ensemble des Gardiens de la Révolution [52] L’organisation, divisée en cinq branches (armée de terre, armée de l’air, marine, milices Bassidj et force Al-Qods), est donc d’une importance stratégique considérable.

La composante terrestre

La force terrestre regrouperait environ 120 000 hommes. Chacune des 30 provinces iraniennes est dotée d’une brigade de Pasdaran, excepté la capitale qui en compte deux. Elles ont pour mission de contrôler la population civile, de s’assurer de la fidélité au régime des forces de police et de l’armée classique Artesh, et de livrer une guerre asymétrique en cas d’invasion du territoire par un autre pays (sur le modèle du conflit Iran-Irak) [53].

La composante terrestre se prépare en effet surtout à l’éventualité d’un conflit non conventionnel contre des forces plus puissantes (notamment une invasion américaine). Ainsi, elle insiste sur les équipements liés à la stratégie de guérilla, telles que les armes anti-char et anti-hélicoptère. Des simulations sont organisées et mettent même en scène des attaques d’hélicoptères américains AH-64 que les Pasdaran doivent alors détruire à l’aide de missiles sol-air [54] Une autre priorité semble être la recherche sur les tactiques de camouflage (uniformes, véhicules, systèmes de brouillage de radars et de satellites, etc.) [55].

La composante aérienne

Elle compte environ 5 000 hommes, ainsi que des centaines de techniciens. A l’origine, la section aérienne n’est pas une unité combattante mais consiste à transporter des officiels du régime ainsi que du matériel sensible. Cependant, elle développe désormais des missiles sol-sol et sol-mer et a la charge de les utiliser en cas de nécessité [56]. S’il est difficile de connaître l’avancement exact des programmes balistiques des Pasdaran, les derniers missiles « Shahab » à carburant liquide semblent s’inspirer du modèle nord-coréen Taepodong-2 [57]. La principale crainte de la communauté internationale concerne toutefois l’arsenal nucléaire et la possibilité que les ingénieurs iraniens, du moins avant l’arrivée de Rohani, aient fait adapter leurs avions au transport de têtes nucléaires [58].

La composante maritime

La marine des Pasdaran dispose d’environ 20 000 hommes ainsi que d’une flotte armée de missiles antinavires et mer-sol [59]. Son territoire d’activité concerne le Détroit d’Ormuz alors que la marine iranienne classique contrôle le Golfe d’Oman. Tout comme la section terrestre, la marine des Gardiens s’est spécialisée dans la guerre asymétrique et serait donc en cas de conflit chargée d’organiser le blocage du détroit et le sabotage des navires cherchant à le traverser [60].

Les milices Bassidj

Khomeini, en 1979, appelait à la création d’une force populaire de 20 millions de membre [61]. Si son objectif semble de nos jours encore utopique, la milice Bassidj s’est développée au-delà de la période révolutionnaire. Les Bassidj, volontaires recrutés en priorité parmi les jeunes Iraniens, sont encadrés et entraînés par la composante terrestre des Pasdaran (de manière officielle depuis 2007). Ils sont censés surveiller les activités des citoyens, arrêter les femmes qui ne respectent pas les codes vestimentaires du régime (port du hijab) et saisir tout matériel jugé « indécent » [62].

Les milices sont présentes dans la plupart des villes iraniennes et disposent d’un bureau dans les principales mosquées du pays. Le cœur des Bassidj se situe toutefois dans les milieux universitaires, avec l’Organisation des professeurs bassidj et son homologue étudiant. Près de 2 500 bataillons ont été créés (« Achoura » pour les hommes, « Al-Zahra » pour les femmes) afin de former une armée populaire [63]. Néanmoins, certains Iraniens semblent désormais s’engager dans les Bassidj non pas par conviction mais par nécessité, car la qualité de membre apporte des avantages (salaires, bourses universitaires, avantages sociaux, etc.) aux jeunes recrues souvent pauvres [64].

La force Al-Qods

Fondée au début des années 1990, Al-Qods est chargée des opérations extraterritoriales des Pasdaran. La force « Jérusalem » (Al-Qods est le nom arabe de la ville) a installé son QG à Ahvaz, dans le sud-ouest de l’Iran [65]. Estimer ses effectifs est plus difficile que pour autre branche compte tenu de la nature secrète de ses missions. En 2008, le Conseil suprême de la Sécurité nationale a annoncé élever le nombre de membres à 15 000, mais aucune information concrète n’a été obtenue depuis cette date [66].

A l’origine, une des principales missions d’Al-Qods est de s’assurer de l’élimination des forces d’opposition au régime. La force secrète a ainsi mené une chasse aux ennemis de la République. Les missions d’Al-Qods sont cependant rapidement élargies à d’autres domaines : renforcement des liens politiques, économiques et sociaux avec les chiites d’autres pays, renseignement … [67].
Al-Qods a notamment fait du Proche-Orient son terrain d’action privilégié. Elle a soutenu le Hezbollah libanais par des conseils stratégiques, par des armes et du personnel militaire. Plus de 3 000 membres du Hezbollah auraient été formés par les Pasdaran [68]. Al-Qods est également présente en Cisjordanie et dans la bande de Gaza où elle soutient le Hamas et l’Organisation du Djihad Islamique (son aile armée porte d’ailleurs le nom de Brigade Al-Qods) [69].
Il existe des sections d’Al-Qods pour l’Irak, le Liban, la Palestine, la Turquie, la Jordanie, le Soudan, les pays du Maghreb, la Péninsule arabique, les pays d’Asie centrale, le Pakistan, l’Afghanistan, l’Inde et même les pays occidentaux [70] Aujourd’hui, elle semble surtout présente sur trois théâtres : la Syrie, l’Irak et le Yémen.

En Syrie, le régime de Bachar el-Assad est un allié de Téhéran. Dès lors, depuis le déclenchement de la guerre civile syrienne en 2011, la force Al-Qods a combattu, avec l’aide du Hezbollah libanais, aux côtés de l’armée syrienne [71]. En janvier 2015, Mohammed Allahdadi, un des généraux de l’unité d’élite, a d’ailleurs été tué en compagnie de l’ancien chef du Hezbollah, Djihad Moughniyeh [72].
En Irak, l’expansion de l’Etat islamique (EI) depuis début 2014 a suscité les craintes de l’Iran. L’organisation terroriste sunnite voue en effet une haine féroce aux musulmans chiites [73] qui constituent 60 à 75% de la population irakienne [74]. L’Iran est particulièrement lié à la communauté chiite irakienne, et notamment à l’ayatollah irakien Ali Sistani [75]. Téhéran ne pouvait donc laissait s’établir chez son voisin des djihadistes sunnites hostiles à ses intérêts. Qassem Soleimani, commandant d’Al-Qods depuis 1998, s’est ainsi rendu célèbre en combattant l’Etat islamique dans la région de Tikrit [76].
Au Yémen, Al-Qods soutient logistiquement depuis 2014 l’insurrection des chiites Houthis contre le président Hadi afin de déstabiliser l’Arabie saoudite, rival historique de l’Iran et alliée du dirigeant yéménite [77]. La fuite du président Hadi en janvier 2015 a abouti le 25 mars à l’intervention militaire de l’Arabie saoudite au Yémen qui ne peut accepter l’intervention de l’Iran dans les affaires de la péninsule arabique [78]. Dans cette guerre par procuration entre Téhéran et Riyad, la force d’élite des Pasdaran joue un rôle crucial d’appui aux Houthis.

La diversification du rôle des Pasdaran : la construction d’un empire industriel et commercial

Officiellement, le Corps des Gardiens de la Révolution est une organisation paramilitaire qui dépend du ministère de la Défense. Son rôle a cependant été amené à s’étendre largement à la sphère économique. Dans les années 1990, le président Rafsanjani a incité les institutions gouvernementales à participer à des activités lucratives afin de générer des ressources de manière indépendante [79]. Cette initiative donne aux Gardiens l’occasion de prendre activement part aux travaux de reconstruction du pays. Ahmadinejad, pendant ses deux mandats (2005-2013), est venu confirmer cette diversification du rôle des Pasdaran en leur offrant des contrats dans l’industrie pétrolière, l’extraction de gaz, ou encore la construction de pipelines [80] Ainsi, entre les années 1990 et aujourd’hui, les Gardiens se sont forgés un empire commercial et industriel de plusieurs milliards de dollars [81].

Après la guerre, les Pasdaran prennent le contrôle d’usines et y établissent le « moavenat khodkafaee », le QG de l’Autosuffisance ainsi que le « moavenat bassazi », le QG de la Reconstruction. A partir de ces centres, ils mettent en place des dizaines de sociétés (actives dans l’agriculture, le secteur minier, les transports, etc.) [82]. De ce système émerge en 1990 le complexe industriel Khatam al-Anbia (Le Sceau des Prophètes). Khatam et ses nombreuses filiales ont pris en charge 1220 projets gouvernementaux entre 1990 et 2007 [83]. Le vice-directeur, soulignant ses liens avec les Pasdaran, a d’ailleurs confié à la presse iranienne que sa société était à 70% liée à la sphère militaire [84]. A côté de Khatam, les Gardiens disposent de tout un réseau de firmes de l’industrie ou du commerce [85].

Les « bonyad », fondations humanitaires contrôlant des fortunes, symbolisent quant à elles un contrôle que les Pasdaran ont pris de manière plus indirecte. Existant déjà à l’époque du Shah, elles ont été conservées mais transformées après la Révolution. Ces bonyad ont un statut d’organisation non-gouvernementale alors que leur directeur est nommé par le Chef Suprême. S’engageant à verser une partie de leurs recettes aux nécessiteux, elles peuvent investir le reste dans les entreprises qu’elles possèdent [86].
Les deux principales sont la Bonyad Mostazafan (Fondation des opprimés) et la Bonyad Shahid va Omur-e Janbazan (Fondation des martyrs des vétérans). La première est de loin la plus importante. Possédant plus de 350 sociétés actives dans l’agriculture, l’industrie, les transports et le tourisme, elle contrôlerait quasiment le quart du produit national brut [87]. La seconde contrôle également de nombreuses filiales. Les deux ont pour point commun d’être dirigées par d’anciens commandants des Pasdaran [88].

Conclusion

« Les forces armées font beaucoup plus que faire la guerre [89] ». Ainsi que l’analysent les universitaires Davis Diane et Anthony Perreira, les Pasdaran ont rapidement su sortir du domaine militaire dans lequel la Constitution de la République les avait placés et ont étendu leur influence dans la plupart des secteurs de l’économie, la société, et la politique iranienne, au point de devenir l’acteur incontournable du régime islamique.
Les Iraniens ne soutiennent cependant pas tous l’organisation. Si les Gardiens évoquent régulièrement la guerre Iran-Irak pour illustrer leur rôle dans la défense de la nation, certains leur reprochent en particulier d’avoir inutilement prolongé le conflit [90]. Artisans de la répression de la révolution verte de 2009, les Pasdaran se sont en outre placés du côté des conservateurs, s’aliénant une partie des étudiants iraniens.
Présenté comme un conservateur modéré lors de son élection à la présidence en 2013, Hassan Rohani a réussi à aboutir à un accord sur le nucléaire et à se rapprocher ainsi des puissances occidentales. Jusqu’où le président pourra-t-il poursuivre cette politique avant que les Pasdaran considèrent qu’il porte atteinte aux principes fondateurs de la République et à leurs intérêts ?

Notes :

Publié le 19/06/2015


Simon Fauret est diplômé de l’Institut d’Etudes Politiques de Toulouse (Relations internationales - 2016) et titulaire d’un Master 2 de géopolitique à Paris-I Panthéon Sorbonne et à l’ENS. Il s’intéresse notamment à la cartographie des conflits par procuration et à leurs dimensions religieuses et ethniques.
Désormais consultant en système d’information géographique pour l’Institut national géographique (IGN), il aide des organismes publics et privés à valoriser et exploiter davantage les données spatiales produites dans le cadre de leurs activités (défense, environnement, transport, gestion des risques, etc.)


 


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