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Le Caire au début du xve siècle. Ruine et reconstruction d’une grande capitale

Par Julien Loiseau
Publié le 13/07/2011 • modifié le 08/12/2020 • Durée de lecture : 9 minutes

Le monument funéraire du sultan Faraj au Caire

Crédits photo Julien Loiseau

Le deuxième président de la République arabe d’Égypte, Gamal Abdel Nasser, avait célébré son millénaire en grande pompe, en 1969. Mais c’est un autre printemps arabe, celui de 2011, qui a replacé Le Caire au centre de l’actualité, et donné à la ville une nouvelle jeunesse symbolisée par la désormais célèbre place de la Libération (Tahrir). La capitale égyptienne incarne toutes les difficultés et toutes les espérances du monde arabe d’aujourd’hui : chômage, pauvreté, pollution, croissance urbaine mal maîtrisée, mais aussi jeunesse, dignité retrouvée, connexion planétaire… On en oublierait presque que cette ville placée sous les feux de l’actualité est le produit d’une très longue histoire, inaugurée par la fondation d’une cité princière sous le signe astrologique de la planète Mars (en arabe : al-Qahira, d’où Le Caire) en 969 par les califes fatimides – non loin de Fustat, la première capitale de l’Égypte islamique – et devenue en quelques siècles le cœur de la plus grande ville de Méditerranée. Il y a de multiples façons de raconter l’histoire millénaire du Caire : s’arrêter sur l’un de ses visages successifs (Le Caire fatimide ou, neuf siècles plus tard, Le Caire Art nouveau) ; privilégier la longue durée et la lente évolution des structures économiques et sociales de la ville, comme le fit André Raymond (1925-2011), le grand historien du Caire disparu à l’aube du Printemps arabe, qui s’était attaché à l’étude de la ville à l’époque ottomane (xvie-xviiie siècles) ; ou encore identifier des moments de rupture, au cours desquels la ville s’est brutalement transformée, au point de voir disparaître une partie importante des traces de son passé.

Le Caire connait ainsi l’une de ses mues les plus spectaculaires au début du xve siècle, quand, confrontée à une crise à la fois économique, démographique et politique, la ville est frappée par la ruine, voit disparaître nombre de ses quartiers, avant de se reconstruire selon des lignes directrices nouvelles, qui ne devaient guère être modifiées avant que son plan ne soit dressé, à la fin du xviiie siècle, par les topographes qui accompagnent Bonaparte et le corps expéditionnaire français en Égypte. De cette rupture historique majeure, nous avons un témoignage de première importance : les Khitat, vaste description historique et topographique de l’Égypte et de sa capitale composée entre 1415 et 1424 par Taqiy al-Din Ahmad al-Maqrizi (1364-1442), le plus célèbre et le plus prolixe des auteurs de l’école historiographique qui s’est épanouie en Égypte au xve siècle. Aucun hasard n’entre dans cette coïncidence : les moments de bascule historique suscitent souvent leurs grands témoins, incités à écrire l’histoire par le sentiment aigu de la perte et de l’oubli. Al-Maqrizi avait eu en outre pour maître le fameux juriste, historien et théoricien de l’histoire Ibn Khaldun (1332-1406), dont on oublie souvent qu’après une longue carrière au service des différentes cours du Maghreb et d’al-Andalus, il avait passé les deux dernières décennies de sa vie à parachever son œuvre dans la plus grande ville de son temps, Le Caire. À l’enseignement d’Ibn Khaldun, al-Maqrizi doit sans doute une attention particulière aux causalités d’ordre politique dans l’explication de l’histoire et l’analyse des grandes ruptures que connut l’Égypte au cours du Moyen Age.

Si le témoignage des contemporains est un matériau historique irremplaçable, le seul à même de restituer les enjeux de l’histoire telle qu’elle a été vécue par les femmes et les hommes du passé, il n’est pas suffisant pour reconstituer l’histoire matérielle d’une ville, les façons dont on l’habitait, dont on construisait ses édifices, dont on occupait son espace. Aussi la connaissance historique de bon nombre de villes du Proche-Orient médiéval (à commencer par la plus grande d’entre elles, Bagdad) reste-t-elle limitée à des descriptions partielles, souvent stéréotypées, toujours impressionnistes. De ce point de vue, Le Caire est également un cas exceptionnel, en raison des fouilles archéologiques dont la ville a fait l’objet, des très nombreux monuments qu’elle conserve encore aujourd’hui de son passé médiéval, et plus encore des documents qui y ont été archivés en nombre croissant depuis le xiiie siècle. Ces documents conservés dans les fonds d’archives du Caire, pour la plupart liés à la création de fondations pieuses perpétuelles ou waqf (l’équivalent en droit islamique des trust foundations du droit anglo-saxon), permettent d’avoir de la capitale égyptienne une connaissance sans égale parmi les grandes villes du Proche-Orient médiéval.

Le Caire au début du XVeme siècle : une ville en ruine

En ces premières années du xve siècle, Le Caire est une ville en ruine. Certes, les quartiers les plus centraux, ceux où les membres de l’aristocratie militaire ont établi leurs demeures, à l’ombre de la Citadelle de la Montagne, n’en portent guère les stigmates. Mais il suffit de s’éloigner un peu, d’arpenter les parties les plus anciennes de l’agglomération (Fustat au sud, al-Qahira au nord) et plus encore les quartiers d’urbanisation récente, gagnés au xive siècle sur les jardins, en bordure du Nil et des canaux d’irrigation, pour en apercevoir les traces : immeubles abandonnés, bientôt démolis pour en récupérer les matériaux de construction ; collines de décombres (kiman), laissées derrière eux par les démolisseurs, qui envahissent les rues et les places, et dont certaines devaient se maintenir dans le paysage urbain jusqu’en plein xixe siècle ; mosquées du vendredi, temporairement ou définitivement fermées, parfois même démolies si un juge acceptait d’en dissoudre le waqf.

Les lieux de culte sont pour l’historien un remarquable marqueur de l’urbanisation, de l’essor urbain et de la croissance démographique d’un quartier, ou, à l’inverse, de son abandon partiel ou total. Si la documentation n’est pas suffisante pour se faire une idée précise de la carte des églises du Caire au début du xve siècle (beaucoup ont été détruites lors des émeutes confessionnelles des années 1320), elle permet en revanche d’établir la carte des mosquées communautaires (jâmi‘), celles qui accueillent les fidèles pour la prière collective du vendredi (jum‘a). Le Caire, cimetières compris, comptait vingt mosquées du vendredi vers 1170, à la fin du règne des califes fatimides : elles sont plus de cent quarante à la fin du xive siècle, indice de l’essor formidable de la ville, mais également d’un changement profond dans la pratique religieuse, de la recherche d’une plus grande proximité entre les fidèles et leur mosquée. Quoiqu’il en soit, quarante d’entre elles, soit près de 30 %, ont définitivement fermé leurs portes au début du xve siècle, avec la ruine de leur quartier, la mort ou le départ de leurs habitants. Telle est la mesure du choc subi par la capitale égyptienne.

Les raisons de la ruine

Au vrai, la ruine (kharab) est tout à la fois un processus long, insidieux, le résultat d’un lent travail de sape, et la conséquence immédiate d’une crise dont le paroxysme est atteint dans les premières années du xve siècle. Ses causes répondent ainsi à deux temporalités. En premier lieu, celle d’une tendance de très longue durée à la baisse du nombre des hommes, provoquée par la réintroduction de la peste au milieu du xive siècle (la Peste noire, que les chroniques égyptiennes nomment le Grand anéantissement, affecte la totalité ou presque du Vieux monde) et surtout son maintien endémique dans la vallée du Nil tout au long de l’époque moderne : l’Égypte comptait peut-être huit millions d’habitants dans les années 1340, elle n’en compte certainement pas plus de cinq millions à partir du xve siècle. L’effondrement du nombre des hommes entraîne une réduction drastique de la production agricole et un appauvrissement général du pays, dont les conséquences se font progressivement sentir au Caire dans la seconde moitié du xive siècle. Les grandes fondations pieuses de la capitale, dont les revenus en waqf provenaient avant tout de terres agricoles, n’ont plus alors les moyens de distribuer nourriture et vêtements aux plus démunis, ni même parfois de maintenir leurs activités d’enseignement et de culte. À ces problèmes de longue durée viennent s’ajouter, en second lieu, au début du xve siècle, des calamités plus immédiates : la Syrie, qui fait partie du même ensemble politique que l’Égypte (le sultanat mamelouk), est dévastée par les armées turco-mongoles de Tamerlan (1370-1405) ; l’autorité du sultan du Caire, al-Nasir Faraj (1399-1412), un enfant de douze ans à son avènement, est contestée par une part importante de l’armée, dont les grands officiers lui livrent une guerre sans merci ; une mauvaise crue du Nil, enfin, provoque disette et inflation dans un pays déjà considérablement appauvri.

Quelle que soit la part des fléaux d’ordre naturel, les contemporains cependant accusent avant tout les hommes au pouvoir, les « gens de l’État » (ahl al-dawla), officiers de l’armée et hauts fonctionnaires civils, dont la cupidité et l’arbitraire semblent devoir être sans bornes. Ne nous trompons pas : derrière les attaques ad hominem, qui sont de tous les lieux et de toutes les époques, s’entend la dénonciation d’un changement bien réel dans l’attitude du pouvoir politique au début du xve siècle. Confrontés à l’effondrement des revenus de l’impôt foncier et au soulèvement des provinces, le sultan et ses hommes tentent de mettre la main sur toutes les richesses encore disponibles afin de faire face aux dépenses de l’État, en particulier l’entretien très coûteux d’une armée constituée de jeunes esclaves formés de longues années durant, les Mamelouks. Une fiscalité rédhibitoire, des confiscations arbitraires, en d’autres termes un véritable pillage de l’économie urbaine opéré par l’État, aggravent au plus mauvais moment les difficultés du pays et de sa capitale. La ruine, de processus sous-jacent, devient la conséquence physique, bien visible, d’une crise qui atteint alors son paroxysme.

Un spectaculaire processus de reconstruction

Dans ces années qui comptent parmi les plus noires de l’histoire de l’Égypte, alors que son autorité n’est plus guère reconnue que dans la capitale et les provinces limitrophes, le jeune sultan Faraj entreprend pourtant de construire un monument funéraire à l’emplacement du tombeau de son père, à la gloire de la dynastie fondée par celui-ci, l’un des plus grands édifices jamais construits au Caire au cours du Moyen Age. Ce paradoxe, l’ouverture d’un grand chantier monumental dans une ville en ruine, n’est pas seulement l’expression de l’arbitraire du pouvoir. C’est l’indice que, dans le temps même où il aggravait la ruine de sa capitale, l’État s’est donné les moyens de la reconstruire. À partir de 1415, Le Caire se relève en effet de ses ruines, grâce aux investissements urbains du sultan et des hommes de sa maison, ses proches officiers et ses grands administrateurs. Les documents d’archives, en particulier les actes de fondation en waqf, permettent de documenter ce processus spectaculaire de reconstruction. En quatre décennies, plus de soixante nouvelles mosquées du vendredi ouvrent leurs portes dans la capitale égyptienne, situées pour la plupart dans les quartiers les plus centraux de l’agglomération, indice d’une contraction et d’une densification croissantes de l’espace urbain au xve siècle. Le rythme des nouvelles fondations fléchit, passé le milieu du siècle, sans pour autant s’interrompre. En 1517, quand les armées du sultan ottoman Selim le Cruel (1512-1520) s’emparent du Caire, la ville compte plus de deux cent vingt mosquées du vendredi – soit, à une dizaine près, le nombre de lieux de culte recensés par les auteurs de la Description de l’Égypte à la fin du xviiie siècle.

Les acteurs de la reconstruction du Caire ne sont pas les mêmes que ceux qui, au xive siècle, avaient présidé à la grande expansion de la capitale égyptienne. Les grands officiers de l’armée mamelouke, les émirs, ne jouent plus qu’un second rôle, derrière le sultan lui-même, à la commande des principaux chantiers monumentaux du xve siècle, et derrière ses grands administrateurs civils qui, au plus fort de la crise, n’avaient pas hésité à recourir aux pratiques les plus arbitraires pour maintenir les revenus de leur maître. Ainsi, la ruine du Caire n’a pas seulement provoqué une véritable mue du paysage urbain : elle est à l’origine d’un nouveau partage du pouvoir et de ses revenus au sein de l’État, au détriment des grandes maisons aristocratiques, au bénéfice du souverain et de ses proches serviteurs. La Maison du sultan concentre désormais dans des proportions inédites la plus grande part des revenus agricoles du pays, certes considérablement amoindris. Mais le souverain et ses hommes ont également su investir dans de nouvelles sources de revenus, tout particulièrement le commerce des épices de l’océan Indien dont le sultan du Caire est devenu l’un des principaux acteurs. Désormais, au moins autant que les terres agricoles de la vallée du Nil, ce sont les entrepôts, les caravansérails, les boutiques qui financent par leurs loyers les grandes fondations pieuses de la capitale égyptienne.

En 1406, quand Ibn Khaldun s’éteignit au Caire, sa théorie de l’histoire des sociétés telle qu’il l’expose dans l’Introduction (Muqaddima) à son histoire universelle, était une nouvelle fois confirmée par les événements de son temps. L’injustice de l’État, signe de sa sénilité et de son épuisement, avait bien conduit à la ruine de la société et au pillage du dernier territoire dont il conservait encore la maîtrise : sa propre capitale. Corruption, concussion, confiscations ne manquaient pas d’accompagner sa décadence finale, avant qu’il ne soit renversé et remplacé par un nouveau pouvoir conquérant, dans la vigueur et la virilité de sa jeunesse. Il est toujours périlleux de vouloir rapprocher à toute force le passé et le présent. Contrairement à une idée reçue, c’est plus souvent l’histoire que l’on relit à la lumière de l’actualité que l’inverse. Il n’empêche : l’histoire récente du Caire, ville abandonnée à la pauvreté et à la corruption par la négligence d’un pouvoir finissant, n’est pas sans faire penser à certains moments clés son histoire plus ancienne. Du printemps égyptien, on retiendra surtout que la Révolution du 25 janvier s’est déclarée au Caire et qu’elle s’y est tout entière déroulée. Une fois de plus, l’histoire de l’Égypte s’est décidée presque entièrement dans sa capitale.

Publié le 13/07/2011


Agrégé d’histoire, ancien pensionnaire de l’Institut français d’archéologie orientale (Le Caire), Julien Loiseau est maître de conférences en histoire de l’Islam médiéval à l’Université Paul-Valéry Montpellier-3. En 2009, il a coordonné l’Histoire du monde au xve siècle (Paris, Fayard, sous la direction de Patrick Boucheron). En 2010, il a publié Reconstruire la Maison du sultan. Ruine et recomposition de l’ordre urbain au Caire, 1350-1450 (Le Caire, Ifao). Il contribue régulièrement au magazine L’Histoire.


 


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