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La pénétration allemande dans l’Empire ottoman à la fin du XIXème siècle (1880-1914)

Par Clémentine Kruse
Publié le 27/05/2012 • modifié le 02/03/2018 • Durée de lecture : 5 minutes

Une pénétration économique et politique

La pénétration allemande dans l’Empire ottoman ne date pas précisément de la fin du XIXème siècle : il existait déjà certains éléments d’implantation dans la première partie du siècle, notamment dans l’armée. En effet, dès les années 1830, certains formateurs de l’armée ottomane étaient allemands, même si la majorité d’entre eux étaient français ou britanniques. Cependant, la défaite française de Sedan en 1870 face à l’Allemagne jette un certain discrédit sur l’armée française, tandis que l’armée prussienne, également auréolée de son succès à Sadowa, semble devenir une force militaire sur laquelle compter. C’est donc vers l’Allemagne que le sultan Abdül Hamid II se tourne pour l’aider à moderniser son armée. L’Allemagne envoie du matériel de pointe dans l’Empire ottoman : canons Krupp et fusils Mauser. Elle envoie également des officiers, chargés de moderniser et de « germaniser » l’armée ottomane. Ainsi en 1882, une première mission d’officiers allemands, à laquelle s’adjoint en 1885 Colmar von der Goltz, arrive à Istanbul et entreprend de réorganiser l’armée ottomane. De nouveaux corps sont créés, l’accent est mis sur une armée de terre plus que sur la flotte, contrairement à la tradition ottomane, ainsi que sur la discipline et le patriotisme. Non sans difficultés et sans incidents, les efforts entrepris aboutissent comme l’illustre la victoire ottomane contre les Grecs en 1897. Suite à la défaite ottomane face à l’alliance des pays balkaniques, en 1913, une nouvelle mission allemande est envoyée dans le pays. Cette place prépondérante de l’Allemagne dans la formation de l’armée ottomane joue un rôle non négligeable dans le choix de l’Empire ottoman de se ranger à ses côtés lorsqu’éclate la Première Guerre mondiale.

La pénétration allemande dans l’Empire ottoman est également d’ordre économique. En 1875, l’Empire ayant contracté de nombreux prêts qu’il n’était pas en mesure de rembourser connaît une banqueroute. Pour redresser cette situation, suite à plusieurs années de négociations, les principaux pays créanciers de l’Empire ottoman – et notamment la France et l’Angleterre – décident de créer une commission visant à administrer la dette publique. C’est chose faite avec un traité, datant de 1881, qui l’institue. Un conseil, présidé tour à tour par un diplomate français ou britannique, a en charge le règlement de la dette, ainsi que de nombreux investissements de capitaux étrangers dans l’Empire ottoman. En effet, sa crédibilité financière ayant été retrouvée, l’Empire ottoman peut de nouveau contracter des emprunts et les investisseurs européens reprennent leurs affaires dans l’Empire ottoman. Si les investissements français et britanniques restent les plus importants, la pénétration économique de l’Allemagne connaît un essor considérable en cette fin de siècle : la part des investissements passe de 1,1 à 27,5% [1]. Ce bond financier est en grande partie relayé par la Deutsche Bank, présente dans l’Empire ottoman depuis 1888, face à la Banque ottomane, contrôlée en grande partie par des capitaux français. L’Allemagne investit en outre dans une compagnie de navigation et dans la construction du chemin de fer de Bagdad. Elle établit également des liens culturels avec l’Empire, notamment lors de deux voyages de l’empereur Guillaume II.

Le chemin de fer de Bagdad

Ce que l’on pourrait nommer « l’affaire du chemin de fer de Bagdad » est particulièrement représentative de la pénétration allemande dans l’Empire ottoman à la fin du XIXème siècle, et du rapprochement qui s’est effectué entre les deux empires, au détriment de l’alliance séculaire entre Grande-Bretagne et Empire ottoman. En effet, les rivalités économiques européennes dans l’Empire ottoman se cristallisent, en cette fin de siècle, sur la question de la construction des chemins de fer. La France et la Grande-Bretagne, notamment, voient là un enjeu stratégique. Pour la France, disposer de la concession pour construire le chemin de fer lui permettrait de renforcer son influence sur les pays du Levant, à savoir le Liban et la Syrie. Pour la Grande-Bretagne, cela lui permettrait de conserver sa main-mise sur la Route des Indes, et d’intensifier sa présence dans le Golfe Persique, enjeu géostratégique. C’est cependant l’Allemagne qui l’emporte. En 1888, un groupe allemand avait déjà obtenu une concession pour construire le chemin de fer reliant la ville d’Ankara à celle d’Izmit : la construction est achevée en 1892. Se pose alors la question d’un chemin de fer qui relierait Constantinople, la capitale ottomane, au Golfe Persique, ou ce que l’on va appelle « le chemin de fer de Bagdad. » Pour l’Empire ottoman et le sultan Abdül Hamid II, la construction de cette ligne de chemin de fer cristallise plusieurs enjeux. Militaire toute d’abord, car il permettrait une meilleure desserte du pays, et la possibilité de faire voyager les troupes ottomanes plus rapidement d’un bout à l’autre de l’Empire. Economique ensuite : le chemin de fer est la quasi garanti du développement économique de régions jusqu’alors isolées et mal reliées au reste du pays, et notamment à la capitale, Constantinople. C’est en prenant en compte ces considérations économiques et politiques que la construction du chemin de fer est décidée.

Face aux ambitions françaises au Levant et à celles de la Grande-Bretagne au Moyen-Orient, l’Allemagne apparaît comme un partenaire n’ayant pas de vues militaires sur l’Empire, et cherchant à préserver celui-ci : la concession pour la construction du chemin de fer de Bagdad est donc accordée à une société allemande en 1899. La ligne a pour projet de relier, par 4 000 kilomètres de voies ferrées, Constantinople au Golfe Persique. Cependant, l’Allemagne ne dispose pas des capitaux nécessaires pour mener jusqu’au terme la construction du chemin de fer, et des accords sont trouvés avec les autres puissances européennes pour mener à bien le projet, diminuant d’autant le poids de l’Allemagne. En 1903, un accord signé entre la France et l’Allemagne prévoit un certain monopole de la France sur les tronçons traversant la Syrie, et une division des capitaux entre la France, l’Allemagne et l’Empire ottoman. D’autres accords sont également signés avec la Russie et la Grande-Bretagne, pour permettre la réalisation du projet. Par conséquent, malgré la concession accordée à l’Allemagne par l’Empire ottoman, l’affaire du chemin de fer de Bagdad illustre bien la façon dont l’Allemagne ne peut agir indépendamment des autres puissances européennes, et reste soumise, dans sa pénétration économique et politique, aux règles d’équilibre du concert des puissances européennes.

A la fin du XIXème siècle, s’opère donc un rapprochement entre l’Empire allemand et l’Empire ottoman. Ce rapprochement est rendu possible par l’essor de l’Allemagne sur le plan diplomatique, notamment grâce à sa victoire sur la France en 1870. Mais il est aussi dû à l’affaiblissement de la Russie, occupée par sa politique en Extrême-Orient, et à la prise de distance de la Grande-Bretagne, en guerre contre les Boers en Afrique du Sud. Ce rapprochement, à la fois politique, diplomatique, économique et militaire a une conséquence importante : la Grande-Bretagne, qui était jusque là le principal allié de l’Empire ottoman et souhaitait conserver son intégrité territoriale, est remplacée par l’Allemagne, qui apparaît comme n’ayant pas de vues territoriales sur l’Empire ottoman. Dès lors, le changement d’alliance et la mobilisation des troupes ottomanes auprès de l’Allemagne, en 1914, apparaissent comme la conséquence de ce rapprochement.

Bibliographie :
 Jean-Claude Caron et Michel Vernus, L’Europe au XIXème siècle : des nations aux nationalismes, Paris, Armand Colin, 2011, 493 p.
 Dominique Farale, La Turquie ottomane et l’Europe, du XIVème siècle à nos jours, Paris, éditions Economica, 2009, 255 p.
 Sous la direction de Robert Mantran, Histoire de l’Empire ottoman, Paris, Fayard, 1994, 810 p. ?
 Jean-François Solnon, Le Turban et la Stambouline, L’Empire ottoman et l’Europe XIVème –XXème siècle, affrontement et fascination réciproques, Paris, Perrin, 2009, 626 p.?
 Yves Ternon, L’Empire ottoman : le déclin, la chute, l’effacement, Editions le Félin, 2002, 575 p.

Publié le 27/05/2012


Clémentine Kruse est étudiante en master 2 à l’Ecole Doctorale d’Histoire de l’Institut d’Etudes politiques de Paris. Elle se spécialise sur le Moyen-Orient au XIXème siècle, au moment de la construction des identités nationales et des nationalismes, et s’intéresse au rôle de l’Occident dans cette région à travers les dominations politiques ou les transferts culturels.


 


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