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La neutralité de la Turquie pendant la Seconde Guerre mondiale

Par Cosima Flateau
Publié le 23/07/2013 • modifié le 07/03/2018 • Durée de lecture : 7 minutes

Photo prise le 28 novembre 1943 du leader soviétique Staline (G), du président américain Roosevelt © et du Premier ministre britannique Winston Churchill (D) lors de la conférence de Téhéran, première rencontre des trois grands alliés de la seconde guerre mondiale.

STF / AFP

Lors de la montée des tensions, pendant les années 1930, la Turquie a cherché avant tout à se garder d’un aventurisme qui aurait risqué de mettre en péril ses intérêts : proche de l’Allemagne, craignant l’Italie, elle a tenté de ménager les deux parties aussi longtemps de possible. Grande-Bretagne et France cependant, l’ont courtisée ardemment, voyant dans le pays un maillon essentiel de la défense alliée en Méditerranée orientale : il s’agissait pour eux, au mieux, de la faire entrer dans le camp des Alliés, au pire, d’être assurés de sa neutralité. Les clauses de neutralité garantissent, en droit international, l’inviolabilité territoriale de l’Etat neutre, des droits de commerce et assurent qu’aucun soutien militaire (livraison d’armement, autorisation de l’usage du territoire) n’est accordé par l’Etat neutre à l’un des belligérants. Au début de la Seconde Guerre mondiale, la notion est supplantée par celle de non-belligérance, qui autorise la coopération économique avec des Etats en guerre. Le statut de la Turquie, quant à lui, est intermédiaire [1].

Une Turquie courtisée qui refuse de s’engager

« Une guerre mondiale est proche. Au cours de cette guerre, l’équilibre international actuel sera entièrement détruit. Si pendant cette période, nous agissons de manière inconsidérée et si nous nous laissons entraîner dans la moindre erreur, nous serons alors confrontés à une catastrophe bien plus grave que celle qui s’est produite pendant les années de l’Armistice ». M. Kémal, 1938.

Dans les tensions internationales de la fin des années 1930, la Turquie apparaît de plus en plus comme un enjeu stratégique en Méditerranée orientale. Le pays est un carrefour au croisement des Balkans (où veulent se déployer les ambitions de l’Allemagne et l’Italie), de l’Union soviétique (qui cherche traditionnellement à accéder aux mers chaudes par les détroits) et du Moyen-Orient (que dominent les Britanniques et les Français). Depuis la Convention de Montreux de 1936, la Turquie a retrouvé une souveraineté absolue sur les Détroits et le droit de les remilitariser. Cette place stratégique est renforcée par les systèmes d’alliances que la Turquie a conclus dans les années 1930 : l’Entente Balkanique, signée en 1934 avec la Grèce, la Roumanie et la Yougoslavie, et le Pacte de Saadabad, signé en 1937 avec l’Iran, l’Irak et l’Afghanistan. La Turquie entretient également des relations complexes avec deux acteurs majeurs du conflit à venir : l’Allemagne et l’URSS. La pénétration économique allemande en Turquie est très importante dans l’entre-deux-guerres, à tel point qu’elle a pu être jugée par les historiens marxistes comme déterminante pour la conduite de la politique extérieure turque. La militarisation de la Turquie s’est faite grâce au soutien de l’industrie allemande, premier fournisseur de l’armée turque à la fin de la décennie 1930. Autre volet de cette complémentarité économique, les livraisons importantes de chrome par la Turquie à l’armée allemande. Avec l’Union soviétique, la Turquie a conclu des traités d’amitié en 1921 et 1925 : avec une guerre à l’horizon, elle tient à ménager les susceptibilités de son voisin du Nord.

Les Britanniques et les Français perçoivent cette importance stratégique de la Turquie à la fin de la décennie. La Grande-Bretagne songe à entamer des démarches pour protéger les Balkans des influences italiennes et allemandes. Les Français suivent le mouvement, mais les relations entre les deux pays sont bloquées par la question du sandjak d’Alexandrette, rattaché à la Syrie sous mandat français et revendiqué par la Turquie à partir de 1936. Les démarches britanniques en faveur d’un pacte anglo-turc peuvent enfin aboutir en mai 1939, après que l’URSS a donné son accord. Il s’agit d’une déclaration par laquelle les deux Etats se déclarent prêts à collaborer et à s’accorder de l’aide, dans le cas d’un conflit en Méditerranée. Pour ménager l’amitié soviétique, un protocole adjoint signale que ce pacte n’est pas conclu contre l’URSS. Dans le cas de la France, c’est la cession du sandjak d’Alexandrette à la Turquie, en juin 1939, qui permet la signature d’un accord similaire. Un pacte tripartite est donc préparé, par lequel l’Angleterre et la France promettent d’accorder leur assistance à la Turquie si cette dernière se fait attaquer ; si la France ou la Grande-Bretagne se font attaquer en Méditerranée orientale ou à la suite des assurances qu’elles ont donné aux puissances balkaniques (Grèce et Roumanie), la réciproque est valable. Dans tous les autres cas, la Turquie peut consulter ses alliés et garder une neutralité bienveillante. Par ailleurs, la Turquie s’assure encore qu’aucune circonstance ne l’engage à entrer en conflit avec l’URSS. Pour les Français et les Britanniques, il s’agit aussi de faire de la Turquie une puissance militaire alors que son armée n’est pas prête à intervenir dans un conflit. C’est dans cette optique qu’en juillet 1939, le général Huntziger est chargé de mettre sur pied une convention militaire afin d’accompagner le traité tripartite. Les Turcs réclament des crédits militaires, des crédits pour assainir leurs finances et du matériel militaire. A la veille du conflit, la Turquie tente de garder l’équilibre entre les différents acteurs.

1940-1943 : la voie de la prudence

L’entrée en guerre de l’Italie, puis la défaite de la France et la signature de l’armistice du 22 juin 1940 provoquent en Turquie une vive inquiétude. Les dirigeants se trouvent confortés dans leur attitude attentiste, soutenant ce choix par l’argument d’une incapacité turque à entrer en guerre, faute d’une préparation et de moyens militaires suffisants. Pour se garantir d’un conflit qui se rapproche, ils signent avec l’Italie un traité de non-belligérance en juin 1940 ; pour l’ambassadeur d’Allemagne à Ankara, Franz von Papen, c’est de la part de la Turquie un signe visible de sympathie envers les puissances de l’Axe, en dépit des efforts franco-britanniques. De fait, les pressions allemandes sur la Turquie sont importantes : dès mai 1941, des négociations en vue d’un traité germano-turc sont entamées, tandis qu’Ankara en informe dans le même temps le Foreign Office. En juin 1941, par la signature d’un traité d’amitié, l’Allemagne et la Turquie s’engagent à respecter leur inviolabilité territoriale et à développer leurs relations économiques (notamment par l’accroissement des échanges de chromes destinés à l’industrie militaire allemande). L’Allemagne accompagne ces propositions d’un soutien aux ambitions turques sur le nord de la Syrie (Alep) et sur la rectification de la frontière turco-irakienne (Djezireh, Mossoul). La Turquie se rend compte des dangers de cette alliance, lorsqu’en avril 1941, l’Allemagne souhaite profiter de la rébellion de Rashid Ali en Irak pour battre les Britanniques au Moyen-Orient… en faisant passer des troupes à travers la Turquie.

La Turquie est cependant inquiète des visées allemandes et italiennes sur les Balkans, tandis que la crainte que l’Allemagne s’ouvre une voie de pénétration vers le Proche-Orient fait naître à Londres le projet d’une entente balkanique. Washington et Londres ne sont cependant pas d’accord sur les mesures à adopter pour amener la Turquie à entrer dans le camp des Alliés. Quelques jours avant l’attaque de Pearl-Harbour, les Etats-Unis accordent une aide directe à la Turquie sous les termes de la loi prêt-bail. En décembre 1941, la Turquie fait cependant savoir aux Etats-Unis qu’elle tient à rester en dehors du conflit.

Après la défaite allemande de Stalingrad et la reprise de la conquête de l’Afrique du Nord par les Britanniques avec la bataille d’El-Alamein, la Méditerranée orientale redevient un échiquier important dans la guerre. Churchill veut passer à l’action en Italie et en Sicile, et surtout ouvrir un nouveau front dans les Balkans : pour cela, il a besoin du soutien turc. Il rencontre Inönü à Ankara en janvier-février 1943 à Adana, non pour obtenir l’entrée en guerre de la Turquie, mais pour promettre une aide militaire plus importante de la part de la Grande-Bretagne et des Etats-Unis. On demande en plus à la Turquie de fermer les détroits aux vaisseaux militaires allemands et d’arrêter la vente de chrome à l’Allemagne.

Une participation in extremis qui fait débat

En 1943, lors de la conférence de Téhéran qui réunit Roosevelt, Churchill et Staline, l’urgence d’une entrée en guerre de la Turquie se fait sentir. La Grande-Bretagne souhaite en effet qu’elle mène des opérations en mer Egée, et le ministre des Affaires étrangères Numan Menemencioglu s’engage à entrer au plus tard en guerre le 15 février 1944, à condition que les Alliés lui fournissent le matériel de guerre nécessaire. Pourtant, les Etats-Unis continuent de penser qu’une entrée en guerre de la Turquie serait contre-productive, car elle aurait pour effet de disperser les troupes sur de nouveaux terrains d’opération, alors que les troupes alliées sont déjà utilisées ailleurs. Après la conférence du Caire, les Etats-Unis insistent cependant pour que les Turcs interrompent leurs relations diplomatiques et économiques avec l’Allemagne, ce qui est fait. Ce n’est qu’après la conférence de Yalta, réunissant les Trois Grands, qui n’autorise que les pays ayant déclaré la guerre à l’Axe à participer à la future conférence des Nations unies, que la Turquie entre dans la guerre.
Dans la question de la neutralité turque dans la Seconde Guerre mondiale, l’historiographie a mis en avant plusieurs aspects. Certains historiens ont mis en avant le rôle de personnalités de premier plan, comme Ismet Inönü, président de la République turque, ou de Menemencioglu, puissant ministre des Affaires étrangères, dans la période autoritaire qui suit la présidence de Mustapha Kemal. La longue proximité germano-turque a également fait débat : depuis les années 1930, les deux pays entretiennent des relations étroites, qui sont confirmées pendant la guerre, avant d’être tardivement abandonnées sous pression alliée. Le souci turc de maintenir un équilibre prudent entre les différents belligérants s’est assez bien accommodé de relations plutôt étroites avec l’Allemagne nazie.

La neutralité turque pendant la Seconde Guerre mondiale s’explique tout d’abord par le souvenir traumatisant de l’engagement de l’Empire ottoman dans la Première Guerre mondiale, qui se solda par la défaite et la dislocation de l’Empire, et par le degré d’impréparation militaire de l’armée turque. Cette politique de neutralité a aussi été rendue possible par les moyens de pression dont disposait la Turquie, en raison de sa position stratégique en Méditerranée orientale.

Bibliographie :
 Selim Deringil, Turkish Foreign Policy during the Second World War, Cambridge, 1989.
 Taline Ter Minassian, « La neutralité de la Turquie pendant la Seconde Guerre mondiale », dans Guerres et conflits contemporains, n°184, décembre 1999.
 M.A.H Ulman, « La neutralité turque et les Etats-Unis », dans La Guerre en Méditerranée, Paris, CNRS, 1971.
 Raphaëlle Ulrich-Pier, René Massigli (1888-1988). Une vie de diplomate, P.I.E.-Peter Lang, 2006, tome 1.

Publié le 23/07/2013


Agrégée d’histoire, élève à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, les recherches doctorales de Cosima Flateau portent sur la session du sandjak d’Alexandrette à la Turquie (1920-1950), après un master sur la construction de la frontière nord de la Syrie sous le mandat français (1920-1936).


 


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