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La mosquée d’Abraham ou le caveau des Patriarches entre Israéliens et Palestiniens : un conflit de légitimité au cœur d’une ville fragmentée

Par Mélodie Le Hay
Publié le 26/11/2013 • modifié le 18/03/2019 • Durée de lecture : 9 minutes

Hebron, old city souk

LAURENCE SIMON / PHOTONONSTOP / TIPS / AFP

Hébron, une ville déchirée

A l’instar de Jéricho ou encore de Jérusalem, Hébron, appelée Hevron en hébreu et Al-Khalil en arabe, situé cœur de la Cisjordanie, fait partie des plus anciennes villes habitées au monde et, à ce titre, a connu plusieurs civilisations. De nombreuses dynasties ont cherché à s’en emparer. David, Saladin, les Romains à partir de 37 avant notre ère et les Musulmans quand ils ont conquis la Palestine au milieu du VIIe siècle, région qui est ensuite intégrée à l’Empire ottoman avant de devenir, à la disparition de ce dernier après la Première Guerre mondiale, un mandat géré par le Royaume-Uni. Hébron est aujourd’hui situé au cœur des Territoires palestiniens, en Cisjordanie. L’occupation de l’espace y est problématique, Palestiniens et Israéliens considérant chacun leur présence légitime. Les 700 colons juifs y résidant considèrent que le territoire fait partie de la mythique « Terre d’Israël » de l’Ancien Testament, en Judée, et que cette appartenance prévaut sur les frontières internationalement reconnues d’Israël lors de sa fondation en 1948. Ils seraient les héritiers d’une très ancienne communauté de Palestine, remontant à plus de 4 000 ans, qui aurait disparu à la suite du massacre de 1929 : une soixantaine de juifs [1] ont alors été tués par la population arabe à la suite d’une émeute et les survivants ont été évacués vers Jérusalem. A Hébron, ces hommes « ne se reconnaissent [donc] pas en tant que colons, mais en tant que juifs d’Hébron » [2].
Bien que la dimension religieuse soit fondamentale pour expliquer l’occupation, elle n’est pas exclusive. Certains y voient aussi une manière de bénéficier d’avantages de nature économique. Car le prix des logements situés dans les colonies, le long de ligne verte, est très attractif et les colons bénéficient de certains avantages fiscaux ou sociaux.

Dans les premiers temps, la colonisation reste interdite, bien qu’implicitement tolérée, par Israël. L’assassinat à Hébron le 2 mai 1980 de 6 juifs par des Palestiniens change la donne. Le gouvernement autorise officiellement l’installation des juifs dans la ville et l’encourage même en rénovant quelques habitations, qualifiant cette décision de « réponse sioniste adéquate », ce qui contrevient à l’article 49§6 de la IVème Convention de Genève interdisant toute forme de transfert de la population de la puissance occupante dans le territoire occupé. La ville est divisée en deux territoires, dirigés par deux autorités distinctes depuis les accords de redéploiement signés en 1997. La zone H1, représentant les 4/5 du territoire, est administrée par l’Autorité palestinienne et abrite près de 100 000 Palestiniens. L’armée israélienne contrôle la zone H2 où vivent 30 000 Palestiniens et les 700 colons juifs qui, dans les faits, ont la main mise sur l’ensemble de la vieille ville. On dénombre aujourd’hui cinq implantations principales : Tel Rumeida, Avraham Avinu, Beit Hadassah et ses dépendances, Beit Hasom, et Beit Romano.

Le cas d’Hébron est assez particulier car dans les villes occupées, les Palestiniens sont généralement dans le centre ville et les colons sont regroupés dans les colonies et les postes avancés environnants. Or, à Hébron, ce sont les colons qui vivent dans le centre historique. Les zones tampons, entre H1 et H2, cristallisent les tensions communautaires se manifestant notamment par des jets de projectile. Certaines ONG, comme la Christian Peacemaker Teams, la Temporary International Présence in Hébron, le Comité international de la Croix-Rouge (CCRC) ou encore l’International Solidarity Movement tentent difficilement de prévenir ce type d’incidents. Bien que les Palestiniens tentent de résister à cette occupation, leurs options sont limitées. Soumis à la pression des colons voulant reconquérir et « rejudaïser » la ville, où quelques 2000 soldats sont déployés pour assurer leur sécurité, ils sont nombreux à quitter l’ouest de la ville (H2) pour se rendre en H1.

Par ailleurs, l’occupation entraine des conséquences humanitaires, Tsahal (l’armée israélienne) ayant pour mission de protéger les colons et d’arrêter les Palestiniens commettant des actes de violence mais non d’empêcher les colons de commettre des actions contre les Palestiniens. Les soldats appellent la police, qui a seule compétence sur les colons, si la situation dégénère. Des mesures ont été adoptées à cette fin : blocs de bétons matérialisant la séparation entre H1 et H2 ; postes de contrôle ; périmètre interdit aux Palestiniens entourant chaque colonie ; interdiction de circuler dans certaines rues comme Shuhada et Tel Rumeida. Plus de 80% des magasins de H2 ont été fermés, souvent par décision militaire. La zone la plus touchée est la vieille ville d’Al Khalil : ne restent plus que 10% de la population totale et 10% des enseignes sont encore ouvertes. Le souk d’Hébron l’est encore mais vit au ralenti. Longtemps prospère et attrayante, la ville tend ainsi à devenir par endroits une ville fantôme car, alors que H2 s’est vidée, la population et les activités dans H1 se sont densifiées. Ghislain Poissonnier [3], délégué du CICR [4] en Cisjordanie en 2008 et 2009, témoigne : « lors du franchissement du check point, on ne peut qu’être frappé par le contraste sonore entre les deux parties de la ville. Autant H1 est vivante, joyeuse, sonore, commerçante, remplie de bruits de klaxons et d’odeurs de nourriture, autant H2 est silencieuse, mystérieuse, comme prise dans les limbes (…). Le contraste est visuel également. Les rues de la vieille ville sont quasi désertes. De nombreuses maisons palestiniennes y sont grillagées pour se protéger des pierres lancées par les colons. Leurs murs sont recouverts de graffitis anti-arabes. Les maisons des colons, reconnaissables parfois par leurs drapeaux aux couleurs d’Israël qui y flottent, sont entourées de fil barbelé et de projecteurs pour prévenir toute attaque des Palestiniens ». Les colonies et les aménagements connexes comme les routes ou les murs de séparation entraînent, d’après la chercheuse spécialise de la question Chloé Yvroux, un « oubli » de l’autre Palestinien.

La mosquée d’Abraham ou le caveau des patriarches

Une des clés du problème est que la colonisation de la ville par les Israéliens, tout comme la résistance à cette dernière par les Palestiniens, revêt un caractère sacré. Car Hébron est une importante ville sainte.

C’est ici que David a été oint et a régné jusqu’à la prise de Jérusalem. Et c’est dans un de ses édifices, la mosquée d’Abraham pour les Palestiniens, ou caveau des Patriarches pour les juifs, et plus précisément dans ses cavités souterraines, que seraient abrités les tombeaux des Patriarches, ceux d’Abraham, le père des peuples, de ses fils Jacob et Isaac, et de leurs épouses respectives [5]. Le lieu est investi de multiples représentations, tantôt complémentaires, tantôt concurrentielles, qui expliquent en partie l’alternance de période de coexistence pacifique et d’hostilité entre les différentes communautés et les évolutions successives de l’édifice. Une grande enceinte est édifiée autour des caveaux à l’époque d’Hérode le Grand (73 à 4 av. JC), il y a plus de 2000 ans. Une église est construite à l’intérieur sous le règne byzantin, mais elle est détruite en 614 lors de l’invasion perse. Le site est transformé en mosquée par les musulmans après la conquête de la région par le calife Umar en 637, puis de nouveau en église lors des croisades. Saladin ajoute un minaret à chaque coin de l’enceinte après avoir conquis la région en 1188. Depuis cette époque, et jusqu’à la guerre des Six Jours en 1967, la population juive ne peut plus pénétrer à l’intérieur du monument, n’étant pas autorisée au-delà de la septième marche des escaliers y conduisant.

Aujourd’hui, il s’agit d’un monument en pierre rectangulaire orienté selon un axe nord-ouest/sud-est et divisé en deux parties de grandeur inégale : une mosquée dans la partie sud-est et une synagogue dans la partie nord-ouest qui occupe les 3/5 de l’édifice.

Ce conflit pour le contrôle et l’accès à l’édifice se poursuit à l’époque contemporaine et a déjà donné lieu à des épisodes de très grande violence. Car le rapport de force a changé en 1967, à la suite de la guerre des Six Jours et des débuts de la colonisation de la Cisjordanie, la minorité juive ayant pris l’ascendant sur la majorité musulmane. Dès son arrivée, elle négocie avec l’armée le droit d’accéder au caveau des Patriarches, provoquant une escalade de violence entre les deux communautés se sentant chacune dépossédée et réagissant par des actes de vandalisme de livres sacrés ou d’exactions physiques. La situation dégénère le 25 février 1994, un vendredi du mois sacré de ramadan, quand 29 musulmans en prière dans la mosquée sont abattus par Baruch Goldstein, colon juif originaire des Etats-Unis, médecin dans l’armée et membre du parti d’extrême droite israélien du Kach, ensuite battu à mort par les rescapés. L’acte est condamné sans appel par les Nations unies et l’Etat d’Israël, qui accepte même la présence d’observateurs internationaux, mais la recrudescence des tensions qui en résultent participe à l’échec des accords de paix d’Oslo [6].

C’est aussi cet événement qui accélère l’instauration d’un strict partage de la ville et du temple en deux zones distinctes et l’adoption de strictes mesures de sécurité : couvre-feu et fermeture de la mosquée jusqu’en novembre, dépôt des armes à l’entrée de la synagogue par les colons, vidéo-surveillances, interdiction du Kach, etc. Même si des dispositions particulières sont prises pendant les grandes fêtes religieuses juives et musulmanes, le lieu étant alors réservé dans son entier au groupe concerné, la gestion et l’accès à l’édifice, situé en H2, sont bien contrôlés par Tsahal, ce qui est particulièrement mal vécu par les Palestiniens. De longues files d’attente sont nécessaires pour accéder à l’édifice. Deux entrées séparées, toutes deux contrôlées par Tsahal, permettent aux musulmans et aux juifs de ne pas se croiser. Car les quelques ouvertures entre la mosquée et la synagogue ont été bloquées par des murs blindées [7]. G. Poissonnier affirme d’ailleurs en 2010 que l’accès y est restreint, pas plus de 150 personnes par jour n’étant autorisées à s’y rendre. Encore en novembre 2002, 12 israéliens (dont 9 soldats les accompagnants au retour de leur prière) sont tués dans une embuscade. La déclaration en février 2010 du Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu affirmant vouloir intégrer au patrimoine israélien deux sites, le caveau des Patriarches et la mosquée Bilal ben Rabah où est enterrée Rachel, la seconde femme de Jacob, a aussi provoqué des heurts communautaires.

« Le centre de la vieille ville danse en permanence sur un volcan ». Cette phrase de Ghislain Poissonnier résume bien les relations tendues entre juifs et musulmans au cœur d’une ville sacrée particulièrement convoitée. Tout dialogue semble difficile, voire impossible, les uns comme les autres ayant des représentations exclusives et non conciliables d’un même territoire. Les relations alternent ainsi entre indifférence et franche hostilité.

Bibliographie indicative :

 Poissonnier Ghislain, Les chemins d’Hébron : un an avec le CICR en Cisjordanie, 2010.
 Yvroux Chloé, « L’Impact du contexte géopolitique sur "l’habiter" des populations d’Hébron-Al Khalil », L’Espace géographique, 2009/3, pp. 222-232.
 UNESCO, the two Palestinian sites of Al-Haram Al-Ibrahimi/Tomb of the Patriarchs in al Al-Khalil/Hebron and the Bilal bin Rabah Mosque/Rachel’s tomb in Bethlehem, mars 2010.

Publié le 26/11/2013


Mélodie Le Hay est diplômée de l’Institut d’Etudes Politiques de Paris où elle a obtenu un Master recherche en Histoire et en Relations Internationales. Elle a suivi plusieurs cours sur le monde arabe, notamment ceux dispensés par Stéphane Lacroix et Joseph Bahout. Passionnée par la culture orientale, elle s’est rendue à plusieurs reprises au Moyen-Orient, notamment à l’occasion de séjours d’études en Israël, puis en Cisjordanie.


 


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