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La fitna andalouse (1009-1031) : disparition du califat de Cordoue et naissance des Taïfas

Par Delphine Froment
Publié le 01/12/2016 • modifié le 06/05/2020 • Durée de lecture : 8 minutes

Carte geographique de l’Espagne et du Portugal sous le califat de Cordoue entre 756 et 1030. Engraving from "Atlas Universel" de Houze, 1851 Private collection ©The Holbarn. LEEMAGE / AFP

En effet, Sanjûl cherche à confisquer encore un peu plus le pouvoir omeyyade : il se fait reconnaître héritier par le calife Hishâm II, qui est sans descendance. Très vite, ses prétentions au califat (alors qu’il n’est pas omeyyade) choquent une grande partie des sujets omeyyades. Les Cordouans considèrent qu’en se faisant reconnaître officiellement comme héritier désigné par le calife Hishâm II, Sanjûl va trop loin dans la confiscation du pouvoir : ils n’acceptent pas qu’un membre de la dynastie amiride, sans ascendance qurayshite, puisse monter un jour sur le trône califal. Ce sont ainsi les prétentions de Sanjûl qui déclenchent, le 15 février 1009, la révolution de Cordoue. Une longue période de troubles commence alors ; elle durera plus de vingt ans.

Il s’agit d’un coup fatal porté aux Amirides, mais aussi au califat omeyyade qui ne s’en relèvera pas et sera aboli en 1031. De par l’ampleur des conséquences de cette crise, on a souvent parlé de fitna (terme qui renvoie à la discorde, à la désunion, voire à la guerre civile), mettant ainsi en avant l’idée d’une rupture majeure dans l’histoire d’al-Andalus, et source de bien des maux. L’historiographie récente a cependant tenu à revenir sur cette interprétation négative de la fitna andalouse, et à relativiser les ruptures qu’elle a engendrées.

Retour sur le déroulement des événements, mais aussi sur les relectures multiples qui en ont été faites a posteriori.

Le califat de Cordoue à la recherche d’un calife

Lorsque la révolution de Cordoue éclate, le 15 février 1009, le malik Sanjûl est occupé par une campagne militaire – par ailleurs « absurde » (2) pour Pierre Guichard, car contre toute logique, elle se déroule en plein hiver. En son absence, les événements s’enchaînent très vite à Cordoue : le calife Hishâm II est contraint d’abdiquer et l’un de ses cousins le remplace, sous le nom d’al-Mahdî. Dans le même temps, le palais des Amirides, la Madînat al-Zâhira (« ville brillante ») construite par Ibn Abî ‘Amîr al-Mansûr en 979 à l’est de Cordoue, est pillée et entièrement détruite ; encore aujourd’hui, les chercheurs et archéologues n’en ont retrouvé aucune trace. Alors qu’il est abandonné de tous, et notamment de son meilleur soutien, l’armée, Sanjûl rentre à Cordoue – il y est rapidement assassiné. C’est la fin de la dynastie des Amirides et le retour, peut-on penser, de la grandeur omeyyade maintenant qu’al-Mahdî tient à nouveau seul les rênes du califat.

Pourtant, en quelques mois, le mécontentement rejaillit. Le nouveau calife ne fait pas l’unanimité, et se met progressivement à dos la plupart de ses soutiens naturels : l’aristocratie omeyyade, ainsi que les saqâliba (esclaves) et les Berbères recrutés dans l’armée. Les Berbères notamment se font les partisans d’un autre Omeyyade, Sulaymân, qui s’allie avec le comte de Castille : en novembre 1009, cette armée rebelle marche sur Cordoue, et chasse al-Mahdî au profit de Sulaymân, qui prend le laqab d’al-Musta’în. De son côté, al-Mahdî se tourne vers le comte de Barcelone Raymond Borrell, qui l’aide à son tour à remonter sur le trône dès mai 1010.

La crise dégénère alors en guerre civile, aux retournements politiques multiples et complexes. Les coups de force se succèdent pendant trois ans, menant alternativement au pouvoir suprême Sulaymân, puis à nouveau al-Mahdî, puis Hishâm II (ce même calife qui était à l’origine, avec Sanjûl, de la révolution de Cordoue). Après un siège de trois ans (1010-1013), les Berbères parviennent finalement à prendre la ville de Cordoue : Hishâm II est déposé (et sans doute exécuté par la suite), et la ville, déjà vidée d’une grande partie de ses habitants, en proie à l’épidémie et à la famine, est complètement mise à sac.

Jusqu’en 1023, les Berbères imposent à Cordoue les califes de leur choix : Sulaymân al-Musta’în d’abord, jusqu’en 1016, puis non plus des Omeyyades, mais des membres d’une des branches de la dynastie des Idrissides, les Hammûdides (présents au Maroc depuis la fin du viiie siècle, fondateurs de Fès, descendants de Muhammad par ‘Alî et Hasan, et donc tout à fait légitimes dans leur prétention au califat) ; en effet, en 1016, l’Idrisside ‘Alî b. Hammûd se fait reconnaître calife en prenant pour laqab al-Nâsir li Dini Llâh (c’est-à-dire le même que celui de ‘Abd al-Rahmân III, marquant la volonté de ce nouveau calife de se placer dans la continuité du califat omeyyade fondé par ‘Abd al-Rahmân III un siècle plus tôt) ; ce faisant, les Hammûdides mettent fin à la dynastie omeyyade. La crise politique et la destitution des Amirides ne conduisent donc pas au retour de l’autorité califale omeyyade d’antan : au contraire, le califat voit son autorité se réduire comme peau de chagrin, tant il dépend toujours plus des forces étrangères ; surtout, les Berbères qui détiennent la réalité du pouvoir n’hésitent pas à évincer les Omeyyades du trône pour y placer une autre dynastie. Cependant, la dynastie des Hammûdides ne tient pas longtemps au pouvoir suprême. Après de nombreux conflits internes et soulèvements divers, les Berbères et les Hammûdides sont finalement chassés de Cordoue en 1023, tandis qu’un Omeyyade est rétabli à Cordoue.

Mais cette tentative de restauration omeyyade fait à son tour long feu : trois califes se succèdent, se maintenant de manière très éphémère au pouvoir, et sans connaître le même prestige que leurs illustres prédécesseurs ‘Abd al-Rahmân III ou al-Hakam II. Une anecdote est révélatrice de ce discrédit nouveau : le troisième calife Hishâm III, quand il est proclamé calife en 1027, prend tout son temps à venir exercer sa fonction à Cordoue et reste longtemps cloîtré dans la ville d’Alpuente, n’osant s’installer qu’en 1029 sur le trône. Il est finalement chassé du pouvoir dès novembre 1031 par les notables cordouans. Ces notables décident par la même occasion de ne plus reconnaître aucun calife : c’est ainsi qu’en 1031 le califat de Cordoue, si prospère et glorieux quelques décennies plus tôt, disparaît dans l’indifférence générale.

Pendant plus de vingt ans, le califat de Cordoue s’est cherché un calife qui puisse à nouveau garantir la sécurité et la stabilité du pouvoir politique ; mais aucun des califes qui se sont présentés n’ont été en mesure de se maintenir au pouvoir et de redorer le blason du califat. Les troubles occasionnés par les rivalités intestines pour le pouvoir suprême ont, en outre, dévasté le territoire d’al-Andalus. Surtout, ainsi que le dit sobrement Pierre Guichard, « l’existence d’un calife à Cordoue n’a plus de sens car il ne gouverne plus rien » (3) : plus de quinze villes d’al-Andalus (parmi lesquelles Grenade, Saragosse, Séville et Tolède), des gouvernements locaux et indépendants les uns des autres ont pris forme et se partagent l’ancien territoire du califat. D’où cette décision majeure, et alors inédite dans le dâr al-islâm, de se passer de la magistrature suprême que représentait, depuis la mort du Prophète, le califat. Ainsi, avec la fitna, c’est toute une page de l’histoire d’al-Andalus qui se tourne. En 1031, le califat cordouan laisse le champ libre à de nouveaux pouvoirs indépendants, les « royaumes de taïfas » (mulûk al-tawâ’if, « royaumes nés de la partition »). Ce moment de la fitna a été l’objet de différentes interprétations, sur lesquelles il s’agit de revenir ici.

Entre ruptures et continuités : quelle lecture de la fitna andalouse ?

Ces événements du premier tiers du xie siècle ont depuis longtemps été résumés tout entiers dans le terme de fitna, qui renvoie à l’idée de discorde, de désunion et de guerre civile. Dans l’Encyclopédie de l’Islam, Louis Gardet rappelle que « toute évocation de la fitna fait appel à la “grande fitna de l’Islam” » (4), c’est-à-dire au moment de la grande division des croyants à la suite de la bataille de Siffîn en 657. Lors de cette bataille, les croyants musulmans s’étaient divisés en trois partis : les partisans d’Alî, les partisans de Mu’âwiya et les kharijites. Il s’agit là des prémices de la division entre chiites et sunnites, et donc d’un événement-clé dans l’histoire de l’Islam.

Aussi, la référence à la grande fitna dans le cas d’al-Andalus est-elle lourde de significations : elle incite à voir dans les événements du premier tiers du xie siècle un moment de violence négative et annonciatrice d’un terrible déclin. De fait, cette idée a longtemps été présente dans l’historiographie d’al-Andalus. Contemporains comme historiens, nombreux sont ceux qui ont analysé le début du xie siècle en y voyant un temps de décadence et de faillite politique.
Dès le xie siècle, certains historiens légitimistes omeyyades acquis à la cause de l’institution califale dressent un bilan sans concession de ces événements. Parmi eux, Ibn Hazm (994-1064), issu d’une puissante famille liée aux Omeyyades, qui s’est engagé auprès de différents prétendants au califat et s’est fait le chantre de la dynastie omeyyade : il voit dans la chute du califat un événement extrêmement regrettable, et en fait une véritable rupture au sein de l’histoire d’al-Andalus. De même, de nombreux historiens des xixe et xxe siècles, parmi lesquels Reinhart Dozy (5) et Evariste Lévi-Provençal (6), en font une lecture identique. E. Levi-Provençal parle ainsi du temps de la fitna comme d’une histoire confuse et lamentable, portant donc un jugement de valeur hautement négatif sur cette période, puisqu’elle correspond à l’échec du califat et annonce la future disparition d’al-Andalus, bientôt assaillie par les Chrétiens du Nord dans le cadre de la Reconquista.

Cependant, cette lecture a été récemment nuancée dans l’historiographie. Emmanuelle Tixier du Mesnil et Gabriel Martinez-Gros ont montré que la période de la fitna était marquée par beaucoup plus de continuités qu’on ne l’avait pensé. Dans un article où elle s’appuie sur les travaux de Gabriel Martinez-Gros, Emmanuelle Tixier du Mesnil revient sur le terme employé par le grand penseur et historien du xive siècle Ibn Khaldûn pour nommer ces événements : jamais, fait-elle remarquer, il n’est question de « fitna ». L’absence de ce terme tendrait à montrer, d’une part, qu’Ibn Khaldûn ne voyait pas dans les troubles du xie siècle un moment aussi lamentable qu’Ibn Hazm, puisque la fitna est, dans la vision khaldûnienne de l’histoire, la forme la plus négative de la violence qui engendrerait le désordre public sans accoucher d’un Etat ; d’autre part, on en conclut également que pour Ibn Khaldûn, ce que l’on nomme aujourd’hui la fitna andalouse n’a finalement pas représenté une rupture essentielle dans l’histoire d’al-Andalus. L’historiographie actuelle insiste ainsi davantage sur les continuités qui se jouent entre la période califale et celle des Taïfas. Les royaumes des Taïfas, d’ailleurs, émergent dès avant 1031 et l’abolition du califat, ce qui ajoute encore à la thèse actuelle de la continuité : ces royaumes ne sont pas nés d’une rupture en 1031, mais bien plutôt de manière progressive, au cours des vingt années de trouble en al-Andalus.

Plutôt que d’y voir un moment de rupture aux conséquences néfastes pour l’histoire d’al-Andalus, l’historiographie actuelle tend à faire de la fitna andalouse un moment de transition, où les règles politiques évoluent, au point que, pour la première fois dans l’histoire du dâr al-islâm, l’on se passe de la fonction califale pour laisser la place à des petits royaumes autonomes. Ainsi, une page se tourne avec la disparition du califat en 1031. Mais une autre a déjà commencé à s’écrire bien en amont, avec la naissance des royaumes des Taïfas.

A lire sur Les clés du Moyen-Orient :
 La dynastie des Amirides et les derniers feux du califat de Cordoue (976-1009)

 « Ibn Khaldûn, penseur de la civilisation », compte rendu de la conférence de Gabriel Martinez-Gros à l’auditorium du Louvre, le 3 novembre 2014

Notes :
(1) Pierre Guichard, Al-Andalus, 711-1492 : une histoire de l’Espagne musulmane, Paris, Hachette, 2001, p. 98.
(2) Ibid., p. 99.
(3) Ibid., p. 105.
(4) Louis Gardet, article « Fitna », Encyclopédie de l’Islam, Leyde-Boston, 1954-2005, 2e éd., pp. 952-953.
(5) Reinhart Dozy, Histoire des Musulmans d’Espagne : jusqu’à la conquête de l’Andalousie par les Almoravides, Leyde, Brill, 1932.
(6) Evariste Lévi-Provençal, Histoire de l’Espagne musulmane. Tome II : Le califat omeyyade de Cordoue (912-1031), Leyde, Brill, 1950.

Bibliographie :
 Encyclopédie de l’Islam, Leyde, Boston, Brill, 1954-2005, 2e éd.
 Cyrille Aillet, Emmanuelle Tixier, Eric Vallet (dirs.), Gouverner en Islam, Xe-XVe s., Paris, Atlande, 2014.
 Pierre Guichard, Al-Andalus, 711-1492 : une histoire de l’Espagne musulmane, Paris, Hachette, 2001.
 Gabriel Martinez-Gros, L’Idéologie omeyyade, Madrid, Casa de Velázquez, 1992.
 Gabriel Martinez-Gros, « Introduction à la fitna : une approche de la définition d’Ibn Khaldûn », Médiévales, 60, 2011, pp. 7-15.
 Emmanuelle Tixier du Mesnil, « La fitna andalouse du xie siècle », Médiévales, 60, 2011, pp. 17-28.

Publié le 01/12/2016


Agrégée d’histoire et élève à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, Delphine Froment prépare actuellement un projet doctoral. Elle a largement étudié l’histoire du Moyen-Orient au cours de ses études universitaires, notamment l’histoire de l’Islam médiéval dans le cadre de l’agrégation.


 


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