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La configuration politique de l’Iran

Par Michel Makinsky
Publié le 02/02/2015 • modifié le 08/04/2020 • Durée de lecture : 18 minutes

Michel Makinsky

Nous sommes actuellement dans une phase critique, sur le plan des équilibres politiques intérieurs, parce que tous les décideurs iraniens ont les yeux fixés sur deux échéances : les prochaines élections législatives de 2016 et le renouvellement de l’Assemblée des Experts. On assiste donc à un bras de fer entre les différentes factions, d’une part entre les conservateurs partisans d’une « ligne dure », et le camp présidentiel qui regroupe les conservateurs qualifiés de pragmatiques auxquels sont agrégés des réformateurs, et d’autre part au sein-même des factions conservatrices « dures ». Une course contre la montre est engagée, parmi ces différents acteurs, pour se positionner en vue de ces élections législatives et d’un éventuel changement de majorité à l’Assemblée des Experts.

Le Majlis (Parlement), champ de bataille entre le camp de Rohani et ses adversaires

On assiste à des affrontements politiques d’une rare violence au Parlement, sur plusieurs terrains : l’un, que l’on peut qualifier de classique, qui était la contestation par une partie des conservateurs, la branche ultra qui représente le courant de Mesbah Yazdi, l’ancien mentor d’Ahmadinejad, très minoritaire au sein du Parlement, et qui alimente une polémique dans un certain nombre de commissions, en particulier la commission de la Sécurité nationale et de la Politique étrangère. Elle conteste la ligne suivie par les négociateurs nucléaires : Zarif et ses équipes. On voit ainsi que le ministre des Affaires étrangères, soumis à des questions inquisitoriales incessantes, est convoqué, menacé de mettre un terme à ses fonctions (la fameuse procédure des cartons jaunes, avertissements dont le cumul peut aboutir à la démission forcée). On lui reproche publiquement de ne pas révéler aux députés de cette commission tout ce qui s’est passé dans les négociations ou dans les coulisses, de « capituler » devant les exigences des 5+1 (les 5 membres permanents du Conseil de Sécurité des Nations unies + l’Allemagne). En fait, les dés sont pipés car le jeu a été cadré par le Guide lui-même, qui a conclu un deal avec Rohani sur l’axe suivant : soutien à la poursuite des négociations nucléaires en échange d’une renonciation du président à promouvoir plus de démocratisation. Concrètement, Ali Khameneï estime qu’il est contraint de donner sa chance à Rohani, tout simplement parce que l’Iran manque cruellement de devises étrangères : nécessité fait loi. Il autorise l’exécutif à poursuivre les négociations car il n’y a pas d’autre choix. On en a eu le témoignage récemment encore, puisque cette ligne a reçu un soutien confirmé et continu du Guide, et lorsque Zarif a été récemment convoqué au Parlement où il a été soumis à de nombreuses critiques de ces mêmes ultras, le signal a été clairement donné que le Guide souhaitait que la voie diplomatique continue, puisque l’ancien président de la Chambre Gholam-Ali Haddad-Adel (dont on connaît les liens familiaux avec Khameneï) a étreint publiquement Zarif en pleine séance. Le message a été reçu, puisque le ministre a reçu un vote de confiance au parlement, certes à une majorité relativement modeste, mais incontestable en dépit de la vive contrariété des partisans de la ligne « dure ».

Très récemment, le 14 janvier, la « promenade » de Zarif en compagnie du secrétaire d’Etat américain John Kerry durant 15 minutes en marge des négociations à Genève a déclenché l’ire des ultras qui somment le chef de la diplomatie iranienne de s’abstenir de ce qu’ils voient comme des dangereux conciliabules, prémices de lâches renoncements. Les Pasdarans sont obligés publiquement de dire qu’ils ne s’opposent pas à ces négociations. Pour le nucléaire, la ligne est donc soutenue politiquement sur le plan interne – sous bénéfice d’inventaire.

En revanche, Rohani fait face à une offensive sans précédent des conservateurs sur plusieurs théâtres et sur plusieurs thèmes. Le thème numéro un est celui de la démocratisation, qui sous le vocable de « lutte contre l’invasion culturelle occidentale », qualifiée de tentative de « révolution de velours » par les pasdarans. Un feu roulant de critiques s’abat régulièrement sur le gouvernement, ce qui a donné lieu sur la période récente à des contestations de plusieurs ministres (dont Nematzadeh, ministre de l’Industrie), à la révocation de Reza Faraji-Dana, ministre de l’Enseignement supérieur et de la recherche, remplacé à grand peine (au bout de la 5ème candidature) par Mohammad Fardahi. Il y a là un front qui est ouvert, visiblement alimenté par la perspective des législatives. Ceci a pour conséquence de faire bouger les lignes de force au sein du Parlement. Jusqu’à il y a un an environ, nous avions une grosse majorité de conservateurs pragmatiques sous le contrôle du président du Majlis, Ali Larijani, qui soutenait les grandes options du gouvernement. Depuis environ six mois, l’érosion de ce soutien se fait plus apparente. En effet, on a vu que Larijani n’a pas pu ou voulu empêcher la démission d’un des ministres de Rohani. Pourquoi ?
La première question que l’on se pose est la suivante : le président du Majlis ne subit-il pas une certaine perte d’influence au sein de sa propre majorité ? On sait qu’il n’était pas d’accord pour que ces procédures aillent jusqu’à leur terme, et il n’est pas parvenu à les empêcher, ce qui veut dire qu’au Parlement, au sein de cette majorité conservatrice et pragmatique, l’influence des ultras minoritaires (le Front de la Persistance Paidari inspiré par Mesbah Yazdi), a réussi à persuader une frange non négligeable de ces conservateurs qualifiés jusqu’à présent de pragmatiques de voter contre le gouvernement.
La deuxième question est : en vue de ces législatives, il y a en ce moment une grande réflexion dans toute la classe politique, en particulier dans le camp conservateur, pour déterminer quelle coalition va se former. On se demande d’autre part si Larijani, qui va être contraint de constituer un groupe majoritaire en vue du prochain scrutin, veut bâtir une coalition plutôt alliée au camp de Rohani, c’est-à-dire des conservateurs pragmatiques complétés par des réformateurs, ou bien veut opter pour un groupe conservateur élargi, mais cette fois-ci vers les « durs » ? La logique voudrait que Larijani opte plutôt pour une coalition de conservateurs pragmatiques élargie aux réformateurs, mais les cartes sont brouillées car les ultras ont lancé de très violentes offensives. Ils ont l’écoute d’une partie non négligeable des Pasdarans qui redoutent de voir les négociations aboutir, dont ils seraient les principaux perdants (tant sur le plan de leur assise économique que de leur pouvoir politique), avec un gouvernement plus libre d’entreprendre ses réformes politiques et économiques.

L’autre terrain de la lutte entre les ultras, les pasdarans d’un côté et Rohani et son camp de l’autre, est le terrain économique. Il faut rappeler que le président avait engagé, dans son discours du 16 septembre 2013, un programme de lutte frontale pour la « dépasdaranisation » économique et politique (approuvé le lendemain par Khameneï !), qui devait réduire la part économique des Pasdarans à trois ou quatre grands projets d’envergure nationale, et amoindrir leur emprise sur le terrain politique. Or, que voit-on ? Les Gardiens ont assez largement réussi à bloquer ce programme.
Deux exemples l’attestent : le premier est le programme de privatisations, une des mesures clés du programme de Rohani, qui devait remplacer le processus actuel de privatisation. Ce dernier est en fait factice : les privatisations lancées jusqu’ici consistent à transférer le contrôle des entreprises publiques à des entités liées de près ou de loin au secteur parapublic, en particulier aux Pasdarans, leurs alliés, par exemple leurs fonds de pension. Or, un véritable transfert au secteur privé est encore irréalisable, comme l’a reconnu l’entourage du président. Des privatisations ont encore lieu, mais on voit que la Bourse de Téhéran (TSE), dont les cours chutent de façon significative au cours de la période récente (pas seulement du fait d’un pessimisme ambiant lié à l’absence d’accord nucléaire), est en fait une gigantesque machine à blanchir d’énormes quantités de rials, ce qui permet justement à ces intérêts pasdarans et aux amis du régime de racheter à bas coût des pans entiers d’entreprises. D’une certaine façon, cela arrange le gouvernement qui cherche à lutter contre l’inflation et donc à diminuer la masse monétaire. Si cette masse monétaire est investie dans la bourse, cela fait autant de liquidités qui ne circulent pas. Second exemple : l’exécutif reconnaît qu’il n’a pas les moyens de priver les grandes entités pasdarans des gros contrats. Mohammad Bagher Nobakht, conseiller économique du président, a célébré les mérites du conglomérat Katam ol-Anbia en décembre 2014, au service de l’économie iranienne. Cela signifie que les Gardiens ont réussi à préserver l’essentiel de leur emprise économique. Rohani est obligé de reculer sur ce terrain. C’était le prix à payer pour avoir le feu vert du Guide et la neutralité des Pasdarans sur le nucléaire. S’il y a un accord sur le nucléaire, qui entraînerait une ouverture de l’économie, cela conduirait les Gardiens à perdre du terrain économique. Comme en Iran tout se négocie, il fallait une sorte de « partage du gâteau », et pour obtenir une certaine neutralité des Pasdarans sur le nucléaire, il fallait qu’ils soient assurés de garder une part substantielle de leur pouvoir économique.

Un des thèmes qu’avancent les adversaires ultras de Rohani en lien avec les élections législatives, est qu’il n’est pas question de redonner une chance de retour politique aux « sédicieux », c’est-à-dire les réformateurs les plus militants du mouvement Vert. Sont plus particulièrement visés ceux qui ont participé à la contestation des élections frauduleuses de 2009. Karroubi et Mousavi sont toujours assignés à résidence et ceux qui réclament leur élargissement ou un procès public sont violemment critiqués, accusés de complicité avec les « comploteurs » qui veulent faire choir le régime. De gros incidents se sont déroulés au Parlement, puisqu’Ali Motahari, député conservateur mais qui a une sympathie pour eux, a demandé publiquement qu’un procès public soit mis en œuvre. Ceci a déclenché des incidents d’une très rare violence (il a été agressé physiquement en plein hémicycle), des pétitions ont été signées pour que ce parlementaire ne puisse pas se représenter aux élections prochaines, voire même soit expulsé du Majlis. Il apparaît très clairement que cette notion du non- retour des « sédicieux » est une ligne rouge posée par le Guide lui-même. Il le répète, on ne peut pas pardonner aux « sédicieux ». Comme rien n’est absolu, il y a d’intenses spéculations pour savoir ou s’arrête le curseur définissant la catégorie de ces « infréquentables ». Cette thématique est une de celles qui animent en ce moment les bras de fer au Parlement en vue des prochaines élections. Cela étant, il n’est pas interdit de penser que des négociations discrètes soient menées pour parvenir à un compromis quant aux critères d’exclusion ou de tolérance de ces « interdits ».
Ces critères seront décisifs lors de l’examen par le Conseil des Gardiens de la Constitution des candidatures aux législatives et l’Assemblée des Experts. Présidé par Ahmad Jannati (88 ans et sans doute fatigué), figure emblématique d’une ligne dure, le Conseil procède au filtrage drastique de « l’honorabilité islamique » (c’est-à-dire acceptabilité politique aux yeux du Guide) des dites candidatures. L’historique des éliminations massives de postulants en montre l’efficacité. Mais là encore, des négociations avec Khameneï peuvent peser sur ses décisions. C’est lui qui en oriente le cours, comme on l’a vu de façon spectaculaire aux présidentielles de 2013 : élimination simultanée de Mashaie et de Rafsandjani, accord sur Rohani.

Ali Larijani et les conservateurs : des choix difficiles

On est donc en face d’une interrogation quant au choix de Larijani. Sera-t-il un élément d’appui dans le camp de Rohani, à quelles conditions ? Les conservateurs et en particulier les ultras sont très inquiets de la perspective des prochaines élections législatives. Ils redoutent notamment que Rohani ne gagne ces élections avec une coalition de pragmatiques et de conservateurs complétée de quelques réformateurs. Il est certain que si le président parvient à obtenir un accord sur le nucléaire, ce sera déterminant pour la suite.
D’un côté se déploient les préparatifs où les différentes coalitions conservatrices éminemment divisées multiplient les concertations pour essayer de construire une future coalition conservatrice unifiée (un rêve ?), et de l’autre émergent les prémices de réflexions du côté des réformateurs et des conservateurs pragmatiques. Le 15 janvier 2015 s’est tenue une convention de ce groupe, qui a entamé sa réflexion sur la stratégie électorale. En face, des conventions conservatrices sont convoquées, mais on sent qu’elles ne parviennent pas à résoudre leurs profondes divisions. A l’inverse, la recherche d’une unité devrait être plus naturelle dans le groupe qui soutient le président de la République. Il rassemble logiquement ceux qui suivent la ligne de Rafsandjani au Parlement, la clientèle propre de Rohani composée de « modérés », et des réformateurs qui joueront comme aux présidentielles la carte de l’unité (on ne change pas une recette qui gagne). La question centrale est la position des conservateurs éventuellement rigoureux sur les questions sociétales (mœurs, culture, femmes, démocratie) mais ouverts à la modernité économique. Ce dernier sous-groupe est en fait déterminant : il représente la majorité du Parlement, c’est en réalité celui de Larijani. La possibilité de susciter son éclatement en vue d’une prise de contrôle par Rohani et ses alliés au Majlis a déjà été évoquée çà et là en vue de doter le président de la République d’un véritable outil parlementaire stable. Mais ce serait ouvrir un conflit frontal avec Larijani, ce que Rohani n’a pas voulu engager dans l’immédiat.
En bref, tous ces députés ont en commun la volonté de sortir le pays de son isolement, et de restaurer son économie. On peut penser que la coalition qui a servi de base politique à Rohani le soutiendra. La grande inconnue est donc : parmi les conservateurs qui sont sous l’influence de Larijani, lesquels se joindront à celle du président de la République ? Il faudra suivre de près l’attitude d’Ali Akbar Nategh-Nouri, conseiller du Guide et ancien président du parlement. Son gigantesque réseau d’influence à travers tout le pays et sa légitimité historique acquise auprès de l’Imam Khomeini avaient significativement aidé le candidat Rohani à constituer les appuis nécessaires à sa victoire aux présidentielles de 2013.

La lutte pour le contrôle de la tête du système

On perçoit à l’intérieur de ces courants de très grandes interrogations tactiques, d’autant qu’il y a une autre échéance, qui est liée : le renouvellement de l’Assemblée des Experts. On sait que depuis le décès de Mahdavi Kani en octobre 2014, la question de la prise de contrôle de l’Assemblée des Experts est déterminante. Le Guide et les conservateurs plus réactionnaires laissent entendre par divers canaux qu’ils redoutent que Rafsandjani ne se présente et gagne les élections à la présidence de cet organisme. De ce fait, de part et d’autre les réflexions tactiques vont bon train. Le Guide dispose de leviers en vue de prévenir l’accession d’une majorité favorable à Rafsandjani ou de son candidat au sein de cet organe qui est le cœur du pouvoir iranien. Pour l’instant, le président intérimaire Mahmood Hash Shahroudi joue bien son rôle ; on aurait pu penser qu’il pourrait être un bon candidat consensuel pour la présidence, mais d’une part il n’est pas certain qu’il dispose du charisme nécessaire pour exercer la fonction et d’autre part les jeux sont encore ouverts pour la constitution d’une majorité. Un des leviers d’Ali Khameneï est le Conseil des Gardiens de la Constitution, déjà évoqué plus haut, représentant une ligne conservatrice plutôt rigoriste mais avant tout aux ordres du Guide. Ahmad Jannati, son sourcilleux président, a fait clairement savoir qu’il fallait s’opposer à ce que des gens favorables aux « sédicieux » prennent le contrôle de l’Assemblée des Experts. Jannati ne souhaite pas davantage que la direction de l’Assemblée soit confiée à l’ultra Mesbah Yazdi. Les enjeux sont essentiels : l’Assemblée des Experts étant le lieu central du pouvoir iranien, elle désigne le Guide, et peut le révoquer.

L’âge du Guide pose la question de sa succession, et c’est donc cette Assemblée qui va décider de son successeur. Au-delà de la personne qui sera désignée, le fonctionnement même du régime peut être affecté. Les hypothèses vont bon train sur les candidats possibles pour présider l’Assemblée des Experts, le cas échéant en vue de tenter de se faire désigner comme futur Guide. Nous avons cité plus haut Shahroudi. Rafsandjani peut aussi bien partir au combat ou décider de ne pas se présenter. Divers noms circulent, pour représenter la ligne du président de la république. On évoque celui de Hassan Khomeini, petit-fils de l’imâm Khomeini. Son patronyme prestigieux et son sens de l’ouverture retiennent l’attention mais il est prématuré de formuler une opinion sur cette hypothèse. Le Guide dispose d’autres pistes. Notamment, son fils Motjaba se verrait bien prendre la tête de l’Assemblée des Experts afin de perpétuer le « système » Khameneï. Des responsables pasdarans, bassij, et divers ultras se sont organisés avec lui pour cibler les différents lieux de pouvoir afin de tenter une déstabilisation de Rohani. Le but est de l’affaiblir suffisamment pour qu’un allié du président de l’exécutif ne puisse parvenir à contrôler la dite Assemblées. C’est bien là que se situe le terrain central des luttes pour le pouvoir, voire l’avenir du régime. Beaucoup dépendra de l’état de santé du Guide Suprême sur lequel circulent les supputations les plus variées et contradictoires. Notons la très inhabituelle mise en scène de la récente intervention chirurgicale de Khameneï avec un ballet très soigneusement réglé de la publicité médiatique de ses visites, avec une savante hiérarchie distinguant ceux qui ont été autorisés à rendre visite à l’illustre convalescent, ceux qui ont été autorisés à baiser le front de l’opéré (dont Rohani, Rafsandjani), ceux qui n’ont pu le faire, comme Ahmadinejad, et les interdits de visite comme l’ancien président Khatami. Les combinaisons en cours d’élaboration seront affectées par la perspective de durée de vie du convalescent. Le camp de Khameneï redoute fort qu’une victoire simultanée de Rohani et de ses alliés aux législatives et à l’Assemblée des Experts ne conduise à un changement profond des orientations du pays et, le cas échéant, à des mutations du régime lui-même : disparition, ou au moins atténuation du Velayat e-faqih (primauté du religieux comme norme et exercice du pouvoir par le religieux) au travers de la désignation d’un nouveau Guide favorable aux idées de l’actuel président et de Rafsandjani. On se souvient de ce que dans le passé ce dernier avait laissé filtrer une suggestion de remplacer le Guide unique par un triumvirat. Des dignitaires religieux se sont d’ailleurs exprimés encore récemment sur la nécessité de revoir le fonctionnement de l’Assemblée, à commencer par son recrutement. Au-delà de l’âge (souvent fort avancé) des clercs qui la composent, d’aucuns font remarquer que cette structure n’est gère « experte » et gagnerait à être renforcée de laïcs compétents pour éclairer le Guide face aux défis multiples que traverse le pays. On a également observé un intéressant débat entre le camp de Rohani et les conservateurs sur l’ampleur et la nature du contrôle de l’action du Guide par les Experts. Les alliés d’Ali Khameneï prétendant, à l’inverse du président qui plaide pour une surveillance effective des activités du Guide, que cette supervision ne doit s’exercer que sous l’angle de la conformité….religieuse. Derrière ces joutes se cache la lutte pour la maîtrise du pouvoir.

L’arme du président : sus aux corrompus

Rohani a néanmoins déclenché contre ses adversaires une riposte très habile, car incontestable, avec la bénédiction officielle d’Ali Khameneï. Il a lancé une « guerre » contre la fraude et la corruption, initialement contre les énormes détournements et prévarications des amis d’Ahmadinejad et de Mashaie. Un certain nombre de personnages ont été mis en prison. Avec le soutien fort de Larijani, Rohani a donc l’appui du Parlement conservateur sur ce dossier. L’argent commence à être progressivement récupéré. Rohani a vu que comme c’était incontestable et incontesté, il pourrait se servir de cet outil pour s’attaquer à ses adversaires - Pasdarans, ultras - pas seulement les alliés d’Ahmadinejad, grâce à cette campagne anti-fraude, anti-corruption. Il est en train de mettre en place un important dispositif à cet effet, avec des commissions ad hoc, des instructions de suivi dans une bonne partie de l’administration. Cette détermination se heurte toutefois à un sérieux obstacle : le pouvoir judiciaire n’étant pas sous le contrôle du président mais entre les mains du Guide, maintes affaires sont étouffées ou bloquées. Par exemple, l’identité de certains condamnés n’est pas révélée. Ces mises en cause commencent à affecter de nombreux et vastes intérêts chez les Gardiens et leurs alliés, au-delà de l’épuration de l’héritage d’Ahmadinejad. Bien plus significatif et politiquement redoutable, le Guide lui-même pourrait se voir concerné et gêné. Rohani a décidé de frapper un grand coup (au moins en termes de communication) en lançant un appel solennel, le 8 décembre 2014, lors d’une convention spéciale où il ordonne à tous les services publics de se mobiliser contre la corruption et les fraudes. Ali Larijani, qui assistait à la convention comme représentant du pouvoir législatif, en a approuvé l’orientation. En revanche, son frère Sadegh, qui dirige le pouvoir judiciaire, tout en ne la contestant pas, a fermement rappelé aux medias qu’ils doivent s’abstenir de se faire l’écho des affaires impliquant des corrompus. Mais un message hautement révélateur de Khameneï a été lu : une partie contenait des encouragements (protocolaires) à poursuivre l’action engagée, mais le thème principal est une vigoureuse saillie dénonçant que tout ceci n’a pas été très performant, et prétendant que la corruption ne pourra pas être éradiquée par des « conférences et des séminaires ». Cela signifie que la charge de Rohani est en train de se rapprocher du cœur du système.

Un autre volet de la lutte anti-fraude, discret mais tout aussi efficace, est la vaste réforme des procédures bancaires et du contrôle financier par la Banque Centrale des établissements financiers avec interdiction de se livrer à des activités contraires aux statuts. Via la réorganisation du système bancaire, le gouvernement est en train de se doter des moyens de reconquérir une part du contrôle des opérations financières du pays. En sus, Rohani a chargé des députés dans le cadre des discussions du budget 2015-2016 de proposer des mesures destinées à augmenter d’urgence les recettes de l’Etat mises à mal par la baisse des cours du pétrole. Le budget initialement construit autour d’un baril à $72 est en cours de révision. On parle d’un prix de référence de $40 le baril. Ceci ne rend que plus urgent d’augmenter et de diversifier les sources de revenus. L’augmentation de la part des recettes non pétrolières est un chantier engagé depuis longtemps ; les autorités se vantent depuis plusieurs années des succès engrangés en ce sens, mais les chiffres sont trompeurs car des produits comme les condensats, la pétrochimie, sont inclus dans la catégorie des exportations non-pétrolières (avec sans doute l’accord tacite de la communauté internationale). Un axe très important de l’assainissement de l’économie passe par l’accroissement des recettes fiscales : environ 43% d’entités ne payent pas d’impôt. Les services fiscaux, vivement incités à améliorer le rendement de l’impôt, affichent une augmentation de ses performances, notamment via l’informatisation accrue des outils de déclaration et de contrôle, mais beaucoup reste à faire. La preuve en a été administrée quand le gouvernement a voulu priver du versement de l’allocation générale la tranche de population représentant les plus riches (30% des contribuables). Distribuée à toute la population, initiée par Ahmadinejad pour atténuer la réduction des autres subventions, et par là « acheter » la paix sociale (et les électeurs), elle ruine le budget du pays. Or le prochain volet du plan gouvernemental de réduction de ces subventions suppose impérativement que l’Etat se dote d’outils d’identification de cette fraction représentant les plus riches. Ceux-ci, évidemment, luttent pied à pied pour conserver ces prestations. L’absence actuelle de moyens de ciblage des tranches de revenus explique au moins pour partie, que Rohani n’ait pas pu lancer cette phase critique de réduction des subventions, et qu’il devra envisager au cours du second semestre une augmentation impopulaire des prix du carburant, en attendant mieux.

Le président de la république a demandé au Parlement d’étudier la mise en place d’outils d’évaluation fiscale et de contrôle fiscaux, et des réformes portant à la fois sur l’assiette et le taux de l’impôt. On sait que la révision de la fiscalité, vieux serpent de mer, fait partie du programme de réformes structurelles de l’économie et se heurte pour des raisons multiples à une résistance acharnée. Les tentatives d’augmentation du taux de la TVA et d’élargissement de son assiette ont déjà fait l’objet d’âpres oppositions dans le passé, notamment au Bazar. Un sujet très sensible. Il se trouve qu’en procédant à l’examen de cette option, des députés ont voulu (ingénument ?) corriger une anomalie en votant le 3 décembre 2014 la décision d’assujettir à l’impôt certaines structures jusqu’alors exemptées, dont la célèbre et riche Fondation religieuse Astan Qods Razavi qui gère le mausolée de l’imam Reza à Mashad, ainsi que diverses entités contrôlées par les Pasdarans. Or, les parlementaires ont aussi désigné Setad, l’énorme conglomérat présidé par le Guide. Un signal politique ô combien audacieux. Des représentants de Setad ont immédiatement démenti l’allégation en prétendant qu’il est soumis à l’impôt. Il n’est pas du tout certain que les parlementaires iront jusqu’au bout de leur exercice, nous sommes peut-être en présence d’un ballon d’essai. Pour tenter de le neutraliser, les députés ultras ont ouvert un contre-feu en mettant en cause le gouvernement et le gouverneur de la Banque Centrale. Ils accusent celui-ci d’avoir puisé dans le Fonds National du Développement. La somme d’argent qui était en cause avait en réalisé été détournée par le principal fraudeur de la présidence précédente, qui est d’ailleurs en prison ; or, à l’occasion du rapatriement d’une partie des fonds récupérés, ses alliés du Majlis ont tenté cette salve qui n’a pas rencontré de succès, car bien mal ajustée.

La menace du référendum : qui parle au nom des Iraniens ?

Pour faire face aux hostilités des députés conservateurs qui ne cessent d’attaquer le gouvernement et le président sur nombre de sujets, Rohani a brandi une nouvelle arme lors de l’importante conférence sur l’économie qui s’est tenue le 4 janvier 2015. Il a évoqué la possibilité de recourir au référendum, prévue par la constitution, et jusqu’ici jamais appliquée. Mais cette faculté est soumise à l’approbation préalable des 2/3 des députés, condition difficile à remplir. Sans préciser la question posée, il a évoqué, en lien avec la situation économique rendue difficile par l’isolement de l’Iran, le dossier nucléaire dont la résolution contribuerait certainement à l’amélioration du sort du pays. Une façon de dire que si les conservateurs du Majlis empêchent le gouvernement de poursuivre le traitement de ces questions prioritaires (dont un accord avec les 5+1), il faudra en appeler au peuple souverain. Il a profité de l’occasion pour rappeler la menace de soumettre à l’impôt les entités (conservatrices, dont les Pasdarans) qui y échappent.

Nous sommes donc dans une situation d’extrême complexité, dans laquelle chacune des parties jauge l’autre.

Publié le 02/02/2015


Outre une carrière juridique de 30 ans dans l’industrie, Michel Makinsky est chercheur associé à l’Institut de Prospective et de Sécurité en Europe (IPSE), et à l’Institut d’Etudes de Géopolitique Appliquée (IEGA), collaborateur scientifique auprès de l’université de Liège (Belgique) et directeur général de la société AGEROMYS international (société de conseils sur l’Iran et le Moyen-Orient). Il conduit depuis plus de 20 ans des recherches sur l’Iran (politique, économie, stratégie) et sa région, après avoir étudié pendant 10 ans la stratégie soviétique. Il a publié de nombreux articles et études dans des revues françaises et étrangères. Il a dirigé deux ouvrages collectifs : « L’Iran et les Grands Acteurs Régionaux et Globaux », (L’Harmattan, 2012) et « L’Economie réelle de l’Iran » (L’Harmattan, 2014) et a rédigé des chapitres d’ouvrages collectifs sur l’Iran, la rente pétrolière, la politique française à l’égard de l’Iran, les entreprises et les sanctions. Membre du groupe d’experts sur le Moyen-Orient Gulf 2000 (Université de Columbia), il est consulté par les entreprises comme par les administrations françaises sur l’Iran et son environnement régional, les sanctions, les mécanismes d’échanges commerciaux et financiers avec l’Iran et sa région. Il intervient régulièrement dans les media écrits et audio visuels (L’Opinion, Le Figaro, la Tribune, France 24….).


 


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