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La chute de Bagdad en 1258 : entre l’événement historique et ses symboliques (1/2)

Par Anne Walpurger
Publié le 20/10/2014 • modifié le 27/01/2023 • Durée de lecture : 6 minutes

La région passe ensuite durablement sous une domination mongole et turque, dont la langue de gouvernement est le perse. 1258 marque en effet la chute non seulement de la capitale abbasside, mais par elle également de tout le califat qui depuis 762 avait établi le centre de son pouvoir à Bagdad. C’est donc une rupture géopolitique majeure, que Thierry Banquis souligne comme telle dans son article « Méditerranée arabe, Asie musulmane, où passe la frontière ? ». Cherchant à reconstituer la genèse d’espaces musulmans distincts, autour de la césure entre pays arabophones et non-arabophones, il écrit au sujet de la chute de Bagdad :
« 1258 avait marqué l’achèvement réussi du processus de séparation radicale entre deux conceptions de l’islam […]. Le centre de gravité de l’islam d’expression arabe revenait dans l’ancien Empire méditerranéen et les terres iraniennes ou turques de l’ancien Empire asiatique s’en détachaient définitivement. […] La vieille frontière entre Romains et Parthes ou entre Byzantins et Sassanides ressuscitait [1]. »

En effet, si en 1258 l’Iraq passe sous une domination mongole, l’Egypte devient le centre de l’espace musulman sunnite arabophone, établissant d’ailleurs un calife au Caire, bien que celui-ci n’ait qu’un pouvoir religieux. Thierry Banquis peint ainsi 1258 non seulement comme une césure chronologique, mais comme une coupure spatiale, séparant définitivement un espace musulman oriental et un méditerranéen.
La chute de Bagdad est ainsi un événement clé, intégré comme tel dans des interprétations à une échelle macro des mondes musulmans. Cela, au lieu d’aider à la compréhension de l’événement, peut cependant aussi la brouiller. Au-delà des circonstances mêmes de cette chute, il s’agit de démêler les différentes lectures qui en sont faites ; cela demande cependant de se pencher d’abord sur le déroulement de l’événement.

Le siège et la chute de Bagdad s’inscrivent dans l’histoire de l’expansion mongole : en effet, à partir de 1206, Gengis Khan constitue l’Empire mongol en un Etat fort, entreprenant de nombreuses conquêtes. Des raids sont menés dans les territoires abbassides, et les Mongols obtiennent des victoires régulières ; à partir de 1241, les Abbassides envoient même un tribut à l’Empire [2]. Cependant, en 1257, l’empereur Qan Möngke, petit-fils de Gengis Khan, décide d’établir un contrôle plus ferme sur toute la Mésopotamie, la Syrie, et l’Iran ; il envoie son frère Hulagu en expédition. Après une conquête victorieuse en Iran, Hulagu envoie des émissaires au calife Al-Musta’sim, demandant la reddition. Celui-ci refusant, les armées d’Hulagu s’approchent de Bagdad ; après plusieurs batailles victorieuses, ils établissent un siège le 29 janvier. Dès le 5 février, ils ouvrent une brèche dans les murs de défense de la ville, et le 10 février Bagdad capitule. A partir du 13, l’armée mongole entre dans la ville, entamant plusieurs jours de massacre, de destruction et de pillage. Le calife est tué, ainsi que ses fils, à l’exception du plus jeune qui est exilé en Mongolie. Hulagu établit ensuite de nouvelles autorités administratives et politiques, et fait reconstruire la ville.

Un élément particulier dans ce récit fait l’objet d’interprétations variées : il s’agit du refus, de la part du calife, de se rendre lorsqu’Hulagu le lui propose avant l’attaque. En effet, il semblerait que dans un premier temps, le calife ait pensé accepter cette proposition, avant de se laisser convaincre par son grand vizir, Ibn al-‘Alqami, de la rejeter. Différentes motivations ont été attribuées à ce refus de la reddition avancé par Ibn al-‘Alqami, de l’incompétence à la trahison [3]. New-York, Oxford University Press, 2001, p. 67.]], avec l’idée que le vizir Ibn al-‘Alqami, accompagné de l’astronome Nasir al-Din Tusi a eu l’occasion de trahir le calife lors d’une visite à des membres de l’entourage d’Hulegu. Cette possibilité d’une trahison du calife par le grand vizir est même devenue un débat historiographique à lui tout seul [4]. En effet, l’hypothèse de la trahison permet de déresponsabiliser le califat et de justifier la chute des Abbassides par un récit fataliste. Une telle lecture est soutenue notamment au cours du Moyen Âge par les pouvoirs musulmans méditerranéens [5] : les deux supposés traîtres étant chiites, cela sauvegarde l’idée d’une protection divine des Etats islamiques sunnites. A l’inverse, les sources chiites et mongoles rendent le calife seul responsable de sa chute, dans une logique de valorisation de la puissance mongole [6].

Si ce débat peut sembler très restreint, il rejoint néanmoins des enjeux beaucoup plus vastes. En effet, derrière cette question de la trahison, c’est toute la question de la cause de la chute du califat abbasside qui est posée. Or, celle-ci trouve des réponses très variées selon les auteurs et les approches. Ainsi, 1258 est alternativement, voire parfois même simultanément, présenté comme la fin de l’âge d’or qu’aurait représenté la période abbasside et l’aboutissement d’un long processus de déclin califal, entamé vers les IXème-Xème siècles. Ces deux idées, que l’on retrouve dans tous les résumés rapides de la période abbasside, portent ainsi en elles des contradictions qui se révèlent lorsqu’on les examine au prisme de la chute de Bagdad. Ainsi, si le califat abbasside est présenté comme un âge d’or, 1258 ne peut être qu’une mort inattendue, mettant fin brutalement à un régime ayant permis le développement d’une civilisation, d’une science et d’une culture brillantes. 1258 ne peut plus être lu que comme un événement fatal, mais inexpliqué, ou du moins n’ayant aucune cause interne. Au contraire, si l’on pense 1258 comme l’aboutissement d’un long processus de déclin entamé depuis le IXème siècle, on est incapable de comprendre en quoi il s’agit d’une rupture géopolitique majeure. Surtout, le déterminisme qu’implique une telle lecture empêche de saisir les causalités internes à l’événement lui-même, le rôle du moment historique donné dans la chute du califat, qui pourtant ne s’est pas produite un an plus tôt ni un an plus tard.

Plusieurs éléments apparaissent ainsi nécessaires pour sortir de ces lectures téléologiques. Tout d’abord, il faut distinguer la chronologie politique de la chronologie économico-culturelle. En effet, c’est avant tout à une prospérité économique et à une vitalité scientifique et artistique que fait référence la notion « d’âge d’or » en référence au califat abbasside. Or, cette richesse monétaire et culturelle ne disparaît pas brutalement avec la chute de Bagdad. En effet, les Mongols intègrent la culture de la population arabe qu’ils soumettent, reconduisant à leurs postes la plupart des responsables politiques, des scientifiques, des juristes [7]. Si les conditions de recherche scientifique et d’expression culturelle changent sous ce nouveau régime politique, la temporalité n’est pas la même que celle de l’histoire politique, car les savants, les artistes, ainsi que leurs savoirs et savoirs-faire ne disparaissent pas avec le siège de la ville et la mort du calife. Plus que la fin d’un âge d’or, c’est la recomposition des espaces d’expression culturelle qu’il faut donc penser.

Par ailleurs, il s’agit de prendre en compte la pluralité des systèmes de causalité en jeu dans un événement tel que celui-ci. Si le fonctionnement et la vitalité politique du califat sont en jeu, il ne faut pas négliger l’importance, pour la chute du califat, d’un élément qui est nouveau au XIIIème siècle : la puissance mongole. La forme centralisée du califat abbasside, ainsi, n’est pas à penser nécessairement comme la forme politique parfaite, qui se détériore ensuite progressivement jusqu’à sa disparition : si le pouvoir califal a été moins marqué à partir du IXème siècle, il est néanmoins resté assez important pour garder une signification pendant quatre siècles supplémentaires, et créer les conditions d’une prospérité économique et civilisationnelle. Il faut donc penser une pluralité de formes politiques viables, et ne pas réduire le califat abbasside à sa forme première, centralisée. Si l’éclatement du pouvoir dans le califat abbasside n’a pas permis à celui-ci de résister efficacement à l’agresseur mongol, il ne peut être rendu seul responsable de la mort d’un régime, qu’il s’agit de comprendre au sein de causalités multiples, entre faiblesse califales, puissance mongole, et contingences événementielles.

Si la chute de Bagdad marque la fin du califat abbasside, il paraît ainsi nécessaire de l’analyser d’abord comme un événement en soi, avec ses propres causalités. L’intégration dans des interprétations historiques à une échelle macro déforme nécessairement le moment historique, qui se comprend d’abord par lui-même. Néanmoins, ces déformations, quand elles sont le fait d’historiographies passées, peuvent nous apprendre beaucoup sur le vécu de la chute de Bagdad par les populations qu’elle met en jeu : ce sera le sujet de notre prochain article.

Lire la partie 2 : La chute de Bagdad entre historiographie arabe et mongole (2/2)

Notes :

Publié le 20/10/2014


Elève de l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, diplômée en master d’histoire à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, Anne Walpurger se passionne pour le Proche-Orient et s’occupe de la rubrique de l’agrégation et du Capes 2015 des Clés du Moyen-Orient.


 


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