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L’Empire sassanide et la conquête arabe

Par Tatiana Pignon
Publié le 11/01/2013 • modifié le 07/03/2018 • Durée de lecture : 7 minutes

Iran, Kermanshah, Taq—Bostan, Sassanide bas relief.

TIBOR BOGNAR / PHOTONONSTOP / AFP

De plus, l’Iran du VIIe siècle se caractérise également par une unité religieuse remarquable : alors que dans l’ensemble du Moyen-Orient, différentes confessions se côtoient – situation qui se prolongera sous la domination arabe – la Perse sassanide a depuis le IIIe siècle élevé le zoroastrisme au rang de religion d’État, largement intolérante et prétendant à l’universalisme. Dans ces conditions, l’apparition de l’islam apparaît comme beaucoup plus problématique que dans les autres régions conquises par les Arabes, où la nouvelle religion s’ajoute aux autres sans difficulté et où la domination musulmane se traduit surtout par des moyens fiscaux. Pour toutes ces raisons, le pouvoir arabe s’impose plus difficilement sur l’Empire sassanide qu’ailleurs et surtout, pose davantage de problèmes à la population. Dans ce moment-clé de l’histoire du Moyen-Orient, se joue l’avenir de la société iranienne, qui doit faire face à une reconfiguration progressive, mais fondamentale de ses modes de vie aussi bien que de ses référents culturels.

La Perse sassanide

Tirant leur nom d’un ancêtre mythique supposé descendre des Achéménides [1], Sassan, les Sassanides établissent leur domination sur la Perse en 224, lorsqu’Ardashir vainc définitivement le Parthe Artaban V. En 226, à Ctésiphon, il se fait couronner et prend le titre de Shananshah (« Roi des Rois ») que garderont ses successeurs ; quant aux territoires qu’il domine, et qui s’étendent des frontières de la Syrie à l’Afghanistan actuel, et du Caucase du Sud à la côte est de la péninsule arabique, ils sont rassemblés sous le nom d’Eranshahr, qui signifie « Empire iranien ». Son successeur Shapur Ier (240-272) prend même le titre de shahanshah eran ud aneran, c’est-à-dire « roi des Iraniens et des non-Iraniens », affirmant ainsi sa suzeraineté sur l’ensemble de la population présente sur ces territoires. Cette ambition impériale, qui s’inscrit dans une tradition déjà ancienne en Perse puisqu’elle remonte aux Achéménides, trouve une traduction concrète à travers la centralisation du pouvoir mise en place par les Sassanides. Si l’administration parthe est maintenue dans les premières années, les grandes familles avec lesquelles régnaient les Parthes sont peu à peu évincées pour laisser place à un système familial plus resserré : des membres de la lignée royale forment des dynasties locales, portant le titre de shah (« roi ») et régnant sous le contrôle de Ctésiphon. L’administration sassanide est également remarquablement organisée : outre le système hiérarchique de la haute société, divisée en quatre classes, les provinces sont nettement délimitées et elles-mêmes subdivisées en plus petites entités placées chacune sous le contrôle d’un fonctionnaire de l’État. Sur le plan économique, les Sassanides mettent en place une entreprise de valorisation du sol et développent largement l’agriculture, notamment grâce à des systèmes d’irrigation nouveaux ; ils contrôlent également la partie occidentale de la route de la soie et, à travers elle, mènent un commerce florissant avec les pays d’Europe et l’Empire byzantin. L’Empire sassanide lui-même exporte des produits manufacturés dont les soieries et les tapis sont les exemples les plus célèbres. Enfin, la centralisation impériale se fait également sentir de manière très forte dans le domaine religieux : à partir du IIIe siècle, en effet, le zoroastrisme [2] – religion majoritaire mais menacée par la concurrence du manichéisme, nouvellement apparu dans la région, ou du bouddhisme dans la partie orientale de l’Empire – est érigé au rang de religion d’État : le culte est dès lors institutionnalisé, et un grand nombre de textes théologiques sont produits durant l’époque sassanide. L’âpre combat mené par les empereurs successifs contre les autres religions a pu être perçu comme un retour à un nationalisme iranien soucieux d’affirmer sa spécificité. Sur le plan culturel toutefois, les Sassanides n’hésitent pas à intégrer des éléments provenant de cultures très diverses ; leur langue nationale elle-même est triple, puisque non seulement le pehlevi (moyen-persan) mais aussi le grec et le parthe sont parlés couramment par la grande majorité de la population.

La conquête arabe et ses conséquences

La conquête de la Perse sassanide par le premier califat arabe intervient à un moment où l’Empire iranien décline, déjà depuis un certain temps : après une reprise de la croissance aussi bien économique que territoriale au milieu du VIe siècle, à partir du règne de Khosro Ier (531-579), les guerres qui opposent de manière chronique l’Empire byzantin aux Sassanides reprennent au début du VIIe siècle et laissent chacun des deux empires exsangue. En Perse, cela se traduit notamment par un dérèglement du fonctionnement de l’administration étatique, du entre autres à la succession difficile de Khosrow II, assassiné en 628 : dix empereurs sassanides différents règnent alors sur l’Iran, en quatre ans seulement. Cette instabilité provoque également un morcellement du pays, les monarques successifs se montrant incapables de contrer les velléités indépendantistes des tribus arabes qui leur sont soumises aux frontières de l’Irak actuel, les Ghassanides et les Lakhmides. L’Empire sassanide, très nettement affaibli, résiste pourtant quelques années aux attaques arabes, dont les premières sont menées en 633 ; en 634, les Sassanides remportent une importante victoire à la bataille du Pont ; et ce n’est qu’après la victoire décisive remportée par les Arabes sur les Byzantins à la bataille de Yarmûk en 636 que le califat musulman, dirigé par ‘Umar ibn al-Khattâb, se tourne à nouveau vers la Perse. Après leur victoire à la bataille d’al-Qâdisiyya, la même année, les Arabes conquièrent la capitale Ctésiphon, puis envahissent le plateau iranien au début des années 640 ; la bataille de Nihavand en 642 écrase définitivement l’armée sassanide, que l’empereur Yazdgard III était parvenu à rassembler. Dès lors, l’ensemble du territoire de la Perse sassanide passe sous contrôle musulman, et la mort de Yazdgard III à Merv en 651 consacre définitivement cet état de fait.

Comme dans les autres territoires conquis, le califat musulman n’impose pas l’islam à la population iranienne ; toutefois, le statut du zoroastrisme – religion majoritaire en Iran – est contesté. En effet, si les « Gens du Livre », c’est-à-dire les chrétiens et les juifs, sont officiellement tolérés et même protégés par le pouvoir califal à travers l’institution de la dhimma, qui leur donne liberté de pratiquer leur religion à condition de se soumettre à un certain nombre de restrictions (portant notamment sur la fiscalité et sur l’habillement), la situation du zoroastrisme est plus ambiguë. Pour cette raison, des chefs de guerre arabes ont pu détruire les lieux de culte et interdire la pratique religieuse zoroastrienne dans les premiers temps de la domination musulmane. Si le zoroastrisme est finalement reconnu comme une religion du Livre, ces vexations ainsi que les restrictions imposées par les Arabes poussent une large partie de la population à se tourner vers l’islam – le système de la dhimma comprend en effet une fiscalité très importante, qui limite dans les faits la possibilité d’accéder ou de conserver la propriété de la terre. Ce mouvement est toutefois progressif : ce n’est qu’à la fin du Xe siècle que l’islam devient la première religion iranienne.

Iraniens et Arabes

En Perse, où une civilisation brillante est établie depuis plusieurs siècles, les conquérants arabes attachent une très grande importance au fait de conserver leur spécificité – démarche d’autant plus difficile que l’Empire islamique est encore en formation, et que la tentation de “récupérer” les systèmes déjà en place est donc très grande. Tirant une grande fierté de leur arabité – liée à la naissance de l’islam – les musulmans refusent de laisser place à une quelconque forme d’assimilation culturelle qui pourrait les en détourner. C’est ainsi que sont prohibés non seulement les mariages inter-ethniques, mais aussi la lecture ou la contemplation d’œuvres littéraires et artistiques iraniennes. Ce mouvement a son corrélat au sein de la population conquise, notamment dans la haute société iranienne urbanisée, qui a tendance à considérer les pratiques arabes comme archaïques et tire une grande fierté de la culture raffinée qui s’était développée sous les Sassanides. En raison de l’interdiction des mariages mixtes, Iraniens et Arabes demeurent tout au long de la domination des uns sur les autres deux peuples bien distincts : la Perse est ainsi la seule région islamique médiévale à ne pas adopter l’arabe comme langue nationale. Si la plupart des lettrés et des hommes politiques persans le parlent et l’écrivent parfaitement, la langue vernaculaire demeure le persan, à cette différence près que l’alphabet pehlavi est remplacé par un alphabet arabe modifié, et que de nombreux mots arabes – dans le domaine religieux surtout – sont incorporés à la langue ; mais la grammaire de base et le vocabulaire du moyen-persan demeurent, et sont les ancêtres directs du persan moderne. L’action des intellectuels, des écrivains et des poètes est sur ce point déterminante : c’est grâce à eux que le persan conserve ses lettres de noblesse, au lieu de se trouver cantonné au rôle de dialecte paysan. Cette volonté de préservation de la riche et ancienne culture iranienne prend la forme d’un mouvement à la fois intellectuel et politique, qu’on a appelé la Shu‘ubiya. En politique également, la spécificité iranienne est sans cesse mise en avant : à l’ère des sultanats, plusieurs clans arrivés successivement au pouvoir revendiqueront une certaine autonomie par rapport au pouvoir central abbasside, ce qu’ils obtiendront d’ailleurs bien souvent dans les faits. Il est enfin à noter que les califats arabes successifs ne luttent pas particulièrement contre cet état de fait ; leur premier souci, pendant la conquête, est surtout de ne pas se trouver eux-mêmes transformés par le contact avec une civilisation iranienne déjà solidement formée.

Si l’Empire sassanide n’a pas, en réalité, réagi face à la conquête arabe de manière particulière par rapport aux autres pouvoirs établis sur les territoires conquis par les musulmans, sa spécificité a en revanche largement influencé la manière dont le pouvoir arabe a pu s’établir sur la Perse, ainsi que les réactions de la population – notamment de la haute société qui prospérait sous les Sassanides. Il demeure tout au long du Moyen Âge – et jusqu’à la « renaissance » safavide du XVIe siècle – la référence de tous les pouvoirs proprement iraniens qui se succèdent ; loin de représenter un âge d’or ininterrompu sur le plan économique, il est toutefois considéré comme le temps de l’apogée de la civilisation iranienne, et c’est bien à cette spécificité culturelle ancrée depuis des siècles que l’Iran ne cesse de se raccrocher pour maintenir une forme d’unité nationale.

Bibliographie :
 J.A. Boyle (dir.), The Cambridge History of Iran, volume 2 : “The Seleucid, Parthian and Sasanian Periods” et volume 4 : “The Period from the Arab invasion to the Saljuqs”, Cambridge University Press, 1968, 762 pages.
 Bernard Lewis, Histoire du Moyen-Orient – 2000 ans d’histoire de la naissance du christianisme à nos jours, Paris, Albin Michel, 1997, 482 pages.
 Jean-Paul Roux, Histoire de l’Iran et des Iraniens – Des origines à nos jours, Paris, Fayard, 2006, 521 pages.

Publié le 11/01/2013


Tatiana Pignon est élève en double cursus, à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, ainsi qu’à l’Université de la Sorbonne en Histoire et en langue. Elle s’est spécialisée en l’histoire de l’islam médiéval.


 


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