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L’Empire ottoman, l’impossible neutralité

Par Tancrède Josseran
Publié le 07/08/2014 • modifié le 13/05/2021 • Durée de lecture : 19 minutes

Tancrède Josseran

La Première Guerre mondiale est le tombeau de l’Empire ottoman. Corrompus par l’or de Berlin, aveuglés par les promesses du Kaiser, pressés par la Wilhelmstrasse, ou tout simplement mues par une ambition vorace, les Jeunes-Turcs auraient précipité l’entrée de la Sublime Porte en guerre [1]. Les conséquences désastreuses du conflit, l’occupation du pays, la tentative de partition de l’Anatolie (traité de Sévres-1920), ont ancré l’idée que la Turquie aurait eu tout à gagner à rester hors des hostilités. Une telle politique aurait permis à l’Empire de se ranger auprès du vainqueur. Mais une telle attitude ne correspondait pas à la fougue d’Enver Pacha : elle paraissait à l’homme fort du Comité Union et Progrès, comme méprisable et indigne de lui. A cela s’ajoute la légende noire qui a longtemps obscurci la politique unioniste. Au tournant des années vingt, sur les décombres de l’Empire ottoman, Mustapha Kemal (1881-1938) s’attèle à la transformation radicale de son pays : institutions, coutumes, lois. C’est tout un peuple qui « change de peau » [2]. Kemal a compris que la Turquie ne pourrait tenir son rang au sein des nations occidentales, qu’à la condition express de ne plus être assimilée au camp des vaincus. Dès lors, toute filiation avec des hommes marqués à jamais du sceau infamant de la défaite est répudiée.

En réalité, le choix Unioniste obéit à des considérations rationnelles. Les Jeunes-Turcs ont endossé la seule décision qu’un Etat sous la menace d’une partition imminente, pouvait prendre. Conséquence de la débâcle des guerres balkaniques et de l’humiliation libyenne, la Porte est à l’orée du premier conflit mondial profondément isolée [3]. Alors que sonne l’hallali, la Russie est sans doute la plus limpide dans ses intentions. Le 8 février 1914, une conférence réunit à Saint-Pétersbourg Serguei Sazonoff (1860-1927), ministre des Affaires étrangères, le ministre de la Marine, le chef d’Etat-major général et Mikhaïl de Giers (1856-1932), ambassadeur à Constantinople. Les propos sont dépourvus d’ambiguïtés : « le ministre affirme que la Russie ne peut permettre à aucune puissance de s’affermir dans les Détroits ; elle peut par la suite être forcée de s’en emparer pour y établir un état des choses conforme à ses intérêts » [4].

La crise de juillet 1914 met fin à ce statu quo équivoque. Aux yeux des dirigeants unionistes, elle est une chance à saisir. L’adhésion à un système d’alliance permettrait de traiter d’égal à égal avec les grandes puissances, et du même coup de garantir l’intégrité territoriale du pays. Plus profondément, les Jeunes-Turcs veulent tirer de sa torpeur une nation assoupie sous le poids des siècles et des traditions. La guerre est la mère de tous les changements. Ordalie divine, elle seule est capable de faire surgir du néant un Etat moderne, compact et homogène.

L’Empire aux abois

Être ou disparaître

Au lendemain des Guerres Balkaniques (1912-1913), la Turquie est exsangue. Amputée de la partie européenne de l’Empire, la Porte ne conserve qu’une étroite bande de terre en Thrace autour d’Andrinople. Les pertes humaines sont énormes. Plus d’un million de réfugiés sont jetés sur les routes de l’exode. La perception de la catastrophe est d’autant plus forte que les trois leaders du triumvirat jeune-turc (Talaat, Enver, Cemal), sont originaires des Balkans. Les chefs militaires comme les dirigeants politiques sont convaincus que la Turquie est engagée dans une lutte à mort dont l’enjeu est sa survie. Dos au mur, ils ne restent plus aux Unionistes qu’une seule patrie, l’Anatolie à laquelle ils sont paradoxalement, pour nombres d’entre eux étrangers [5].

La débâcle territoriale alimente la volonté de revanche. Les Jeunes-Turcs croient aux vertus de la lutte. Lecteurs de Gustave Lebon et de Georges Sorel, le darwinisme-social leur offre l’outil du renouveau national. Un monde sans conflits est un monde stérile [6]. La guerre est bonne en soi car créatrice d’un ordre hiérarchisé, voué à inculquer aux masses les vertus de l’obéissance et du devoir accompli [7]. Certes, toute société nécessite une période de paix pour croitre et embellir, mais les guerres les régénèrent, les élèvent. La guerre seule fait surgir au grand jour les hommes doués, transforme les asservis en hommes libres, jette à bas les vieilles idoles. De même pointe l’idée qu’une guerre généralisée démasquerait la duplicité des populations chrétiennes. Cinquième colonne en puissance, les minoritaires sont soupçonnés de vouloir le moment venu, expulser une fois pour toute les Turcs d’Anatolie. La guerre est donc l’occasion d’homogénéiser les gouvernés et de refonder un Etat nouveau autour du noyau touranien originel [8].

Pas plus les bons-offices que le droit international n’offrent de garanties sérieuses. Produit d’un rapport de force, le droit personnifie l’hypocrisie des grandes puissances et le double standard qu’elles appliquent à l’Empire ottoman, au nom de la raison du plus fort. En 1908, sans coup férir, l’Autriche-Hongrie absorbe la Bosnie-Herzégovine qu’elle s’était pourtant engagée à administrer au nom de la Porte. En 1911, les Italiens annexent la Tripolitaine sans soulever la moindre protestation. En 1912-1913, les Européens ratifient la disparition de la Turquie européenne à l’occasion des Guerres Balkaniques. En dernier ressort, c’est donc par la guerre que l’Empire connaîtra sa rédemption ou disparaîtra. Un éditorial du journal Büyük duygu [La grande aspiration] du 29 mars 1913, illustre cette effervescence belliqueuse : « Ne nous faîtes pas perdre notre temps avec des mots comme droit, la seule chose qui compte, c’est la force. La loi d’airain de l’existence est que l’on écrase ou que l’on est écrasé. Le sort de ceux qui ignorent cette réalité est au cimetière. Le droit découle de la puissance, de même que la civilisation et le bonheur. La puissance est tout » [9].

Rompre l’isolement

Au début de l’année 1914, l’étau se resserre sur l’Empire ottoman. Il excite aux deux antipodes les appétits russes et britanniques. Au nord, Saint-Pétersbourg regarde les Détroits et Constantinople des yeux avides d’un désir séculaire. Le Bosphore et les Dardanelles demeurent le point fixe de la stratégie russe [10]. Catherine II les qualifiait déjà au XVIII eme siècle de « clefs de la maison ». Véritable cordon ombilical de la Russie des Romanov, c’est par eux que transite la production nationale. C’est-à-dire des céréales qui constituent l’essentiel des exportations (80%). Vitales pour une économie émergente, leurs ventes génèrent les capitaux indispensables à la croissance d’une industrie en plein décollage [11]. Le moindre incident a des répercussions catastrophiques. De fait, chaque conflit entraîne un blocage des détroits et désorganise l’économie russe. Sur la lancée de son ambitieux programme ferroviaire, Saint-Pétersbourg lance un grandiose projet d’armement naval. A terme, la flotte de la Mer Noire doit être capable de forcer les détroits. Optimiste, le ministre de la Marine, Grigorovitch, prédit que « le jour de la résolution de la question d’Orient approche. Elle aura lieu dans quelques années » [12].

Au sud, les Britanniques jalonnent la route des Indes de points d’appui. La politique invariable des Anglo-Saxons consiste à consolider les flancs du canal de Suez. Tout au long du XIX eme siècle, la Grande-Bretagne utilise le verrou ottoman afin de contrecarrer la descente de la Russie vers la Méditerranée et les mers chaudes. Cependant, l’annexion de Chypre (1878), l’occupation de l’Egypte (1882) viennent mettre un point final à cette relation spéciale. La signature de plusieurs traités avec les petites principautés du Golfe persique aggrave les suspicions turques. Quant aux autres pays, leur retenue est toute relative. L’Italie du rivage de Rhodes où elle s’est installée, lorgne en direction de l’Asie Mineure. La France, elle, sans pousser au partage, se prépare le moment venu à faire valoir ses droits en Cilicie et au Levant.

A l’intérieur, la situation n’est guère plus brillante. A travers le système des capitulations, la Turquie est dépossédée de pans entiers de son économie. Les chemins de fer, les revenus de la douane, de la poste, des compagnies des eaux, sont exploités par les pays européens et servent à rembourser les dettes contractées. Cercle vicieux, chaque nouvel emprunt n’est accordé qu’en échange de nouveaux gages ou monopoles. Conséquence de la faiblesse des barrières douanières, les importations submergent le pays et étouffent les velléités d’industrialisation autochtones. Incapable de se réformer, humilié sur le champ de bataille, perclus de dettes, dépouillé de ses provinces occidentales, les chances de survie de l’Empire apparaissent minces. En clair, résume Victor Bérard dans la livraison du 23 septembre 1913 de la Revue des Peuples d’Orient : « En septembre 1911, il y avait encore trois Turquie : d’Europe, d’Asie, d’Afrique. En septembre 1912, la Turquie d’Afrique s’était envolée, il n’en restait plus que deux ; il n’en restait plus qu’une, celle d’Asie, en septembre 1913 ; je crois qu’en septembre 1914, on parlera du temps où il y avait une fois une Turquie » [13].

Pour les Jeunes-Turcs, il est impératif de rompre l’isolement dans lequel est plongée la Turquie depuis la déroute balkanique. La restauration de l’outil militaire garant de l’indépendance nationale est la suite logique de cette politique. Naturellement l’Etat-major turc se tourne vers l’Allemagne. Des liens anciens existent. A la fin du XIX éme siècle sous les ordres de Colmar von der Glotz (1843-1916), une première mission militaire avait œuvré à Constantinople. Mais la délégation qui arrive à la fin 1913 est bien plus importante : son responsable, Liman von Sanders (1855-1929), jouit de larges pouvoirs. Il est responsable de la formation de l’ensemble de l’armée ottomane, y compris des officiers supérieurs. Plus grave aux yeux des Russes, le général allemand supervise la défense des Détroit. Toutefois, c’est une requête turque et non allemande. C’est également oublier que les Turcs, à la même époque, accueillent une mission navale britannique chargée de réorganiser la marine ottomane. En d’autres termes, l’alliance germano-turque n’existe pas avant juillet 1914. Les deux puissances s’équilibrent.

Il faut bien reconnaître qu’à la veille du conflit, l’Allemagne a perdu de sa superbe en Turquie [14]. Le parti pris du Kaiser en faveur de la Grèce au sujet de la délimitation de la frontière avec l’Albanie a suscité l’incompréhension. Le peu d’empressement du Reich à retenir son allié italien en Libye et le silence de Berlin durant les guerres balkaniques, ont refroidi les ardeurs des plus germanophiles.

Les Allemands sont en réalité très dubitatifs. Jusqu’aux guerres balkaniques, Berlin était favorable au maintien de l’intégrité de l’Empire ottoman. Mais le fiasco balkanique révèle au grand jour les faiblesses de l’armée ottomane. Dès lors, l’idée prend corps à Berlin que la dissolution de l’Empire est inéluctable, et que le moment venu, l’Allemagne aussi doit y prendre part. Le Kaiser déclare qu’il faut « avoir des objectifs clairs dans le cas d’une telle éventualité » [15]. Les Allemands guignent une zone d’influence du centre de l’Anatolie à la frontière perse. Surtout, ils vivent dans la hantise d’une réplique de la crise marocaine (1911). Comme l’écrit un diplomate allemand, « une Turquie sous protectorat serait pour nous l’équivalent d’un second Maroc » [16].

Partout, les couloirs des chancelleries bruissent de rumeurs et de plans de partitions. Par dessus tout, la Porte craint les ambitions russes. Début 1914, Saint-Pétersbourg propose de créer une grande région autonome arménienne. Les gouverneurs seraient nommés par Constantinople après approbation des grandes puissances. Les Russes cherchent à établir de proche en proche leur tutelle sur les Détroits, via l’utilisation des populations minoritaires. A la même époque, les Britanniques envisagent d’internationaliser Constantinople [17]. En fait, la question ottomane est la pierre angulaire du rapprochement russo-britannique. La Russie dispose d’un inépuisable réservoir humain, et c’est bien là ce qui terrifie les Allemands : une marée humaine submergeant leur limes orientales. Pour sa part, le Royaume-Uni bénéficie d’une marine de guerre sans égale, capable d’étrangler le commerce maritime de n’importe quel pays. Les deux puissances, en combinant leur potentiel, sont donc capables d’enserrer dans une cage d’acier les puissances centrales. Les deux pays arrivent à un compromis : Londres reconnaît les intérêts de la Russie en Méditerranée orientale, sans toutefois s’engager précisément sur l’avenir des Détroits. L’Angleterre transige sur les Balkans, mais en échange, la Russie jette sur la balance son colossal potentiel démographique [18]. Un conflit généralisé résoudrait la quadrature du cercle. Effectivement, si la Russie s’impose face à l’Allemagne, alors la question des Détroits se résoudrait d’elle-même dans le cadre d’un règlement de paix global. La duplicité des puissances de l’Entente éclate au grand jour lorsque les Turcs interceptent, à l’été 1914, un câble russe qui admet que « la neutralité ottomane devait être recherchée dans la mesure où elle permettait d’ouvrir les détroits sans coups férir » [19].

Isolés, les Jeunes-Turcs n’ont d’autre choix que de se mettre en quête du système d’alliance qui garantirait le meilleur soutien militaire, l’intégrité territoriale de l’Empire, et des perspectives de développement économique sérieuses.

Juillet-août 1914 : La grande opportunité

La main tendue vers les centraux

La révolution Jeune-turque a ravalé au rang de simples exécutants le Sultan et son Grand Vizir. La réalité du pouvoir est concentrée dans les mains du triumvirat unioniste. Au gré de leurs affinités personnelles, ils se répartissent les rôles auprès des grandes puissances. Au premier rang, Enver Pacha (1881-1922), ministre de la Guerre à trente-trois ans, est au fait de sa gloire. Pour toute une génération, il représente l’énergie et l’audace. Marié à l’une des nièces du Sultan, il caracole chaque matin jusqu’à son ministère en compagnie d’aides de camps chamarrés. Sur sa table de travail, figurent en bonne place les portraits de Bonaparte et de Fréderic II. Toujours en quête d’action, ses détracteurs, Kemal en tête, critiqueront sa témérité et sa propension à confondre rêves et réalité. Quoique germanophile assumé, il a été attaché militaire à Berlin, il garde en tête les intérêts turcs [20]. Enver, toute prestance, visage lisse et distingué, a pour second Talaat Pacha (1874-1921). A cet ancien employé des postes a échu la place de ministre de l’Intérieur. Géant à la carrure impressionnante, il dissimule sous des allures débonnaires une intelligence froide et raisonnée. Sa capacité à se couler dans les habits d’un ministre d’Etat, lui qui ignorait les règles de bienséance les plus élémentaires, suscite l’admiration de plus d’un diplomate. Comme son mentor Enver, il est favorable à une alliance avec les Centraux. Enfin, arrive Cemal Pacha (1872-1922). Du triumvirat, il est le moins remarquable, petit, râblé, les joues mangées d’une épaisse barbe. Son apparence calme et posée peut à l’occasion voler en éclat sous l’effet d’une brusque colère. Ministre de la Marine, ce francophile déclaré a l’oreille des chancelleries de l’Entente. Au même titre, elles peuvent compter sur les sympathies du ministre des finances, Cavit Bey (1875-1926) [21]. Certes, cette amitié comporte des arrières pensées financières. En juillet 1914, Cemal, en voyage en France, tentera plusieurs ouvertures à ce sujet, sans succès. Anecdote révélatrice, le 9 août, il se rend à bord des navires de la Marine Nationale qui ramenaient les membres de la colonie française et, dans un discours chaleureux, leur souhaita bon retour et gloire à leurs armes [22].

Le 28 juin 1914, lorsque le revolver de Princip claque sur les bords de la Milijacka, les dirigeants Turcs comprennent immédiatement le parti qu’ils peuvent tirer de la crise. Trois objectifs semblent à portée de main :
 Sortir de l’isolement prélude au démembrement dans lequel se morfond la Turquie depuis les Guerres Balkaniques.
 Traiter d’égal à égal avec les grandes puissances et sortir par la même occasion du rang de pays semi-colonisé.
 Faire miroiter à Berlin l’avantage d’une alliance bulgaro-turque sous les auspices de la Triplice, dans le contexte des tensions austro-serbes [23].
Les démarches ottomanes reçoivent l’appui de Vienne. La double monarchie a tout de suite saisi l’avantage d’un axe bulgaro-turc qui lui permettrait de prendre à revers la Serbie. Néanmoins, Le 14 juillet, le ministre des Affaires étrangères du Reich, Gottlieb von Jagow (1863-1935), rejette les avances turques. Les Ottomans n’ont pas les capacités militaires pour soutenir une guerre, même de courte durée. De plus, la Triplice n’est pas en mesure d’assurer la défense des frontières ottomanes. La Turquie est considérée comme un poids mort alors que les Allemands nourrissent déjà des doutes sur leurs alliés Austro-Hongrois et Italiens…Liman von Sanders alimente lui-même cette méfiance. Pour de simples questions de logistique, l’alliance est problématique. Tout d’abord la continuité géographique entre la Turquie et la Triplice n’existe pas. Ensuite, malgré tous les efforts accomplis, les lignes de communication au sein de l’Empire ottoman sont insuffisantes et discontinues. Du fait du relief les voies uniques à fortes rampes et à courbes prononcées entravent un service efficient. Point capital, le grand tunnel du Taurus, artère névralgique entre la Syrie-Mésopotamie et l’Anatolie, n’est pas terminé et ne sera achevé qu’en septembre 1918, alors que la Turquie est au bord de l’effondrement. Tous les transbordements entre les deux versants de l’Empire se font à dos de mule ou à charrette, ce qui génère une perte considérable de temps et d’énergie [24].

En dépit des objections allemandes, Enver Pacha revient à la charge et insiste sur le fait que sa position reflète celle de la majorité du Comité Union et Progrès. Lors d’une conversation avec l’ambassadeur d’Allemagne à Constantinople, Hans Freiherr von Wangenheim (1859-1915), Enver joue la carte du chantage et menace de se placer sous la protection de l’Entente, si la Wilhelmstrasse continue à ignorer ses appels. Ces propos sont rapportés au Kaiser sur lequel ils font une profonde impression. Guillaume II n’a jamais oublié l’accueil triomphal qu’il a reçu à Constantinople ou à Damas lors de ses visites successives. Il se veut le protecteur des 300 millions de musulmans du Maroc à l’Indonésie et donc de son chef spirituel, le Sultan Calife. Plus globalement, rejeter les offres turques équivaudrait a tirer un trait sur deux décennies d’investissements germaniques [25]. En raison de sa position géographique, l’Allemagne Wilhelmienne souffre du manque de débouchés pour une économie en passe de surpasser celle du Royaume-Uni. En investissant en Turquie, dans des projets d’infrastructures à grande échelle, Berlin désir consolider l’Empire et développer en Anatolie un front de colonisation exutoire à son dynamisme. Le chemin de fer est l’instrument de cette politique continentale ; il passe outre la domination britannique sur les flots. Projet phare, le Bagdad Bhan suscite de grands espoirs. Une ligne de chemin de fer relierait Constantinople au Hedjaz, et donc aux villes saintes de La Mecque et de Médine, elle renforcerait l’autorité spirituelle du Sultan Calife et maintiendrait les tribus arabes dans l’obéissance. En clair, le Bagdad Bhan et l’Islam sont la clef de la Welpolitik de Guillaume II [26]. Pour toutes ces raisons, le Kaiser demande au Chancelier Bethmann-Hollweg (1856-1921) de préparer un traité. L’accord secret signé le 2 août, s’articule autour de quatre points :
 L’Empire ottoman s’engage à déclarer la guerre à la Russie si les Russes attaquent l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie.
 La mission de Liman von Sanders est maintenue. En cas de conflit, elle est intégrée aux forces armées ottomanes.
 L’Allemagne s’engage à défendre l’intégrité de l’Empire ottoman.
 Le traité est limité à la durée de la crise Austro-serbe [27].
Ce dernier point est inacceptable pour les Turcs et démontre qu’il s’agit encore chez les Allemands d’une alliance conjoncturelle, alors que les Turcs recherchent une entente sur le long terme susceptible de garantir au mieux la sécurité de l’empire. Le traité est donc prorogé jusqu’en 1918.
Si les clauses sont favorables aux Ottomans, la nature globale du conflit leur échappe. Ils ignorent que le plan Schlieffen qui consiste à attaquer la France par un mouvement tournant passe à travers la Belgique et induit mécaniquement la belligérance britannique. Les Turcs croyaient à une guerre limitée entre l’Allemagne, l’Autriche-Hongrie et la Russie. Dans leurs esprits, l’Allemagne était sûre de l’emporter, et la Turquie de récolter à peu de frais des lauriers caucasiens et balkaniques [28].

L’épopée du Goeben et du Breslau

Pour faire face aux marines grecques et italiennes en Mer Egée, la Porte a commandé aux chantiers anglais deux cuirassés modernes de classes dreadnought. En juillet 1914, les deux bâtiments financés grâce à une souscription publique sont achevés ; des officiers sont envoyés en prendre livraison. Mais le Ier août, l’amirauté britannique réquisitionne les navires. Cette décision provoque une intense indignation. Les Allemands détournent la colère turque à leur profit. En effet, depuis le 2 août, les Jeunes-Turcs sont face à un dilemme. L’article deux du traité stipule que : « si la Russie intervient contre l’Autriche et crée le casus foederis pour l’Allemagne, ce casus foederis aura le même effet pour la Turquie ». Mais le 2 août, le casus foederis austro-allemand a déjà joué ! Les Turcs hésitent et jouent la montre. Le parti neutraliste, même en minorité, compte encore au sein du Comité Union et Progrès des membres influents. Cavit Bey, le ministre des Finances, est en voyage en France et poursuit des discussions. C’est à ce moment que deux croiseurs allemands, le Goeben et le Breslau, se présentent devant les détroits des Dardanelles et demandent l’autorisation de passer. George Kopp, télégraphiste à bord du Goeben, raconte ces instants d’intenses tensions : « Tous les hommes qui ne sont pas à leur postes de combat sont sur le pont. Tous regardent, anxieux, les hauteurs brunes qui bordent l’entrée. On aperçoit distinctement les forts de Koum-Kaleh sur la côte d’Asie et de Sel-ul-Bahr sur la côte d’Europe qui la surveillent. La brise du soir fait palpiter sur leurs murailles hargneuses le pavillon orné d’un croissant.

Immobilité pleine d’inquiétude, on dirait que chacun retient sa respiration. Avec une excitation croissante nous regardons la terre, on croirait percevoir dans le silence le pouls du temps qui bat, les minutes paraissent éternelles, nous guettons de tout nos yeux la venue du bateau pilote » [29].

Un bref retour en arrière s’impose. En Méditerranée, la présence de la Kaiserliche Marine s’était faite discrète. Cependant, fin 1912, en pleine guerre balkanique, la chute de Constantinople semble imminente. Les grandes puissances décidèrent de constituer une division internationale pour protéger leurs intérêts. Le contre-amiral Souchon prend le commandement des bâtiments allemands. La déclaration de guerre surprend les deux bateaux au large de l’Albanie. Les escadres françaises et britanniques prennent en chasse le Goeben et le Breslau. Après une course poursuite épique où les deux croiseurs arrivent devant les Détroits [30]. Acculés, les Jeunes-Turcs choisissent d’ouvrir les champs de mines. Pressés par l’escadre anglaise, les deux bâtiments auraient été anéantis. Fermer la porte aux Allemands aurait rendu caduc le traité d’alliance conclu quelques jours plutôt. Grâce à un habile tour de passe de passe les Turcs incorporent les deux bâtiments à leur marine. Ils sont la juste contrepartie des navires retenus au Royaume-Uni. Le Goeben et le Breslau sont rebaptisés Yavuz et Midilli. Une cargaison de fez rouges arrive à bord et les équipages se métamorphosent en marins ottomans…Le « don » germanique déclenche aussitôt une vague d’enthousiasme [31]. L’opinion publique verse en faveur de l’Allemagne. Le petit peuple humilié d’avoir vu les deux cuirassés pour lesquels il s’était saigné confisqué, chante les louanges d’un Guillaume II métamorphosé en Hadji Wilhelm.

Bien qu’officiellement neutre, l’Empire ottoman décrète la mobilisation générale. Malgré l’obligation d’honorer l’alliance, les dirigeants turcs restent dans l’expectative. Les Jeunes-turcs ont conscience de leur impréparation militaire et espèrent retarder leur entrée en guerre jusqu’au Printemps 1915 [32]. Mais certains signes ne trompent pas. L’accréditation est retirée à l’amiral anglais Lympus en charge de la modernisation de la flotte turque. Les interventions de l’Entente en faveur d’un maintien de la neutralité turque sont désordonnées et maladroites. Elles ne font qu’attiser les soupçons turcs. Le 17 août, Sir Edwar Grey (1862-1932) tente de tranquilliser l’ambassadeur de la Porte à Londres et déclare que si l’Empire ottoman se tenait coit, ses frontières serait ménagé : comme si la chose n’était pas naturelle à l’égard d’un pays neutre, et comme si le ministre britannique ignorait les vues russes sur les Détroits [33]. Signe révélateur, l’Entente refuse toute déclaration officielle garantissant l’intégrité territoriale de l’Empire, et encore moins de remettre en cause le régime des capitulations. Début septembre, Cemal Pacha dernier obstacle à la belligérance, bascule en faveur de l’alliance allemande [34]. Quelques jours plus tard, une liesse populaire accueille l’abrogation unilatérale du régime des capitulations. Finie l’humiliation, cinq siècle d’ingérences étrangères s’évaporent. Les juridictions spéciales sont abolies, les écoles étrangères, les recettes des douanes reviennent à l’Etat turc.

Or, la situation financière est catastrophique. La mobilisation générale consume les dernières ressources des caisses ottomanes. Seuls les Allemands semblent en mesure de fournir de nouveaux subsides. Mais ils exigent en échange une belligérance ouverte. Le 29 octobre, l’amiral Souchon, avec une escadre turque, bombarde le port russe d’Odessa. De toute façon, la Russie qui souhaitait ce conflit était satisfaite. Emportées avec elle, l’Angleterre et la France, déclaraient le 2 novembre la guerre à l’Empire ottoman.

En 1914, les élites ottomanes sont unanimes dans leur diagnostic. Le système international tel qu’il est conçu est voué à la perte de l’Empire. Les grandes puissances, la Russie en particulier, n’attendent que le moment propice pour fondre sur les Détroits. Tel est le sens du plan soumis à l’approbation du Tsar le 5 avril 1914 : « La situation actuelle pouvant conduire à une dislocation de la Turquie. Il faut qu’au moment où la crise éclatera, nous puissions résoudre la question des Détroits de la façon désirée par nous…Il est fort vraisemblable que nous ne résoudrons ce problème que pendant une guerre européenne…La possibilité de s’emparer des Détroits dépend d’une conjoncture favorable. La créer est le but de l’action des ministères des Affaires étrangères » [35]. Par conséquent, l’assassinat de François-Ferdinand est l’élément déclencheur qui va permettre une redéfinition de cet ordre, et sortir la Turquie de son isolement. La neutralité n’est pas une solution. Au contraire, les exemples belge et grec prouvent la désinvolture des grandes puissances à l’égard des pays de moindre envergure. La décision d’entrer en guerre aux côtés de l’Allemagne obéit donc à des motivations rationnelles [36]. Le traité du 2 août signé par Enver Pacha peut-même s’apparenter à un grand succès. En quelques jours, et contre l’avis des Allemands, la Porte est parvenue à arracher une alliance qui garantissait l’intégrité de l’Empire, la fin des capitulations, la promesse de regagner les territoires perdus. En un mot, de finir la guerre aux côtés de l’armée la plus puissante d’Europe, et d’un bloc d’Etat aux perspectives économiques florissantes.

Le salut de l’Empire passe par la guerre. Le 2 novembre 1914, alors que le vieux monde agonise, Cemal Pacha écrivait : « Quand je vois tout ce que la Russie a fait pendant des siècles pour notre destruction, et tout ce que la Grande-Bretagne a fait ces dernières années, je considère la crise actuelle comme une bénédiction. Il appartient à chacun d’entre nous de vivre debout ou bien de sortir glorieusement de l’histoire » [37].

Publié le 07/08/2014


Tancrède Josseran est diplômé en Histoire de Paris-IV Sorbonne et attaché de recherche à l’Institut de Stratégie Comparée (ISC).
Spécialiste de la Turquie, il est auteur de « La Nouvelle puissance turque…L’adieu à Mustapha Kemal », Paris, éd, Ellipses, 2010. Il a reçu pour cet ouvrage le prix Anteois du festival de géopolitique et de géoéconomie de Grenoble.


 


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