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Kemal : de Mustafa à Atatürk (1/2)

Par Allan Kaval
Publié le 13/12/2011 • modifié le 02/03/2018 • Durée de lecture : 7 minutes

Mustapha Kemal en 1923

THE ART ARCHIVE, AFP

Origine et formation

Mustafa Kemal est le fils d’un militaire devenu fonctionnaire puis marchand, né un jour de 1881 dans la Salonique ottomane. Comme lui, la ville changera de nom : après son passage sous souveraineté grecque, on l’appellera Thessalonique. Mais en cette fin de XIXe siècle, alors que l’Empire amorce son déclin, elle est encore cette ville cosmopolite typique de la Méditerranée orientale où se côtoient juifs et musulmans, Arméniens et Grecs. Issu d’une famille d’origine balkanique, Mustafa perd très tôt son père. Elevé par sa mère, il va à l’école primaire ou il reçoit le surnom de Kemal, poursuit sa scolarité à l’école militaire préparatoire de Salonique puis entre en 1895 au lycée militaire de Monastir. En 1899, il intègre l’école de guerre de Constantinople puis l’Académie de guerre où sa formation s’achève en 1905.

Depuis les Tanzimat, ce mouvement de réformes inspiré des progrès occidentaux, l’armée représente un vecteur de modernité. Sa rationalisation sous l’égide de conseillers prussiens est considérée comme une condition élémentaire de survie. Lieu de diffusion des idées nouvelles, l’armée inculque à toute une génération d’officiers une vision sacralisée de l’Etat et surtout la conscience d’appartenir à une élite « éclairée » à qui revient un rôle d’avant-garde, d’invention de nouveaux modèles tandis que l’ordre ancien se décompose et que le pouvoir du sultan Abdülhamid II sombre dans l’autoritarisme. C’est dans cette perspective que se développent, à la même époque, des sociétés secrètes révolutionnaires modernistes fondées par de jeunes officiers ottomans inspirés des diverses franc-maçonneries européennes comme « Patrie et Liberté ». Le capitaine Mustafa Kemal, affecté à Damas, rejoint « Patrie et Liberté » au sortir de l’Académie.

Sur tous les fronts d’un Empire en décomposition

En 1907, il retrouve les Balkans, une fois nommé à l’Etat-Major de Salonique. Il rejoint alors un groupe de jeunes officiers dont les profils sont comparables au sien dans le Comité Union et Progrès et participe à la Révolution Jeunes Turcs de 1908, qui restaure la monarchie constitutionnelle contre le pouvoir autocratique d’Abdülhamid II. Ses désaccords avec le chef du mouvement révolutionnaire Enver Pacha conduisent à son éloignement progressif du pouvoir. Cependant, à partir de 1910, Mustafa Kemal assiste en tant que militaire à la déliquescence ottomane, appelé à servir dans une Albanie en pleine insurrection.

L’Empire subit les ambitions coloniales tardives de nations récemment formées comme l’Italie, qui envahit la Libye en 1911. Kemal y est envoyé. Remportant la bataille de Tobrouk le 22 décembre 1911, il est nommé commandant militaire de Derna au printemps suivant. Malgré cette victoire ponctuelle, les Ottomans sont en position de faiblesse par rapport aux Italiens ce qui incite la ligue balkanique formée par la Serbie, la Grèce, le Monténégro et la Bulgarie à attaquer les derniers territoires européens de l’Empire.

Cependant, la guerre contre l’Italie évoluant vers la défaite et la perte de la Libye, Kemal est envoyé en octobre 1912 en Turquie d’Europe où il combat l’armée bulgare à Gallipoli et à Bulair. La guerre est une nouvelle défaite pour l’Empire mais la Bulgarie, considérant que la résolution du conflit lui est défavorable, se retourne contre ses anciens amis qui deviennent les alliés objectifs des Ottomans, désireux de profiter de ces nouveaux troubles pour récupérer une partie des territoires perdus. C’est la seconde guerre balkanique à laquelle Kemal participe, jouant un rôle important dans la reconquête des villes de Thrace, Edirne et Didymotique. Après la guerre, il est nommé attaché militaire à Sofia. A la veille de la Première Guerre mondiale, il est promu lieutenant-colonel.

La Grande Guerre

Initialement, Kemal est hostile à l’alliance avec les Empires centraux qui sera finalement l’œuvre d’Enver Pacha, alors ministre de la Guerre. L’implication de Mustafa Kemal dans la Grande guerre s’illustre pendant la bataille des Dardanelles (19 février 1915 – 9 janvier 1916) au sein de la Ve armée ottomane, placée sous le commandement du général allemand Liman Von Sanders. Son rôle dans cette défaite désastreuse pour les alliés accroit son prestige et sa renommée, d’autant plus que cette campagne avait pour enjeu la défense de Constantinople. Une fois la défaite actée, Kemal, devenu colonel, est envoyé dans le Caucase pour combattre les Russes. Promu Général de Brigade il doit contenir l’offensive massive de ces derniers en Anatolie orientale avec le soutien de la population arménienne. Il mène la contre-attaque au début du mois d’août, reprenant Bitlis et Mus pour les céder cependant à l’automne.

Refusant de prendre la tête d’une armée que Constantinople projette de former dans le Hedjaz, Kemal rejoint en juillet 1917 le front syrien au sein de la VIIe armée ottomane. Ses désaccords avec le commandement allemand du général Falkenhayn le conduisent à présenter sa démission, qui est refusée. Il regagne ensuite la capitale puis accompagne le prince Vahideddin lors de son voyage en Allemagne. Lorsque que ce dernier monte sur le trône le 3 juillet 1918, devenant ainsi Mehmet VI, il rappelle Kemal au commandement de la VIIe armée. Kemal en organise le repli depuis la Palestine jusqu’à Alep. C’est là qu’il prend connaissance des clauses de l’armistice de Moudros signé avec les alliés. Son objectif est alors la promotion d’un nationalisme turc qu’il pourrait opposer à la politique des puissances alliées prévoyant le dépeçage de l’Anatolie. Le contenu idéologique de ce nationalisme est par ailleurs conforme à la formation moderniste de Kemal. En désaccord sur ce point avec le sultan Mehmed VI et les dirigeants de l’Etat ottoman, il se tourne vers l’Anatolie qui lui paraît fournir un terrain propice à ce qu’il imagine comme une régénérescence nationale.

Le début du combat nationaliste

Depuis que s’est amorcé à la fin du XVIIIe siècle le reflux des Ottomans face aux puissances européennes, l’Anatolie apparaît comme l’ultime bastion d’un Empire qui tend à s’islamiser et où se développe l’idée d’une nation « turque » - essentiellement identifiée à l’appartenance musulmane sunnite - et dont cette région serait le « berceau ». Liée à la diffusion des idées nationalistes venues d’Europe, cette conception qui se développe en réaction à la décomposition du système pluraliste ottoman se heurte à la réalité d’une région extrêmement diverse. La population musulmane n’y est pas homogène sur le plan linguistique ou culturel et elle est mêlée à des populations chrétiennes dont les origines remontent à une période antérieure à celle de la conquête islamique.

En novembre 1918, Kemal est nommé inspecteur de la IXe armée à Erzurum en Anatolie orientale. En plus d’Erzurum, les provinces de Sivas, Trébizonde, Van et Samsun sont placées sous son commandement. Il y jouit des pleins pouvoirs civils et militaires. Ces territoires lui servent de base à l’affirmation d’une autorité concurrente de celle de Constantinople qui a placé officiellement l’Anatolie sous la protection des puissances alliées le 26 mai 1919.

La rupture est consommée entre Kemal et ce qui reste du pouvoir central lorsque le 3 juin, il lance une circulaire proclamant son opposition aux décisions prises par la capitale et énonçant ses vues nationalistes. Convoqué à Constantinople, il refuse de s’y rendre et est relevé de ses fonctions. Au milieu de l’été 1919, Kemal convoque un congrès à Erzurum. Y sont évoqués des principes tels que l’indivisibilité, l’intégrité et l’indépendance de la Turquie et y est développé un discours préparant le républicanisme à venir. L’établissement d’une autorité concurrente à celle des derniers Ottomans est alors évident. La Porte est considérée comme inapte à défendre « l’indépendance nationale ». Début septembre, le congrès de Sivas confirme ces orientations. Il débouche sur la création d’un comité représentatif dont Kemal prend la tête et qui est censé être le seul représentant légitime de la « nation turque ».

La rupture avec Constantinople est consommée une fois la ville occupée par les troupes alliées mais les idées nationalistes se diffusent dans toute l’Anatolie et jusqu’à la capitale. Kemal convoque à Ankara, ville du centre de l’Anatolie, une Assemblée nationale qui attire des partisans mais également des députés du Parlement ottoman. Le 23 avril 1920, elle élit Mustafa Kemal à la présidence du Conseil des ministres qui forme un gouvernement le 3 mai 1920. Cette autorité concurrente combat les troupes restées fidèles au sultan en même temps que les puissances alliées. Elle enregistre certains succès dont un armistice signé avec la France le 30 mai et étend son autorité dans les provinces orientales.

La lutte pour l’indépendance

Avec Kemal à leur tête, les nationalistes turcs font face à l’armée d’occupation grecque qui attaque dès le mois de juin l’Asie mineure et étend sa domination à la Thrace et à l’ensemble de sa partie occidentale. L’offensive se poursuit jusqu’en janvier 1921, date à laquelle elle est brisée à Inonü, tandis que les nationalistes avancent à l’Est et entrent en négociation avec les alliés et les Ottomans. Les négociations n’aboutissent pas et au printemps, l’offensive grecque reprend. Elle est contenue est repoussée par Mustafa Kemal, nommé généralissime avec les pleins pouvoirs pour trois mois, à l’été. Suite à cette victoire et à cette montée en puissance, le gouvernement nationaliste fait un premier pas en direction d’une reconnaissance internationale avec la signature, le 20 octobre 1921, d’un accord avec la France. Celle-ci abandonne à Kemal la grande majorité des territoires occupés dans le Sud-Est de l’Anatolie. Jusqu’à l’automne 1922, Kemal dont les pleins pouvoirs sont systématiquement prorogés, gagne en envergure internationale grâce à ses succès militaires. Les Grecs sont définitivement battus à la fin du mois d’août 1922 et Smyrne tombe le 9 septembre.

Obtenant par la force la reconnaissance des alliés, Kemal sera bientôt leur interlocuteur. Sa montée en puissance aboutira à la révision du traité de Sèvre, à l’abolition du sultanat et du califat puis à la construction de la République turque. L’on ne parlera plus alors de Mustafa Kemal mais de Kemal Atatürk.

Lire la partie 2 : Kemal. Deuxième partie : de Kemal Pacha à Kemal Atatürk

Bibliographie :
 Hamit Bozarslan, Histoire de la Turquie contemporaine, Paris, La Découverte, 2003.
 Robert Mantran, « Atatürk Mustafa Kemal (1881-1938) », Encyclopaedia Universalis.

Publié le 13/12/2011


Journaliste, Allan Kaval travaille sur les politiques intérieures et extérieures de la Turquie et de l’Iran ainsi que sur l’histoire du nationalisme et des identités minoritaires au Moyen-Orient.


 


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