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Jocelyne Dakhlia, Le divan des rois. Le politique et le religieux dans l’islam

Par Anne Walpurger
Publié le 22/07/2014 • modifié le 03/05/2020 • Durée de lecture : 14 minutes

Car un fait récurrent de son œuvre semble être sa volonté d’aller contre les idées reçues. Le présent ouvrage en est un excellent témoin, tant Jocelyne Dakhlia remet en question la vision réductrice du politique et du religieux dans l’Islam, montrant au contraire la grande diversité de leur relation dans l’histoire, et la multiplicité des formes qu’ont pu prendre débats et conflits entre souverains et sujets.

Cette volonté trouve peut-être sa source dans le contexte géopolitique et idéologique de la fin du XXe siècle : que ce soit la délicate rupture de la France avec son passé colonial dans les pays du Maghreb, la première guerre du Golfe en 1991, l’avènement de la République islamique d’Iran suite à la révolution de 1979, ou, dans un cadre plus idéologique, la promesse d’un « choc des civilisations » (Samuel Huntington) au sein duquel figurerait une civilisation proprement islamique… tout semblerait participer d’une psychose générale autour de l’Islam. Dans la conclusion de l’ouvrage, l’auteure elle-même évoque ce « climat de tension idéologique » (p. 319) comme un contexte vraisemblablement inhérent à la rédaction de son livre, un contexte qui, d’ailleurs, fait de cette réflexion sur l’Islam une nécessité « salutaire » (p. 219). Face à ce discours récurrent de l’affrontement des cultures, J. Dakhlia tend ainsi à dénoncer la tentation de réduire l’Islam à la religion, qui contribue à produire une vision monolithique du monde islamique.

Plus particulièrement, à travers Le Divan des rois, elle récuse les interprétations culturalistes selon lesquelles l’islam instaurerait nécessairement une confusion entre politique et religieux : car selon ce préjugé, le politique et le religieux n’étant pas séparés, les sociétés musulmanes sont incapables de construire un « Etat » et de régler civilement les affaires du pouvoir, du fait d’une clôture culturelle. Cette vulgate, à l’encontre de laquelle Le divan des rois se situe, peut être notée dans les travaux sur « l’islam politique » des années 1980, comme Le Prophète et le Pharaon (Gilles Kepel, Paris, Seuil, 1984), Les deux Etats (Bertrand Badie, Paris, Fayard, 1985), ou encore L’Islamisme au Maghreb (François Burgat, Paris, Khartala, 1988) : d’après ces ouvrages, la religion semble être au fondement de toutes les actions des musulmans. L’islam comme religion théocratique, la perception commune d’une religion qui ne laisse aucune autonomie au politique, marquant l’inaptitude à toute forme de laïcité, empêchant la moindre stabilité de tout régime politique, et forçant la subordination au religieux, « l’idée reçue d’un islam inscrit dans une temporalité de la révélation, close et irréductible à toute autre » (p. 31)… voici ce que J. Dakhlia s’attache à déconstruire, en faisant montre d’un héritage pourtant politique de l’Islam, et qui ne doit rien à la théologie.

Y a-t-il, à cet égard, un parti pris dans le choix des sources ? Sans doute, car l’historienne délaisse ici les sources théologiques, pour restituer une « culture sultanienne » : à travers les « lieux communs » (« topoï du bon et du mauvais gouvernement », p. 12), contenus dans les traditions populaires, contes, chroniques, témoignages, et les traités sur l’art de gouverner (le genre littéraire des Miroirs des princes par exemple, qui renvoient l’image du prince parfait), un corpus alliant donc tant littérature de cours que littérature de rue, s’exprime une vision laïque du pouvoir. A travers ces sources, J. Dakhlia accepte une contrainte : « la narration de la réalité et de la pratique monarchiques semble dès lors à la fois indissociable et prisonnière d’un lourd appareil de stéréotypes et de clichés. » Son ouvrage mêle dès lors cette restitution de l’histoire politique des pays d’Islam à une histoire des représentations et de la pensée du pouvoir par les auteurs des sources qu’elle utilise.

Il s’agit donc dans ce livre d’aller contre « l’idée d’une forme de théocratie structurelle en Islam, d’une indissociation par nature du religieux et du politique » (p. 11), pour mettre à jour, au contraire, « des modalités a-théologiques du lien politique, des modèles monarchiques dotés d’une forme d’autonomie à l’égard du fait religieux » (p. 12).
A partir de là, l’ouvrage s’articule en trois parties, reflets de trois thèmes : dans la première partie, « Les sultans et le siècle », J. Dakhlia s’intéresse à « la construction des rapports politiques au temps » (p. 27), donc au pouvoir simplement temporel des sultans ; dans la deuxième partie, « Les sultans et la ruine », elle évoque le rapport de l’Islam à la ruine, lieu commun politique qui donne à voir les modalités de transmission ou, au contraire, de rejet des héritages royaux, et de la porosité qu’il peut exister, ou non, entre les différents règnes ; la troisième et dernière partie, « Sultans et sujets », interroge la pratique politique, et le lien contractuel, et éventuellement conflictuel, qui unit prince et sujets.

Première partie

La première partie offre tout d’abord une image positive des souverains, réfutant l’idée d’un rejet de la royauté qui aurait marqué le déclin du califat. En effet, si l’historiographie a observé, à l’instar des encyclopédistes de l’Islam (M. Plessner ou D. Ayalon par exemple), un rejet du mot « malik » (roi), terme abhorré et aboli dans un gouvernement musulman parce qu’il réfère soit à l’antéislam soit à l’altérité non-islamique, J. Dakhlia note que le « temps des rois » témoigne surtout d’un faible intérêt au sein des recherches consacrées à l’Islam : le courant de sagesse a-théologique reste pensé comme minoritaire ; pourtant, « ce postulat de marginalité ou d’élitisme mérite cependant d’être remis en question pour envisager une sécularité de la royauté, ou du pouvoir monarchique, comme un cadre de pensée beaucoup plus ordinaire et commun que n’y incite la tradition historiographique. » (p. 36). D’autant plus que, comme elle le montre, il n’y a aucune exceptionnalité du titre royal de « malik », prouvant par la même une compatibilité de la notion avec l’Islam. Ainsi, dépassant le rejet de la royauté temporelle, le dénigrement de la Jâhiliyya (cette ère antéislamique de l’ignorance car précédant la révélation), la première partie met en évidence l’affirmation d’une vision positive des rois : les califes eux-mêmes « n’apparaissent dans ce cadre que comme des souverains parmi d’autres, englobés dans une catégorie générique de la royauté » (p. 35) ; de même, la figure de Pharaon, figure a-théologique de la monarchie, se voit reconnaître une forme de vertu politique, dont le règne est défini dans les termes « d’une pure rationalité morale et politique » (p. 40). La référence proprement islamique n’est donc pas nécessaire au bon gouvernement, tant que celui-ci est dirigé par une sagesse et une morale politique qui tend à l’universalité ; c’est à cet égard que l’auteure rappelle l’adage « l’équité d’un souverain infidèle est préférable à l’injustice sous le règne d’un musulman » (p. 41). De plus, citant l’exemple d’al-Mâwardî, elle met en évidence la prégnance de la référence antéislamique jusque chez les lettrés, montrant que la fermeture supposée des oulémas à la culture sultanienne est illusoire : se référant aux Statuts gouvernementaux d’al-Mâwardî, elle démontre ainsi qu’une réflexion sur le califat n’exclut pas « l’invocation d’une rationalité a-islamique » (p. 50), puisqu’al-Mâwardî expose davantage des thèses « rationnelles » que les thèses « canoniques » en vertu desquelles l’imam qui exerce le califat doit être investi.
Mais J. Dakhlia note la faible conscience du fait que les sociétés ont bel et bien perpétué une tradition sécularisée du politique a-islamique : tout d’abord, l’occidentalisation et le comparatisme à l’histoire européenne tendent à donner une grille d’interprétation pourtant erronée, cachant dès lors le caractère véritablement autochtone de la culture politique arabe. De plus, cette culture est vue comme une culture de cour, d’élite. Pourtant, rappelle J. Dakhlia, des débats nationaux, aujourd’hui occultés, ont existé : Les Mille et Une Nuits, source sur laquelle l’auteure s’attarde durant de nombreuses pages, montre ainsi la royauté comme faisant partie intégrante du cadre narratif, et dont les modes de transmissions se font, certes, notamment dans les cénacles de l’élite, mais aussi sur la place publique où elle est vulgarisée. Il n’y a donc pas de moindre légitimité de l’éthique des rois par rapport à la théorie califale : ce préjugé n’est dû qu’aux statuts des textes et des genres qui nous sont parvenus, statuts qui sont inégaux (pp. 76-77). La royauté demeure donc perçue comme une déviance ne méritant que l’échec : le prestige de la pensée sultanienne est assez faible, et ses deux foyers d’emprunt (Grèce et Orient sassanide) sont vus comme abâtardis, manifestant un déclin culturel et une dégénérescence de l’idéal califal. Ainsi, la royauté est une figuration du déclin, comme tend à le montrer le poncif d’une transition régressive du califat au sultanat. Mais J. Dakhlia insiste sur le fait que c’est là un cadre purement interprétatif, et que d’autres cadres sont valides. En effet, « le schème historique du déclin entretient un rapport fortement tributaire de la théologie politique » (p. 95) : dès le début du déclin, il y a eu, rappelle-t-elle, une invocation du modèle théologique de l’épuisement de la vertu. Elle fait notamment référence à Ibn Khaldûn qui exprime ainsi ce processus de corruption parallèle au passage à une monarchie plus exclusivement politique, succédant à une période bénie d’ascétisme. De ce contexte théologique, conclue-t-elle, résulterait donc la tradition historiographique selon laquelle l’autonomisation du politique et du religieux mènerait à l’échec et au déclin, alors même qu’en Occident, la séparation de l’Eglise et de l’Etat serait synonyme de progrès. Mais contre cette tradition historiographique, J. Dakhlia rappelle un leitmotiv de la mythologie politique, qui illustrerait des formulations universalistes du politique dans l’islam : le « divan des rois », sorte de conseil des rois, associés entre eux : cette métaphore d’une communauté de pairs, islamiques antéislamiques ou a-islamiques (César, l’empereur de Chine, le roi de l’Inde, le roi de Perse Anûshirvân…), marquerait au contraire la présence d’une sagesse politique, d’une équité et d’une justice universelle ; il n’y a pas, avec ce thème, d’évocation d’une quelconque supériorité qui s’exprimerait en termes religieux.

Deuxième partie

La deuxième partie enchaîne sur cette idée de réunion, de solidarité entre les rois, par-delà la croyance et la révélation. C’est notamment à cet égard que Jocelyne Dakhlia se penche sur les miroirs des princes où l’on voit comment les souverains musulmans se calquent souvent sur des prédécesseurs des l’antéislam, tels qu’Alexandre ou Chosroês. Ainsi, dans le divan des rois, Anûshirvân et Alexandre sont mis sur le même pied d’égalité que les rois musulmans. Un empire non musulman peut en effet prospérer si la justice y règne : « Un seul jour de justice d’un sultan équitable vaut mieux que soixante années de piété » (p. 121). Il y a donc là une intemporalité de la justice, et une forme de séparation du politique et du religieux, qui aboutit sur une négation de l’histoire, un arrêt du temps, et une invocation intemporelle de la justice qui clôt chaque règne, bon ou mauvais, sur lui-même. Le temps est alors vu comme cyclique, et se double d’une perception de la fugacité du pouvoir, de sa vanité face à l’éternité de la royauté divine. De tels lieux communs, abondamment étudiés par J. Dakhlia, mettent en évidence une vision du pouvoir comme instable. Reprenant la vision cyclique d’Ibn Khaldûn, selon laquelle la relation entre les dynasties serait intransitive, et où la succession politique se réduirait à une suite de noms, J. Dakhlia montre ainsi comment une représentation et une réflexion politique s’est focalisée autour du problème de la rotation des dynasties au pouvoir, et autour de la dynamique propre d’un Etat qui s’autogénère. Une dynamique qui s’inscrit donc contre l’idée reçue d’un accaparement du bien public par les gouvernants : le chapitre V témoigne en effet de l’impossibilité des souverains musulmans à accumuler et à transmettre. La thématique des ruines est en effet ici centrale, en ce qu’elle montre une succession des édifices sultaniens et des capitales, et de l’incapacité à transmettre un héritage, ou pour les successeurs du souverain, à atteindre un ancien palais. Tout règne apparaît donc, à travers ces lieux communs, comme apparaissant ex nihilo et devant repartir de rien : la dimension du politique est donc bien cyclique dans une telle vision. J. Dakhlia analyse par exemple cette relation entre le règne et la ruine en reprenant la rime poétique incessante dans la littérature arabe entre qusûr (palais) et qubûr (tombeau) ; cette poésie de la conscience de la mort et de la chute est d’ailleurs « l’expression d’une mise en garde adressée aux monarque par leur entourage » (p. 177). Or, « les sultans de l’Islam invoqueraient délibérément un pouvoir de l’instant, usant, auprès de leurs sujets, de cette idée consensuelle que le pouvoir ne se vit qu’au présent » (p. 177) : il y a bien là la manifestation d’une rupture, affirmée par les souverains eux-mêmes, entre le pouvoir temporel et le pouvoir divin. Comme elle le dit à la fin du chapitre V, c’est la gloire du présent qui est recherchée dans le bâti, et non un défi à la mort : la conception du pouvoir est dès lors celle d’un pouvoir édifié dans l’instant, défait, puis refondé. Et c’est cette idée que reprend le chapitre VI, où est longuement discuté le mythe de la ville d’airain, qui traverse différents genres de la littérature, et qui emblématise ce problème d’une impossible retransmission. Cette ville d’airain, lieu à la fois « situé et impossible à localiser » (p. 204), fait écho à une forme de tension ou d’ambiguïté portant sur la nature même du pouvoir souverain ; une tension entre deux idéaux qui se trouve représentée par le personnage de Salomon : « la royauté de Salomon renvoie aussi bien au modèle du trône de majesté, au palais d’airain, opaque et muré, qu’au palais de verre, dans une parfaite transparence du pouvoir et dans une disponibilité quasi permanente du prince envers ses sujets » (p. 222). La relation au pouvoir et au temps de la royauté reste donc encore très floue, oscillant entre ouverture et clôture.

Troisième partie

Ainsi J. Dakhlia continue-t-elle dans la dernière partie sa réflexion sur le politique en interrogeant le rapport entre royauté et sujets : quelle pratique se met donc en place pour pallier le « déficit intrinsèque de légitimité des souverains islamiques par rapport à l’idéal califal » (p. 227) ? La sacralité religieuse est-elle l’instrument de légitimation du pouvoir politique ? Se concentrant presque uniquement dans cette dernière partie (contrairement aux autres) sur le cas du Maghreb (ce qui était le but premier de J. Dakhlia), l’auteure insiste immédiatement sur le fait que la légitimité n’est pas forcément une qualité intrinsèque d’un gouvernement : au contraire, il y a des débats, des affrontements. L’enjeu est alors de savoir quel type de gouvernement les sultans mettent en place, avec la question de la mise en scène d’un débat, de sa dissimulation ou au contraire de sa publicité. Elle met l’accent sur le caractère non sacralisé du souverain au Maghreb (éventuellement au contraire de l’Orient musulman), et la volonté du prince de se fondre dans la masse de ses sujets ; ainsi, « les traditions privilégient dans le temps long, des formes très fortement paritaires et égalitaires de la présence du souverain parmi ses sujets, indissociables d’une exigence de visibilité » (p. 231). Et même s’il est parfois, suivant le modèle plus oriental du pouvoir, dissimulé, caché, le souverain n’en est pas moins omniscient, étant à la tête d’un puissant réseau d’espions (J. Dakhlia évoque l’exemple de Mûlay Ismail, p. 240) ; et le fait que le voile ou rideau d’audience (« sitr » ou « hijab ») n’ait pas réussi à s’imposer, et soit même proscrit au Maghreb, est utilisé par J. Dakhlia pour étayer cette ouverture du prince à ses sujets. Ainsi, la sacralité n’est jamais assumée ou revendiquée par les acteurs, mais même toujours attribuée à des antagonistes (J. Dakhlia prend ainsi l’exemple de sunnites et de shiites qui se critiquent réciproquement sur ce point, p. 249). Si mise en scène d’une sacralité il y a, elle n’est jamais que symbolique ; l’exemple de l’emblème du parasol le montre bien (p. 250) : en effet, en cas de crise politique, la coutume est de présenter l’héritier du trône à la foule sous un parasol ; entre autres interprétations, le parasol peut être vu comme « une nuée apparaissant au-dessus de la tête du commandeur des Croyants, elle donne à son diadème un épais ombrage. » (p. 251, citation du poète Mohammed b. Hâni al-Andalosi) ; pour J. Dakhlia, « ce motif de la nuée couvrant la tête d’un homme d’exception réfère directement au modèle de Muhammad » (p. 251) ; mais plutôt qu’une reconnaissance du prince régnant sur la dynastie, l’auteure affirme qu’il y a là une reconnaissance des lieux où se joue le pouvoir, et des modes symboliques et réalistes sur lesquels ce pouvoir se construit. Le recours à la sacralité et au motif religieux n’est alors vu plus que comme un facteur de cohésion entre les sujets et le sultan, un lieu commun qui scelle une identité commune. Cette marque d’humilité par le rejet de toute sacralité dans la personne même du souverain trouve un écho dans les nombreuses scènes rapportées dans la littérature montrant les affrontements entre saints et princes : la « scène du cri » (p. 261) est un exemple de confrontation entre le sultan et l’un de ses sujets, scène durant laquelle le souverain est totalement impuissant et ne peut riposter pendant que le sujet le critique. De même, J. Dakhlia précise qu’au Maghreb, le silence n’est absolument pas imposé au peuple sur le passage du souverain, laissant donc des possibilités de critiques. Mais surtout, revenant à des mises en scène de sacralité tels que les sacrifices ordaliques, l’auteure considère que « le rituel politique peut se lire comme une forme d’exhibition du manque, comme une théâtralisation des déficiences du pouvoir souverain » (p. 268). Ainsi, même certains rituels religieux sont l’expression de la parole politique des sujets contre le pouvoir souverain. Néanmoins, on cherche souvent à évacuer le conflit dans l’Etat, car « l’évocation du conflit politique débouche immédiatement et systématiquement sur le spectre de la rupture politique, la fin du lien d’allégeance » (p. 304) ; en effet, si la contestation, le soulèvement s’avèrent licites, le conflit et la division sont hors la loi, mettant le rebelle en dehors de la communauté politique et en dehors de l’islam. Si conflit il y a, le rebelle s’exile pour se mettre sous la protection d’un autre souverain : cette forme de soustraction politique montre bien comment l’Etat, dans les sociétés musulmanes, tend à éviter le conflit, alors qu’au contraire, dans la tradition occidentale, la démocratie repose sur la reconnaissance du conflit.

Conclusion

Cet ouvrage se caractérise par son immense densité. En effet, l’approche de J. Dakhlia est moins celle d’une historienne que d’une anthropologue. Dans l’introduction du Divan des rois, Jocelyne Dakhlia comprend en effet son métier de spécialiste de l’Islam ainsi : « paré de compétences qui dépassent largement son domaine, celui-ci est en effet toujours sollicité sur les sujets les plus divers. Concevrait-on ainsi qu’un historien de la France médiévale ou moderne ait à formuler des diagnostics sur l’avenir de l’Europe ? Cette compétence transhistorique, face aux événements du présent, est requise de l’historien du monde arabe, tant est communément enracinée l’idée que la clé de l’actualité du monde arabe gît dans son passé. » (pp. 13-14). Cette contrainte, l’auteure se l’approprie : elle offre ici une vision transhistorique et géographique du monde musulman et des rapports entre religieux et politique dans l’Islam. En effet, alors que son but premier était de fournir une étude du cas du Maghreb, elle dépasse ces frontières régulièrement.

Cet ouvrage, riche et intéressant, soulève de nombreuses questions et de nombreux enjeux jusque-là laissés de côté, marquant peut-être ainsi un tournant historiographique. Car au lire des comptes-rendus d’articles dans les revues scientifiques sur cet ouvrage, Le Divan des rois et ses conclusions ont été bien reçues par les autres chercheurs, Jean-Noël Ferrié saluant ainsi le tournant que marque J. Dakhlia : « Cette attaque historienne vive et pourtant modérée est une attaque bienvenue » (in Politix, volume 11, n°43, 3ème trimestre 1998, pp. 174-177).

Ainsi, en conclusion, le fil général éclairé dans l’introduction et repris dans la conclusion sont extrêmement intéressants. Car cet ouvrage apporte une réflexion nouvelle sur la question du politique dans l’Islam, cherchant à déconstruire tous les préjugés, et appelant à un renouveau de l’approche et des conclusions. Les sources elles-mêmes vont dans le sens d’un renouveau méthodologique. Le Divan des rois donne ainsi une vision novatrice du concept du politique. Ainsi, c’est la thèse générale de l’auteure, et la critique qu’elle fait de toute une vulgate accordant une place prépondérante à la religion dans l’islam politique, qui sera notamment retenue de cet ouvrage.

Jocelyne Dakhlia, Le divan des rois. Le politique et le religieux dans l’islam. Paris, Aubier, 1998, 427 pages.

Publié le 22/07/2014


Elève de l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, diplômée en master d’histoire à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, Anne Walpurger se passionne pour le Proche-Orient et s’occupe de la rubrique de l’agrégation et du Capes 2015 des Clés du Moyen-Orient.


 


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