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Jérusalem au Moyen Âge : de la conquête musulmane au Royaume de Jérusalem (v. 638-1187)

Par Tatiana Pignon
Publié le 17/05/2012 • modifié le 02/03/2018 • Durée de lecture : 7 minutes

La ville trois fois sainte

Jérusalem est pour le peuple juif un centre à la fois religieux et historique, puisqu’elle était la capitale du royaume biblique de David et de Salomon, qui y construisit son temple. Dans l’Antiquité, le Temple de Jérusalem est à la fois le centre de la vie spirituelle juive et la référence politique, puisqu’un État distinct y existe et que la vie de tous les Juifs de la Diaspora est rythmée par le calendrier du Temple, qui fixe les dates des rituels. Ville de Salomon, elle est la ville sainte des Juifs, et possède de plus une dimension identitaire importante pour un peuple souvent persécuté. Mais elle est aussi la ville sainte des chrétiens, puisqu’elle fut le lieu de la mort et de la résurrection du Christ, que symbolise le Saint-Sépulcre [1]. Enfin, l’islam sanctifie cette ville, lieu de la montée au ciel du Prophète Muhammad. Jérusalem est donc un centre religieux où cohabitent les trois religions : tous les témoignages médiévaux s’accordent sur la présence d’importantes communautés aussi bien chrétiennes que juives et musulmanes (excepté pendant les périodes de persécution). L’organisation physique de cette ville carrée, entourée de remparts, s’en ressent, avec notamment la présence d’un vaste quartier juif au sud de Jérusalem, près du site du Temple (détruit par les Romains en 70) et des piscines de Siloam où ils font leurs ablutions rituelles. Jérusalem est décrite, au moins jusqu’à l’arrivée des Croisés, comme une ville très propre, très vaste, bien organisée, entièrement construite en pierre et aux rues pavées. Des lieux de culte des trois religions monothéistes parsèment la ville : on pense entre autres au Saint-Sépulcre et aux nombreuses églises chrétiennes (d’autant plus nombreuses que les Églises le sont, en raison des dissensions qui existent au sein de la communauté chrétienne d’Orient), au mur des Lamentations et aux synagogues du mont des Oliviers pour la religion juive, au Dôme du Rocher et à la mosquée al-Aqsa [2] pour les musulmans. Elle devient aussi, peu à peu, un lieu de pèlerinage, avec l’arrivée de plus en plus massive de chrétiens européens à partir du Xe siècle : l’année 1065 voit la venue à Jérusalem de douze mille pèlerins chrétiens originaires d’Allemagne et de Hollande. Selon les rapports de rabbins du XIe siècle, des pèlerinages juifs auraient également lieu. Ces pèlerinages favorisent le brassage des populations et la circulation des idées, faisant de Jérusalem une ville cosmopolite et supportant un vaste développement intellectuel – ne serait-ce que sur le plan théologique. Si Jérusalem demeure une ville de province, étendue géographiquement mais peu influente du point de vue économique et dénuée de tout rôle politique, son importance symbolique est donc considérable, ce qui est particulièrement important en un temps où le politique et le religieux sont quasi indissociables. C’est pourquoi elle sera l’enjeu majeur des croisades : l’appel du pape Urbain II au concile de Clermont le 27 novembre 1095, qui lance la première croisade, met l’accent sur la nécessité pour les chrétiens de reconquérir la Ville Sainte et particulièrement le Saint-Sépulcre.

Jérusalem et la conquête musulmane

Contrôlée par l’Empire byzantin depuis 324, Jérusalem connaît une quinzaine d’années de domination perse entre 614 et 629 avant d’être reprise par les Byzantins. Pour peu de temps, toutefois, puisque s’ouvre presque au même moment l’ère des grandes conquêtes musulmanes : la Ville Sainte, appelée Aelia par les documents musulmans d’époque, est conquise vers 638 sans combat. Le calife ‘Umar garantit aux chrétiens et aux Juifs la liberté religieuse et le maintien de leurs structures communautaires, en échange d’un tribut. La conquête musulmane marque la fin des persécutions chrétiennes contre les Juifs, qui sont officiellement autorisés à se réinstaller à l’intérieur de la ville, ce qui leur était interdit depuis 135 : c’est à ce moment que se crée le quartier juif du sud de Jérusalem, qui voit la construction de nombreuses synagogues et centres d’études. Sous les Umayyades et les Abbassides, Jérusalem devient une ville de province sans influence autre que religieuse ; mais l’accord passé entre Harûn al-Rashîd (calife entre 786 et 809) et Charlemagne (Empereur d’Occident de 800 à 814) encourage les pèlerinages et permet à l’empereur chrétien d’exercer une sorte de tutelle sur la Ville Sainte et le Saint-Sépulcre, par le biais de dons et d’œuvres pieuses. Déjà, Jérusalem est au cœur des préoccupations de la chrétienté européenne, de même que la question des chrétiens d’Orient. Les quatre siècles de domination musulmane sur Jérusalem permettent aussi l’implantation de l’islam dans la ville, à la fois par des constructions religieuses (dont le Dôme du Rocher, bâti à la fin du VIIe siècle sur l’ordre du calife ‘Abd al-Malik, est un exemple emblématique) et par l’installation d’une communauté musulmane renforcée par un mouvement de conversion à l’époque umayyade. Toutefois, il semble que Jérusalem ait surtout été dominée par les Juifs et les chrétiens, même pendant cette période.

La prise de pouvoir fatimide, en 969, marque le début d’une ère plus prospère pour Jérusalem : al-Muqaddasi, voyageur et géographe musulman né à Jérusalem, insiste dans son récit de voyage sur son essor intellectuel et son cosmopolitisme, qu’il décrit en ces termes : « À Jérusalem, on trouve toutes sortes d’hommes cultivés et de docteurs, et pour cette raison le cœur de chaque homme intelligent est tourné vers elle. Tout au long de l’année, ses rues ne sont jamais vides d’étrangers [3]. » Avec trente mille habitants, un kilomètre carré de superficie et quatre kilomètres de remparts, Jérusalem connaît alors son apogée à l’ère musulmane. En 996, elle entre à nouveau dans une période de déclin, lors de l’arrivée au pouvoir du « calife fou », al-Hakîm, qui persécute les chrétiens, interdit les pèlerinages et ordonne en 1010 la destruction des synagogues et des églises, y compris le Saint-Sépulcre. À sa mort, la situation s’apaise, les pèlerinages reprennent régulièrement et les bâtiments de culte sont reconstruits, mais Jérusalem demeure une ville secondaire dans le paysage politique et commercial de l’Orient médiéval. En 1071, elle est conquise par les Turcs Séleucides, qui occupent déjà les montagnes de Palestine : sous leur autorité se déroulent de nombreux pillages, rançonnements et persécutions des chrétiens et des Juifs, qui aggravent les préoccupations des États chrétiens d’Occident. Les Fatimides reprennent la ville en 1098, juste avant l’arrivée des premiers Croisés.

Jérusalem et le royaume chrétien

La première croisade, prêchée par Urbain II en 1095 et mêlant les armées de tous les États chrétiens d’Europe à des groupes de pèlerins, a pour but d’assurer la sécurité du pèlerinage au Saint-Sépulcre. Il s’agit également de protéger les « frères chrétiens » d’Orient, et de combattre l’islam ; mais le premier objectif est véritablement la reconquête de Jérusalem, ce qui justifie le sous-titre que donne Jacques Heers à son étude de la première croisade : « Libérer Jérusalem ». Marquée par une ferveur religieuse que n’auront pas toujours les croisades suivantes, cette première entreprise se concentre sur le symbole de la Ville Sainte, d’autant que l’association, voire l’amalgame entre la Jérusalem terrestre et la Jérusalem céleste (le paradis) sont très prégnants. La conquête de la ville par quinze mille Croisés, les 14-15 juillet 1099, a pour conséquence un bain de sang : Juifs et musulmans sont massacrés sans distinction, et la population passe de trente mille à trois mille personnes. Godefroi de Bouillon, à qui les barons européens offrent la couronne de Jérusalem, refuse de porter une couronne d’or là où le Christ porta une couronne d’épines et prend le titre d’avoué du Saint-Sépulcre. Les Croisés interdisent tout établissement musulman ou juif dans la ville, et font venir des chrétiens de Syrie, dispensés de taxes, pour renforcer la présence chrétienne à Jérusalem.

C’est la fondation du Royaume latin de Jérusalem par Baudouin Ier, en 1100, qui fait de la Ville Sainte une véritable métropole : elle sera le centre du pouvoir franc [4] au Levant jusqu’à sa reconquête par Saladin en 1187. Située dans une région aride, Jérusalem est pourtant une terre fertile : l’agriculture et la vigne y sont des éléments de prospérité que les Croisés mettent en valeur grâce au système féodal, importé d’Europe. La ville est protégée par deux ordres de moines-chevaliers qui acquièrent rapidement une influence immense, les Hospitaliers (ordre fondé en 1109 et installé près du Saint-Sépulcre) et les Templiers (ordre fondé en 1128, qui a ses quartiers près de la mosquée al-Aqsa, convertie en église), qui dépendent tous deux directement du Pape. L’autorité politique sur l’ensemble de la Syrie franque est concentrée à Jérusalem, en la personne du roi, tandis que l’autorité religieuse est représentée au Levant par le patriarche de Jérusalem, même si la capitale de la chrétienté demeure Rome. La concentration des pouvoirs, l’importation de l’administration européenne et l’arrivée de milliers de pèlerins contribuent au développement économique de la Ville Sainte, qui connaît un véritable essor à cette époque. Elle est reliée aux autres grandes villes franques par des routes fortifiées ou protégées par des châteaux. Les Juifs, à qui sont réservés certains métiers, sont tolérés dans la ville ; en revanche, les musulmans sont interdits de séjour. Toutefois, une petite communauté musulmane se reforme au fil du temps, lorsque, le pouvoir franc en Orient étant solidement assis, la ferveur de la guerre sainte laisse place à la tolérance religieuse. De plus en plus, à mesure que les contacts se multiplient, chrétiens, Juifs et musulmans apprennent à vivre en bonne intelligence, attitude encouragée par les mariages mixtes qui se constituent peu à peu – même si les communautés restent clairement séparées.

Lorsque Saladin reconquiert Jérusalem au nom du calife de Bagdad en 1187, la ville est devenue une métropole incontournable tant sur le plan religieux que culturel et économique. Elle n’aura pas la même importance politique pendant cette nouvelle ère de domination musulmane (qui durera jusqu’au XXe siècle) mais reste un centre de première importance, dont la reconquête a une portée symbolique très forte pour les musulmans – ce qui n’était pas le cas lors de la première prise de la ville au VIIe siècle.

Bibliographie :
 Anne-Marie Eddé, Saladin, Paris, Flammarion, 2008, 761 pages.
 René Grousset, Histoire des croisades et du royaume franc de Jérusalem, Paris, Éditions Perrin, 2006, 3 vol.
 René Grousset, L’Épopée des croisades, Paris, Éditions Perrin, 1995, 321 pages.
 Jacques Heers, La première croisade – Libérer Jérusalem 1095-1107, Paris, Éditions Perrin, 1995, rééd. 2002, 371 pages.
 Marie Lebert, La Jérusalem médiévale, étude rédigée dans le cadre du Projet Gutenberg à l’Université de Toronto, disponible en Kindle, 2006.
 Joshua Prawer, Histoire du royaume latin de Jérusalem, Paris, CNRS Éditions, 1970, rééd. 2001, 2 vol.
 Guillaume de Tyr, Histoire des régions d’outre-mer depuis l’avènement de Mahomet, traduit du latin par François Guizot, Clermont-Ferrand, Éditions Paleo, 2005, 3 vol.

Publié le 17/05/2012


Tatiana Pignon est élève en double cursus, à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, ainsi qu’à l’Université de la Sorbonne en Histoire et en langue. Elle s’est spécialisée en l’histoire de l’islam médiéval.


 


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