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Jérusalem au Moyen Âge : de Saladin aux Mamelouks (1187-1516)

Par Tatiana Pignon
Publié le 24/05/2012 • modifié le 02/03/2018 • Durée de lecture : 6 minutes

La reconquête musulmane et ses conséquences

L’arrivée à la tête de l’Égypte du sultan kurde Saladin ouvre une période faste pour les musulmans sur le plan militaire. En effet, pour asseoir sa légitimité, le nouveau chef entreprend une guerre sainte qui lui permet à la fois de mieux contrôler ses émirs (chefs militaires avant tout, ces dirigeants locaux sont moins enclins à la rébellion contre le pouvoir central en temps de guerre) et d’obtenir l’appui du calife abbasside de Bagdad, qui est l’instance religieuse suprême pour l’ensemble du monde musulman. Ce combat contre les « infidèles », qui vise à chasser les Croisés d’Orient, se concentre avant tout sur la ville-symbole qu’est Jérusalem, ville trois fois sainte mais aussi centre du pouvoir franc au Levant. Après la grande victoire musulmane de Hattîn, le 4 juillet 1187, la plupart des chevaliers-moines que sont les Templiers et les Hospitaliers sont tués ; peu défendue, Jérusalem est reconquise par Saladin qui y fait son entrée le 2 octobre 1187.

L’importance accordée à la reconquête de la Ville Sainte par les musulmans est visible dans la manière dont Saladin mène son combat pour Jérusalem ; la ville trois fois sainte, de par l’influence politique qu’elle a acquise sous les Croisés, est donc devenue un enjeu important y compris aux yeux des musulmans. Si elle n’est que la troisième ville sainte de l’islam, après La Mecque et Médine, elle cristallise désormais tous les enjeux de guerre sainte contre « l’infidèle » ou « l’hérétique », d’un côté comme de l’autre. C’est pourquoi la prise de la ville confère à Saladin un immense prestige : il apparaît comme le défenseur de l’islam. Le sultan asseoit également son image de prince juste [1] en accordant aux habitants de la ville la possibilité de partir : à condition de pouvoir payer un tribut de dix dinars par homme, cinq dinars par femme et deux dinars par enfant, les chrétiens de Jérusalem peuvent quitter la ville en sécurité – d’après certaines sources, Saladin serait allé jusqu’à les faire escorter à Tyr (ville tenue par les Francs). Cette magnanimité contraste très fortement avec les massacres commis par les Croisés en 1099.
Toutefois, ceux qui ne peuvent pas payer dans les quarante jours sont réduits en esclavage, et les chrétiens sont à nouveau interdits de séjour dans la ville. Cette mesure vise les Latins, installés depuis un siècle, puisque les chrétiens des rites orientaux peuvent demeurer à Jérusalem : ils sont chargés, entre autres, de l’entretien du Saint-Sépulcre et des églises – que les musulmans laissent en l’état. Les Juifs, en revanche, ne sont plus cantonnés à leur quartier spécifique, mais obtiennent l’autorisation de revenir dans la Vieille Ville et voient reconnaître leurs droits par le sultan. Si, dans l’ensemble, les habitants sont donc traités avec magnanimité, Saladin a bien atteint son objectif : les Francs sont chassés de Jérusalem, et la Ville Sainte redevient musulmane.

Jérusalem à l’époque ayyubide

Sous les Ayyubides [2] toutefois, le statut de la ville n’est pas clair. Il semble que Saladin et ses successeurs aient accordé bien davantage d’importance à chasser les Croisés qu’à Jérusalem elle-même. La population de la ville, outre le départ des Francs, ne change pas ; le cosmopolitisme reste de mise, et le rayonnement culturel, intellectuel et religieux de la Ville Sainte se maintient. Une troisième croisade est lancée pour reconquérir la ville : menée par Richard Cœur de Lion, elle ne parvient pas à son but, mais le roi d’Angleterre obtient de Saladin la réouverture de la ville aux pèlerinages chrétiens, en 1192. Un changement politique pacifique – fait remarquable dans l’histoire de Jérusalem – intervient en 1229, lorsque l’empereur d’Allemagne Frédéric II, époux de l’héritière légitime du royaume de Jérusalem Isabelle de Brienne, fait reconnaître ses droits sur la ville par le sultan al-Kâmil. Le traité de Jaffa, signé au terme de plusieurs mois de négociations, établit la souveraineté de Frédéric II sur Jérusalem pour dix ans ; seuls le Dôme du Rocher et la mosquée al-Aksa demeurent sous contrôle musulman. Les villes saintes de Bethléem et de Nazareth, ainsi que d’autres territoires conquis par Saladin, sont également restitués au royaume de Jérusalem. Mais en réalité, ce changement de pouvoir n’a pas une très grande influence sur la ville elle-même, dont la vie sociale est depuis longtemps gérée par les différentes communautés. Jérusalem conserve pendant cette période son rôle de centre économique, mais n’a plus l’influence politique qui était la sienne à la grande époque du royaume latin. Sur le plan architectural, on assiste à des restaurations et à des réaménagements, mais il n’y a pas de nouvelles constructions importantes.

Jérusalem sous les Mamelouks d’Égypte

L’arrivée des Mongols au Moyen-Orient, en 1244, entraîne le pillage de la ville, le massacre des chrétiens et le saccage du Saint-Sépulcre. Jérusalem repasse sous domination musulmane après la bataille de ‘Ayn Jalût, où les Mamelouks d’Égypte vainquent l’armée mongole. Le sultanat mamelouk, instauré en 1250 face à l’armée croisée qui, sous le commandement de Louis IX de France, marchait sur Le Caire, contrôle désormais la Syrie-Palestine et le reste de l’empire islamique construit par Saladin ; les accords passés avec les Francs sont alors abrogés. À la fin du XIIIe siècle, d’ailleurs, la seule place chrétienne subsistant au Levant sera l’îlot de Rouad, tenu par les Templiers jusqu’en 1303. Jérusalem est donc sous le contrôle direct des Mamelouks et le restera jusqu’à la prise de la ville par les Ottomans en 1516.

Pendant cette période, la ville connaît un déclin marqué : sa population est réduite par les pillages et massacres successifs – d’autant qu’une nouvelle invasion mongole, en 1260, avait entraîné la fuite des habitants – et la Palestine n’occupe pas une place importante au sein du vaste empire de l’Islam. Les vols et les razzias ravagent également les terres agricoles, laissées à l’abandon. Aux XIVe et XVe siècles, Jérusalem redevient donc une ville de province qui conserve toutefois un rayonnement intellectuel et culturel important ; ville de pèlerins et d’érudits, elle accueille également les exilés politiques. L’époque mamelouke est également celle de l’affirmation de la communauté juive jérusalémite, qui avait été décimée en 1099 mais trouve dans la nouvelle synagogue de Ramban [3], créée en 1267, un nouveau lieu de rencontre et d’échange. C’est pendant cette période que commence à se dessiner le quartier juif actuel, au sud-ouest du Mont du Temple. De nombreuses madrasas (écoles religieuses) sont fondées par les théologiens musulmans, tandis que l’architecture chrétienne, soumise à des taxes importantes, décline. L’historien arabe Mujîr al-Dîn (1456-1522) décrit la situation des différents quartiers (neuf au total) : au quartier juif s’ajoutent par exemple le quartier kurde du Sharaf, le quartier maghrébin ou le quartier des Banu Hârith, tribu juive qui s’était alliée aux premiers musulmans par le Pacte de Yâthrib. La société jérusalémite se structure donc autour de l’appartenance communautaire, situation renforcée par l’obligation imposée par les Mamelouks de porter des signes distinctifs : un turban jaune pour les Juifs, rouge pour les Samaritains, bleu pour les chrétiens et blanc pour les musulmans. Enfin, Jérusalem est sur cette période le théâtre de violences récurrentes, liées pour la plupart à des conflits portant sur l’attribution de tel ou tel site à telle ou telle religion. Félix Fabri, frère dominicain allemand et pèlerin à Jérusalem, explique ainsi à la fin du XVe siècle que les différends portent bien davantage sur les espaces consacrés – le site du Temple et le Saint-Sépulcre, notamment – que sur la question de la souveraineté sur la ville. Dans cette ville désormais majoritairement musulmane – sur dix mille habitants, on estime que Jérusalem compte au XVe siècle environ mille chrétiens et cinq cents Juifs – les persécutions et les vexations ne sont pas rares envers les non-musulmans, et les lieux de culte sont régulièrement saccagés. Tous les témoignages d’époque s’accordent sur l’aspect « désolé » qu’offre la Ville Sainte à l’époque mamelouke.

Au Moyen Âge se dessinent donc, peu à peu, les principaux traits qui caractérisent Jérusalem jusqu’à aujourd’hui : ville trois fois sainte, elle est un lieu de pèlerinage qui brasse les idées aussi bien que les populations, mais également l’endroit qui cristallise les affrontements religieux. Au fur et à mesure, la violence s’y fait de plus en plus fréquente et surtout, de plus en plus intérieure : au moment où les Ottomans conquièrent la ville au début du XVIe siècle, les fréquents pillages et vexations sont bien moins le fait d’armées extérieures que la résultante des dissensions internes, alors que la vie sociale se communautarise de plus en plus. C’est au Moyen Âge également, et particulièrement à l’époque croisée, que Jérusalem devient un enjeu géopolitique de première importance au Moyen-Orient – ce qu’elle n’était pas dans les premiers siècles de l’islam.

Voir également : Jérusalem au Moyen Âge : de la conquête musulmane au Royaume de Jérusalem (v. 638-1187)

Bibliographie :
 Anne-Marie Eddé, Saladin, Paris, Flammarion, 2008, 761 pages.
 René Grousset, L’Épopée des croisades, Paris, Éditions Perrin, 1995, 321 pages.
 Marie Lebert, La Jérusalem médiévale, étude rédigée dans le cadre du Projet Gutenberg à l’Université de Toronto, disponible en Kindle, 2006.

Publié le 24/05/2012


Tatiana Pignon est élève en double cursus, à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, ainsi qu’à l’Université de la Sorbonne en Histoire et en langue. Elle s’est spécialisée en l’histoire de l’islam médiéval.


 


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