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Islamisme, islamismes : diversité et opposition

Par Anthony Samrani
Publié le 19/03/2014 • modifié le 07/03/2018 • Durée de lecture : 11 minutes

EGYPT, Alexandria : Egyptian anti-regime protesters hold a banner against President Mohamed Morsi during a demonstration in the coastal city of Alexandria on June 28, 2013. Supporters and opponents of Morsi took to the streets for rival protests a year after his election, as clashes in Alexandria raised fears of widespread unrest.

AFP PHOTO/STR

Afin de répondre à un besoin d’informations catégorisées et manichéennes, la notion d’« islamisme [1] » a subi le contrecoup de sa popularité (le fameux « automne islamiste »). En étant aussi bien utilisée pour décrire les « fréristes [2] », les « salafistes [3] », les « djihadistes [4] », les « takfiristes [5] » – englobant dès lors ses néologismes parfois contradictoires – le « Hezbollah », le « Hamas » ou encore « Al-Qaïda » – la notion risque d’être vidée de son sens. Comment expliquer que ces groupes, conceptualisés par la même notion, s’affrontent politiquement et militairement dans le monde arabe ? S’agit-il de l’éclatement épistémologique de la notion « d’islamisme », désormais insusceptible de décrire le réel, ou au contraire, d’un choc idéologique entre différentes conceptions d’une même notion réveillant l’éventualité de la fitna ?
De ce fait, non seulement « l’islamisme » contient plusieurs facettes, mais aussi il apparaît comme un péril pour l’islam et les sociétés majoritairement musulmanes.

L’échec de l’islam politique

En 1992, Olivier Roy publiait un ouvrage dont le titre clairvoyant annonçait : « L’échec de l’Islam politique [6] ». L’auteur constatait l’incapacité des groupes islamistes, au premier rang desquels figurent les Frères musulmans, à proposer un « contre-modèle » à des sociétés figées, depuis le début du XXème siècle, dans un espace temps quasi-schizophrénique entre une modernité attrayante – mais parfois vindicative – et un référent culturel dominant transhistorique et dénué de sens critique. L’islamisme se transformait en un « islamo-nationalisme [7] », abandonnant ses rêves d’unifier l’Umma musulmane et renonçant, de ce fait, à son ambition idéologique et politique originelle. A titre d’exemple, la confrérie des « Frères musulmans » en Egypte n’avait plus pour objectif principal de construire « l’Etat islamiste [8] » mais plutôt d’intégrer les structures du pouvoir national et associatif, notamment à travers sa participation aux élections législatives. Dès lors, l’islamisme « traditionnel » devenait un néo-fondamentalisme étatique et puritain, s’inspirant du modèle des deux puissances ennemis : l’Arabie saoudite [9] et l’Iran [10].

Parallèlement à cette évolution, une nouvelle forme « d’islamisme », globalisé et déterritorialisé, se révélait au monde par la mise en scène d’attentats terroristes spectaculaires. Utilisant la notion de djihad comme un devoir individuel pour tout musulman, cette nouvelle forme d’« islamisme », représentée par l’organisation Al-Qaïda, déclarait la guerre au « Grand Satan » américain et aux valeurs des sociétés occidentales, et glorifiait ainsi le martyr ayant sacrifié sa vie pour la « grande cause ».
Dès le début des années 2000, il était possible de s’interroger quant à l’utilisation de cette même notion, l’islamisme, pour décrire ces deux tendances aux moyens et aux aspirations, a priori, divers voire contradictoires.

Un « islamisme » à plusieurs visages

Dès lors, l’islamisme se développe à deux échelles (étatique et extra-étatique) en contradiction l’une avec l’autre et en compétition interne chacune à son niveau.

Au niveau étatique, c’est une doctrine fondamentaliste et nationaliste où l’Egypte, l’Arabie saoudite, l’Iran, mais également la Turquie, se disputent le titre de parangon de l’islam afin d’imposer leur vision dans la lutte pour l’hégémonie régionale [11]. Les réactions de l’Arabie saoudite, de l’Iran et de la Turquie à l’élection puis à l’éviction du président égyptien Mohammed Morsi, issu de la confrérie des Frères musulmans, sont démonstratives de l’hétérogénéité de cette mouvance. En effet, alors que la Turquie soutenait le Raïs et dénonçait un coup d’État, l’Arabie saoudite, hostile à la confrérie, apportait son soutien financier au pouvoir militaire de Hosni Moubarak puis de Abdel-Fattah al-Sissi [12], idéologiquement plus proche du panarabisme que du panislamisme. L’Iran tentait un rapprochement avec le Président Morsi mais demeurait prudente dans ses réactions au lendemain de son éviction. Le Qatar prit également part à cette course à l’hégémonie régionale en soutenant les différentes branches de la confrérie des Frères musulmans pendant les révoltes arabes. Toutefois, l’échec de la confrérie des Frères musulmans en Egypte a fragilisé la stratégie politique du Qatar, désormais plus en retrait par rapport à son voisin saoudien.

Est-ce le reflet d’une divergence doctrinale entre l’Arabie Saoudite, la Turquie et l’Iran quant à leurs visions de l’islam politique [13] ou bien est-ce l’utilisation tactique d’une notion modulable à des fins stratégiques ? La réponse à cette problématique est d’autant plus complexe qu’elle doit prendre en considération l’interaction entre les deux échelles à travers le financement étatique de groupes islamistes armés qui s’affrontent militairement dans le monde arabe. Le cas de la Syrie est particulièrement topique en la matière [14]. tout comme ses répercussions sur la scène libanaise [15]. La lutte hégémonique que se livrent l’Iran et l’Arabie saoudite, insistant sur les tensions entre sunnite et chiite, est galvanisée par les affrontements entre le régime baasiste alaouite et son allié libanais du Hezbollah [16] – soutenus financièrement et militairement par l’Iran – et une opposition aux accents islamistes très variés [17] – soutenue financièrement par l’Arabie saoudite, ayant pris le relais du Qatar [18].

Au niveau extra-étatique, la notion « d’islamisme » peut-être catégorisée entre les « islamo-nationalistes », c’est-à-dire les partis politiques islamistes qui participent aux processus électoraux nationaux, issus de la mouvance « frériste », « l’islamisme salafiste quiétiste » et « l’islamisme salafiste djihadiste » [19]. Ainsi, par exemple, le cas syrien met en scène ces trois « types d’islamismes ». Les « fréristes » souhaitent participer à la transition démocratique et ont pour ambition d’accéder au pouvoir (par le haut). L’islamisme Frèriste implique une participation politique de la société musulmane. Les « islamistes salafistes quiétistes » ont décidé de prendre les armes pour combattre le régime Syrien et cherchent davantage à propager leur vision puritaine de l’islam à la société (par le bas). La vision politique du salafisme quiétiste se définit, en premier lieu, par leur volonté de faire respecter la stricte application de la sharî’a. Quant aux « islamistes salafistes djihadistes », ils exploitent la faillite des États pour créer des zones de non-droit (Afghanistan/Mali/Irak/Syrie) et rêvent de restaurer la grandeur de l’Umma mythifiée dans le récit islamiste. La catégorisation de ces trois types « d’islamisme » doit être nuancée au moins pour deux raisons.

Tout d’abord, certaines organisations « islamistes » sont difficiles à ranger spécifiquement dans l’une de ces deux catégories. C’est le cas du Hezbollah, à la fois national et supranational, utilisant l’appel au djihad et la rhétorique du mouvement de résistance contre l’État d’Israël et allant combattre en Syrie contre l’avis du gouvernement libanais. Ensuite, « l’islamo-nationalisme » est lui-même divisé entre une branche plus modérée se référant aux écrits du fondateur de la confrérie des Frères musulmans, le cheikh Hassan Al-Bannā, et une branche plus extrémiste se référant aux écrits de l’idéologue contesté de la confrérie, Sayyid Qotb [20]. Autrement dit, d’un point de vue idéologique, les catégories ont plusieurs fois fusionné sur des points précis comme l’utilisation du djihad. En effet, alors que Hassan al-Bannā appelait au djihad contre l’occupation britannique, Sayyid Qotb théorisait la notion de hâkimiyya (la souveraineté de Dieu) opposée à la jâhiliyya (l’ignorance antéislamique), symbolisée par le régime nassérien, et justifiait ainsi l’extension de l’utilisation du djihad contre les musulmans infidèles (doctrine du takfirisme). L’emploi abusif de cette notion, remise au goût du jour par Aymân al-Zawahiri [21], en Syrie par Jabbhat el-Nosra ou l’État islamique en Irak et au Levant pour désigner le régime infidèle et ses alliés – mais aussi une partie de l’opposition –, réveille l’éventualité de la fitna.

Aussi, il existe des tensions fondamentales entre ces trois types « d’islamismes » qui divergent non seulement par leurs tactiques politiques mais aussi, et surtout, par leurs lectures de l’Islam politique.

« L’islamisme contre l’Islam ? [22]  »

« Les islamistes posent la question du politique en partant du principe que l’Islam est une pensée globale et totalisante. Il ne suffit pas que la société soit composée de musulmans, il faut qu’elle soit islamique dans son fondement et sa structure : ils introduisent donc une distinction entre ce qui est « musulman » et ce qui est « islamique » » [23]. Les propos d’Olivier Roy illustrent l’enjeu véritable de cette hostilité entre les différents islamismes, à savoir l’accaparation monopolistique du religieux et sa soumission à un ordre politique [24]. La notion de kouffar (infidèle) devient une arme individuelle dans la surenchère mimétique à l’orthodoxie salafiste. En d’autres termes, chaque groupe veut démontrer qu’il est plus islamiste que les autres, ce qui remet en question l’ordre hiérarchique de la société (notamment la parole des cheiks et des oulémas) et menace son développement et sa sécurité. En désignant du doigt les « faux musulmans », les islamismes discréditent autant leurs discours qu’ils fragilisent l’unité de l’Umma. L’islamisme, dans sa version djihadiste, est – avant tout autre chose – une menace existentielle pour l’Islam en général, et les sociétés du monde arabo-musulman en particulier. L’islamisme djihadiste est une « bombe à retardement » installée dans des sociétés déjà au bord de l’implosion (facteurs économiques et sociaux et tensions communautaires).

Les différents islamismes ont identifié les transformations profondes, en cours, dans le monde arabe tout en ayant conscience de ne pas en être à l’origine. Depuis, ils cherchent, chacun à leur manière, à les contrôler et à les récupérer afin d’accroître de façon évidente leur puissance et leur influence par rapport aux autres.

En effet, l’analyse immédiate des événements peut encourager à dégager « l’islamisme » comme le centre de gravité de la vie politique dans le monde arabe, et sous-estimer l’importance des facteurs socio-économiques dans l’origine de la révolte [25], mais aussi méconnaître l’avantage que leur ont procuré leur passé, en tant que force d’opposition organisée, dans la récupération politique – et surtout idéologique [26] – des révoltes dans le monde arabe.

Autrement dit, les révoltes dans le monde arabe témoignent d’une crise protéiforme [27] face à laquelle les islamistes, quel qu’ils soient, n’apportent aucune réponse satisfaisante. Ce qu’on pourrait appeler « le choc des islamismes », risque, à défaut d’orienter comme il le souhaite la « grande histoire », de la retarder ou même de la détourner.

Notes :

Publié le 19/03/2014


Anthony Samrani est doctorant en sciences-politiques à l’Université Jean-Moulin Lyon III. Sa thèse porte sur une « Analyse comparative de la construction politique et idéologique de l’Etat dans les pays du Proche-Orient arabe entre 1945 et 2011 ». Il a vécu plusieurs années au Liban, en collaborant notamment avec le journal L’Orient le Jour et les ONG locales. Il a effectué son mémoire de recherche sur « La relation entre les Frères musulmans égyptiens et l’Etat depuis Hassan al-Banna jusqu’à Sayyid Qotb ».


 


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