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Iran, Syrie, Liban, Etat islamique : la quadrature du cercle ? (2/2)

Par Michel Makinsky
Publié le 16/04/2015 • modifié le 08/04/2020 • Durée de lecture : 33 minutes

Michel Makinsky

Lire la partie 1 : Iran, Syrie, Liban, Etat Islamique : la quadrature du cercle ? (1/2)

La posture iranienne sur la Syrie et le Liban

Déjà lourdement engagé en Irak et s’impliquant sur le théâtre yéménite ô combien incertain, l’Iran doit lutter contre l’Etat Islamique sur le « front » syrien aux côtés du Hezbollah [1] pour tenter de maintenir à flot le régime de Damas, à défaut de son chef, en vue de préserver un point d’ancrage stratégique indispensable à son allié libanais, et dans une certaine mesure nécessaire à la République Islamique. Celle-ci souhaite conserver son pouvoir de nuisance contre Israël, et le soutien militaire, économique, politique de Téhéran à Damas est le seul moyen d’éviter l’effondrement du régime syrien. Or, le prix de ce concours est de plus en plus élevé, et la République Islamique, par ailleurs sollicitée en Irak, ne pourra pas indéfiniment supporter les coûts financiers, matériels et humains d’un engagement qui est aussi coûteux à tous égards pour le Hezbollah. C’est pourquoi, comme en Irak, les dirigeants iraniens se trouvent contraints à promouvoir une solution politique. De même, une concertation avec Washington apparaît nécessaire en Syrie et en Irak. Compte-tenu de l’avancement des contre-offensives en Irak, ces ajustements y sont déjà plus perceptibles avec un partage des tâches laissant aux Iraniens la responsabilité des appuis terrestres, et à l’Amérique accompagnée de la coalition la responsabilité des frappes aériennes. S’agissant de la Syrie, la prise de conscience de la nécessité d’un dialogue avec Téhéran s’est fait jour plus récemment à Washington, ce qui a surpris certains partenaires occidentaux. La transformation d’une concertation inavouée, quasi-clandestine, passant par des intermédiaires, vers une coopération ouverte, est largement tributaire d’un accord politique sur le nucléaire entre l’Iran et les Etats-Unis. En l’absence d’un tel compromis, il sera difficile de stabiliser la Syrie, voire la région. Le compromis nucléaire atteint le 2 avril in extremis peut contribuer à créer les conditions d’une telle concertation, sachant qu’il ne produira pleinement ses effets qu’à la conclusion de l’accord final d’ici le 30 juin. Toutefois, le concours réaffirmé de Washington aux opposants (non islamistes) de Bachar al-Assad est de nature à compliquer singulièrement une telle convergence.

Il ne faut pas cacher que toute solution au conflit syrien dépend aussi d’un réchauffement des relations entre Riyad et Téhéran, lesquelles, par une sorte de boucle, sont aussi affectées par le sort des négociations nucléaires [2]. Saud al-Faisal, ministre saoudien des Affaires étrangères, a adressé une mise en garde : « L’Iran ne pourra tirer profit d’un quelconque accord nucléaire avec les puissances mondiales sans la coopération de ses voisins du Golfe ». Il laisse clairement entendre qu’à son sens les préoccupations de Riyad n’ont pas été entendues : « Si les 5+1 voulaient donner à l’Iran un rôle dans la région, ils auraient d’abord dû favoriser une entente entre l’Iran et les états arabes » [3]. Or, la perspective d’un compromis sur le dossier nucléaire qu’Israël considère comme catastrophique suscite une convergence entre l’Arabie saoudite et l’Etat hébreu qui s’inscrit dans une démarche de rapprochement observée depuis quelque temps The US-Iran Nuclear Deal and Regional Political Re-alignments, New Eastern Outlook (NEO), 28 mars 2015 ; Iran nuclear talks : Prospect of deal with Iran pushes Saudi Arabia and Israel into an unlikely alliance, The Independent, 30 mars 2015.. Parler d’une « alliance » est peut-être exagéré, même en tenant compte des rumeurs de consentement saoudien à un survol de son territoire par des avions israéliens qui voudraient frapper l’Iran. Une convergence circonstancielle est pour autant plausible, son caractère sensible frappant les imaginations. Elle s’inscrit toutefois dans un contexte de recomposition régionale dont les acteurs sont en train de reconfigurer leur sécurité propre, à l’instar du Qatar qui étudie une coopération militaire avec la Turquie [4] et à travers les tentatives en cours de constitution de dispositifs militaires régionaux que nous venons de décrire.

Enfin, l’évolution de la situation dans cette partie de la région où la République Islamique affronte l’EI, ne sera pas sans conséquence sur l’équilibre des forces internes en Iran. De même qu’en Irak, la Syrie est le lieu où le camp présidentiel qui promeut une sortie de crise politique (à condition qu’elle préserve le régime de Damas au prix d’une transition de ses dirigeants) est en concurrence avec les partisans du « tout » militaire (pasdarans soutenus par les ultras conservateurs iraniens). Nous esquisserons dans les lignes qui suivent le décryptage stratégique de ce paysage complexe. Une surabondante littérature a été consacrée à l’implication iranienne en Syrie et au Liban, thème très largement exploré. Nous ne pensons pas nécessaire d’ajouter grand chose à ce sujet. Notre propos vise à exposer sommairement en quoi l’expansion, et surtout le changement de nature de la « rébellion » anti Bachar al-Assad, qui, partie d’une révolte, a rejoint un projet de Califat, a bouleversé la donne stratégique de Téhéran, y compris dans son rapport de compétition avec l’Arabie saoudite.
La posture iranienne à l’égard de la Syrie et du Liban étant bien connue, nous nous concentrerons sur son évolution récente au vu du cumul de défis auxquels l’Iran doit faire face.

Le pôle stratégique syrien

Sans aucun doute, le régime de Damas se serait effondré sans le concours militaire, financier et politique iranien. Les objectifs de la République Islamique sont passablement évidents, il suffit de les rappeler succinctement : la Syrie représente un pôle stratégique fort, qui lui permet d’amarrer le Liban à sa profondeur stratégique grâce au Hezbollah [5], et d’asseoir son influence. Pour ce faire, Téhéran a privilégié la constitution de milices de type Hezbollah et Bassiji, y compris avec l’aide de recrues étrangères venant d’Irak, d’Afghanistan. L’idée est de pouvoir laisser un « appareil » capable de nuire et de préserver ses intérêts en cas de retrait. Si la Syrie tombe, avec elle s’effondreront les flux d’armement destinés au Hezbollah. Alireza Nader explique qu’ainsi la République islamique perdrait son seul moyen de pression directe contre Israël [6].

L’implication militaire de l’Iran se fait plus directive au fur et à mesure des difficultés rencontrées sur le terrain où les officiers des Gardiens de la Révolution ont une vision assez critique des capacités de l’armée syrienne et veulent assurer la conduite des opérations, ce qui génère des conflits, divergences de vues avec les responsables militaires et sécuritaires syriens. Le 17 mars, le président syrien a limogé Rafik Shehadeh et Rustom Ghazalé, deux responsables de services de renseignements qui s’étaient physiquement affrontés, le second reprochant au premier de donner trop de poids aux Gardiens de la Révolution et au Hezbollah. Des officiers supérieurs syriens, selon des observateurs, se plaignent des ingérences de leurs collègues iraniens, et ont avec eux des divergences tactiques significatives [7]. Les mêmes sources font état de la gêne causée par la visibilité pesante des démonstrations religieuses des iraniens présents, et de leur propension à faire main basse sur les biens immobiliers au détriment des habitants. La conquête de la ville d’Idlib par les islamistes d’Al Nusra est un signal d’alarme quant à l’affaiblissement des capacités militaire syriennes malgré l’appui iranien. Ce revers est aussi préoccupant pour les Iraniens que pour Damas, notamment du fait qu’il révèle la capacité de plusieurs factions islamistes à s’allier tactiquement [8], même s’il ne signifie pas un effondrement radical.

Au Liban, l’Iran, indépendamment d’une quelconque majorité gouvernementale, qui n’est pas l’essentielle pour Téhéran mais pour l’agenda personnel du Hezbollah, veut conserver un outil militaire fort qui est son seul véritable moyen de pression contre Israël. Le renforcement considérable des moyens du Hezbollah ne visent pas à lancer une guerre suicidaire contre l’Etat hébreu, mais de disposer d’un outil de dissuasion au cas où ce dernier serait tenté par une agression. Le Hezbollah dispose en outre du privilège d’être la seule force à avoir défié « l’ennemi sioniste » dans un Liban faible.

En sus, l’Iran veut protéger les lieux saints chiites en Syrie, dont le fameux mausolée de Zeinab. Il veut aussi tirer parti des flots de pèlerins chiites qui servent de réserves de recrutement. Ce sont des enjeux symboliquement majeurs mais pas existentiels. Aussi ne faut-il pas être surpris de constater une place pour la flexibilité. Les lignes sont en train de bouger, notamment quant au soutien à Bachar al-Assad. Il n’y a pas si longtemps, en février 2014, Mehdi Taeb, responsable de l’Unité de Cyberguerre des Gardiens, avait déclaré : « La Syrie est notre province stratégique », ajoutant qu’elle serait défendue comme une province iranienne (le Khouzistan !) [9].

Il n’est pas exclu également que la position de Riyad puisse évoluer très progressivement sur ce point, surtout si celle de Téhéran fait de même. Beaucoup dépendra des options que prendront les nouveaux dirigeants du royaume. Toujours est-il que lorsque les Iraniens ont entamé la reprise d’un dialogue avec les Saoudiens, Hassan Nasrallah, le chef du Hezbollah, s’est félicité de ces conversations [10]. C’est a priori inattendu de sa part, lui qui affiche une attitude plutôt agressive à l’égard des Saoudiens incorrigibles pourvoyeurs des ‘takfiris’, mais la portée de cette approbation se limite principalement au champ politique libanais, à savoir rendre possible la constitution d’un gouvernement. Malgré tout, cela signifie aussi que le diagnostic de l’affaiblissement militaire de l’Iran se confirme. Téhéran enregistre régulièrement, tant en Syrie qu’en Irak, des pertes parfois graves d’officiers pasdarans qui s’ajoutent à celles du Hezbollah [11]. Cela commence à coûter cher dans tous les sens du terme [12]. D’abord financièrement, car l’Iran doit en outre réduire son aide financière car la crise économique est passée par là, aggravée par l’effondrement des cours du baril [13]. Ceci a contraint le Hezbollah à mettre en place un plan d’économies et de diversification de ses ressources financières ; cette situation est compliquée par les affaires de corruption qui ont frappé le mouvement [14] et les ravages causées par son infiltration par le Mossad israélien. En sus, sa base politique, encore forte, est malgré tout fragilisée (des divisions sont perceptibles au sein de la communauté chiite [15]) et le contraint à négocier des arrangements avec ses adversaires en vue de la formation d’un futur gouvernement. Téhéran joue la carte de la division des chrétiens pour pousser grâce à l’alliance contre nature de Michel Aoun et du Hezbollah une offensive destinée à laisser à ce dernier le rôle de deus ex machina d’un Etat qui essaie d’exister et à permettre la pérennité des intérêts stratégiques iraniens [16]. Affirmant garantir la sécurité du Liban contre les ‘takfiris’, Téhéran contrarie ceux qui, comme le leader druze Jumblatt, se méfient d’un tel « parapluie » [17]. Les violentes querelles qui opposent le groupe chiite à l’ancien ministre sunnite Hariri attestent, malgré les tentatives de réconciliation l’ampleur des enjeux pour les « parrains » régionaux. L’Arabie saoudite aimerait purger le Liban de la « tutelle » iranienne, le combat sera durable et sévère

Les liens Iran-Hezbollah

Le Hezbollah n’est pas dans une situation très confortable, son étoile s’est ternie du fait du ressentiment de la population contre les dégâts de toute sorte découlant de l’engagement de la milice chiite aux côtés de Damas : pertes lourdes chez des « martyrs » transformés en icônes, mais aussi victimes ‘collatérales’ des combats, afflux massifs de réfugiés syriens, les destructions et dommages causés dans la région frontalière, les perturbations causées à l’économie libanaise, la perception que le Hezbollah crée un divorce, une division par rapport au monde arabe, l’alibi du front anti-sioniste s’étant sérieusement éventé. Ce lustre a encore plus pâli après les révélations de l’infiltration de l’appareil de la milice chiite par les services israéliens [18] que nous venons d’évoquer. Comme le note Amal Saad, « En 2013, le rôle militaire du Hezbollah a évolué spectaculairement d’une petite mission de conseil à un rôle de combat impliquant une masse de participants [19] ». Elle montre qu’en affichant l’idée que le Golan, (où s’est déroulée l’opération israélienne qui a frappé le 18 janvier une cible associant iraniens et hezbollahi, en particulier Jihad Mugniyeh, fils du célèbre Imad Mugniyeh, homme-clé de la coordination Hezbollah-pasdarans, décédé à Damas le 12 février 2008 dans des circonstances mal définies [20]), fait partie d’un ‘front unifié’ [21] combinant les Gardiens de la Révolution, le Hezbollah, les forces syriennes, les pasdarans confirment un niveau inégalé de leur engagement et leur intégration (« axe de la résistance ») dans la défense du régime syrien non seulement contre l’Etat islamique mais aussi contre Israël, présentés comme faisant partie d’un front unique. Selon des analystes israéliens, le Hezbollah compterait quelque 1000 combattants en Syrie et aurait établi une ‘zone de sécurité’ [22] le long de la frontière syro-libanaise, ce qu’ils interprètent comme un signe de faiblesse perçue depuis l’offensive de 2006 [23].

Le maintien de Bachar al-Assad ?

Nous assistons depuis peu de temps à des ballons d’essai iraniens sur le thème : Téhéran ne fait pas un préalable absolu du maintien définitif de la personne de Bachar al-Assad au pouvoir mais plaide de nouveau pour une solution politique [24] qui préserve ses intérêts. Comme l’avait déjà déclaré le 9 octobre Hossein Amir-Abdollahian, vice-ministre des Affaires étrangères, « Nous ne cherchons pas véritablement à ce que Assad reste président à vie », propos réitérés par un émissaire officieux iranien le 25 novembre suivant, qui va plus loin : même un président sunnite modéré serait acceptable pour Téhéran. Les Iraniens disent par là être ouverts à des compromis au nom du péril commun que Daech fait peser sur toute la région. Certains experts estiment qu’un des buts principaux de l’Iran en Syrie est de réduire le pouvoir de la présidence, de procéder à une décentralisation, de prévoir la participation de l’opposition ‘raisonnable’ au pouvoir, d’envisager un départ d’Assad à la fin de son mandat, sous peine de voir le régime s’effondrer en cas de renversement brusqué [25].

Pour le moment, les déclarations officielles réaffirment ne varietur un soutien inconditionnel à Bachar al-Assad, mais un examen plus attentif permet de constater que cette inflexion réaliste ne fait guère de doute. Les dirigeants iraniens pourront toujours prétendre que la République Islamique a de tout temps plaidé pour une solution politique, ce qui est exact. Mais son contenu change peu à peu [26], d’autant que les dirigeants iraniens ne dissimulaient pas vraiment les réserves (pour ne pas dire plus) que le comportement de Bachar al-Assad leur inspirait : aveuglement brutal, manque de sens politique, erreurs politiques et militaires (incapacité de mettre en place des réformes, répression militaire sanglante là où des mesures policières suffiraient, etc. [27]). Dans ce changement de contenu (encore loin d’être fixé) réside la novation. La question qui demeure entière est : les propositions iraniennes sont-elles réalistes ? Ce n’est pas démontré, dans la mesure où voulant préserver ‘l’essentiel’ (du régime actuel), elles s’exposent à un refus pur et simple de l’opposition syrienne ‘démocratique’ (non islamiste), et surtout à se trouver dépassées, en particulier par d’autres démarches, notamment russes. Par ailleurs des discussions informelles (« track 2 ») se sont produites entre Américains et Iraniens en 2014 [28].

Le soutien financier à la Syrie

Cependant, des échos diamétralement contradictoires ont été entendus sur le soutien financier (officiel) iranien. Il ne s’agit pas majoritairement de versement d’argent, car l’Iran n’en a pas les moyens, mais d’ouverture de lignes de crédit (sauf peut-être l’impression de monnaie). Le 27 mai 2013, la Banque Centrale syrienne avait annoncé que Téhéran avait ouvert une ligne de crédit de $4mds. Elle est probablement épuisée. Or, des indices sérieux attestent une très vive inquiétude syrienne sur l’ampleur, la nature et la durée du soutien politique, financier et militaire iranien. Plus précisément, Rohani et Zarif souhaitent hâter un règlement politique de la crise syrienne, qui ne passerait pas obligatoirement par le maintien durable de Bachar al-Assad, et commencent sans doute à exercer des pressions sur le régime de Damas pour s’y préparer. L’exécutif iranien est d’autant plus pressé de parvenir à une solution politique que la présente crise lui coûte cher financièrement, militairement, stratégiquement, et perturbe grandement sa relation avec ses voisins arabes (Irak excepté).

Ceci préoccupe gravement les dirigeants syriens qui craignent de faire les frais d’un éventuel arrangement. Aussi ont-ils lancé une vigoureuse offensive pour tenter d’obtenir le maintien si ce n’est l’accroissement des concours iraniens. Dans une déclaration révélatrice au journal libanais Al Akhbar (proche du Hezbollah) le 6 novembre 2014, le ministre syrien des Affaires étrangères, Walid Muallem, révèle de façon inhabituellement franche non seulement sa nervosité sur ces besoins, flairant le risque d’un lâchage de Bachar al-Assad, mais aussi le fait que la Syrie mise sur ses relations avec le Guide, les pasdarans, pour imposer ses vues et obtenir ce soutien, reconnaissant avoir des divergences avec Zarif sur ce point. Ce qui montre aussi que ces mêmes fossés traversent l’appareil décisionnaire iranien, les Gardiens semblant peu disposés à abandonner leur ‘chasse gardée’ : « Toucher à cette alliance en Iran est inacceptable pour l’Imam Khamenei et son entourage. Les obstacles potentiels viennent des milieux libéraux. Chaque fois que ceci se produit, l’imam, le Parlement et les Gardiens de la Révolution règlent la question en faveur de la [29]. » Il n’hésite pas à dénoncer, affichant sa confiance dans « la réalisation par la direction supérieure (iranienne) de l’importance de l’alliance avec la Syrie. Parfois, certains politiciens iraniens n’apprécient pas cette importance ». Il critique nommément Zarif : « Dans mes conversations avec le ministre iranien des Affaires étrangères, Javad Zarif, je lui ai clairement dit : la Résistance en Syrie est ce qui vous permet de négocier en position de force avec l’Occident sur le problème nucléaire ». Il n’hésite pas à reconnaître que « les religieux conservateurs en Iran sont les plus proches alliés de la Syrie sécularisée ». Un aveu rare. Nous voyons ainsi l’évidente connexion entre la posture stratégique de Téhéran et les rapports de force entre les divers acteurs du pouvoir iranien. 

Les démarches pressantes de la Syrie se sont poursuivies sans relâche : « En décembre 2014, le Premier ministre syrien, Mr Halaki, s’est rendu à Téhéran pour une nouvelle ligne de crédit de $7,4mds pour couvrir les achats de pétrole de la Syrie, $1,7mds pour de la nourriture et des médicaments en sus d’autres lignes nécessaires aux dépenses militaires [30] ». Selon la même source, les concours de Téhéran sous diverses formes se sont élevés à $3,6mds sur l’année (iranienne) 2013/2014 et si les requêtes de Damas sont acceptées, l’endettement syrien à l’égard de l’Iran culminera à $11mds.Or, les analystes précités, se référant à un article d’Al-Hayat, « Téhéran aurait refusé de consentir ces nouvelles facilités en l’absence de garanties ‘souveraines’ dans plusieurs secteurs : industrie lourde, propriété foncière, développement immobilier, et divers projets que l’Iran récupérerait quand la guerre sera terminée. » De son côté, le journal libanais Al-Akhbar annonce que Téhéran a ouvert une nouvelle ligne de crédit de $6mds mais nous ne disposons pas de données permettant de valider ces échos [31]. Nous comprenons donc que les successeurs de Bachar al-Assad vont se trouver en face d’une dette colossale.

La visite d’Ali Larijani à Beyrouth et Damas a été symptomatique. Le président du majlis (Parlement iranien) multiplie les tournées diplomatiques depuis plusieurs mois. Aurait-il par hasard des ambitions plus élevées ? Ce n’est pas à exclure. Il se positionne peut-être pour les élections présidentielles, même s’il ne l’a pas évoqué. A Damas, Larijani avait été interrogé par des Syriens sur l’aide financière iranienne ; tout en réaffirmant l’engagement iranien aux côtés de la Syrie, il est resté très vague sur ce point [32]. On peut comprendre qu’en raison de la crise financière iranienne, de la chute des cours du baril [33], le soutien économique iranien, en dépit de proclamations de solidarité inchangée, est probablement moins important qu’on ne le suppose. Comme nous l’avons mentionné plus haut, la question se pose dans les mêmes termes pour le Hezbollah. La brusque fermeture du journal en langue anglaise Al-Akhbar au début du mois de mars 2015 en est le témoignage [34]. Dès janvier, le Hezbollah avait été obligé de procéder à des économies drastiques sur les salaires, les délais de paiement des fournisseurs, etc. Certains règlements autrefois payés en dollars sont réglés en livres libanaises. L’Iran, entraîné dans plusieurs crises simultanées (Irak, Syrie, Liban, Yémen…), doit opérer des choix douloureux. Il n’est pas exclu que les canaux financiers officiels soient limités, sauf l’aide en nature (entraînements, livraisons de matériels…), et que l’aide financière passe par des canaux officieux. Il semble que l’Iran aurait choisi de diminuer l’aide officielle consentie au Hezbollah d’un montant qui serait compensé par des contributions provenant du Guide, des Fondations. Enfin, le Hezbollah se finance aussi par de juteux trafics tant au Liban qu’à l’étranger, où la drogue [35] occupe une place significative. Selon le Christian Science Monitor du 5 janvier 2015 [36], des sources diplomatiques à Beyrouth laissent entendre que l’Iran envoie de $1md à $2mds par mois à la Syrie, dont $500 millions pour financer des fournitures militaires. Karim Sadjapour, expert reconnu au Carnegie Endowment for International Peace, estime, selon les mêmes sources, que le montant cumulé de l’assistance iranienne sous diverses formes (y compris le coût en hommes/jour des pasdarans) tourne autour de $10mds par an. Mais la diminution de la fourniture d’hydrocarbures iraniens à la Syrie ajoute aux difficultés critiques de Damas qui fait face à une pénurie de ces produits et une flambée de leurs prix. La gestion de ces flux syro-iraniens par une bureaucratie paralysante a accru l’ampleur du problème. Du coup, Bachar al-Assad a imploré l’aide de son homologue iranien mais on ignore si cette requête a été honorée à hauteur des demandes syriennes [37]. Il convient de rester très prudent sur les chiffres cités plus haut.

Quoi qu’il en soit, il apparaît que Téhéran s’est engagé à accentuer sa politique de pénétration du marché syrien (une attitude que l’on retrouve en Irak), et se sert du levier de l’aide financière pour investir dans ce pays. En fin décembre 2014, le Premier ministre syrien et le vice-président Jahangiri ont présidé une réunion de plusieurs responsables ministériels pour étudier des investissements iraniens dans les secteurs agricole, bancaire, du tourisme, des hydrocarbures, de l’électricité, de produits alimentaires, du phosphate et du ciment. En début janvier, c’est au tour de Rostam Qasemi, qui préside également la commission mixte des relations économiques syro-iraniennes, accompagné d’une délégation plurisectorielle, de poursuivre l’étude de dossiers d’investissements. La Russie sera associée à ces approches, puisque les 3 pays travaillent à la constitution d’une joint-venture pour l’achat de tankers pétroliers [38]. Le 16 mars, en présence de hauts responsables syriens, au cours de la visite d’une importante délégation iranienne présidée par Ali Tayebnia, ministre de l’Economie, et menée par Rostom Qasemi (qui dirige la commission économique bilatérale), une série d’accords de coopération ont été signés dans les secteurs de l’énergie (pétrole, gaz, exploration, extraction, électricité, construction de centrales électriques, de transformateurs, et de réseaux de distribution d’électricité), de l’agriculture, la santé, ainsi que des projets d’investissements impliquant aussi le secteur privé. Les deux parties ont également convenu de réactiver les accords préexistants et les représentants syriens ont appelé leurs interlocuteurs iraniens à participer aux travaux de construction et de reconstruction dans le pays, tandis que le ministre a exprimé le vœu que les entreprises iraniennes investissent dans ce processus en participant à des projets conjoints [39]. Selon des observateurs, la délégation iranienne a dirigé l’ensemble des discussions, et ont dicté aux Syriens leurs conditions et prétentions sur l’économie syrienne. Apparemment, les représentants de Damas n’ont fait que s’incliner [40].

La ligne est claire pour l’Iran : Rohani tout comme Ali Khameneï veulent aboutir à une stabilisation de l’Irak et de la Syrie, et considèrent que le chaos introduit par l’EI représente un danger majeur pour la stabilité-même de l’Iran.

Une convergence des diplomaties iranienne et russe sur la Syrie ?

La diplomatie russe sur le dossier syrien mérite aussi notre attention. On assiste du côté de Moscou à une recherche de solution politique après cette prise de conscience des limites de l’action militaire. A son tour, la Russie, ce qui était moins attendu, a donc également bougé. Une tournée diplomatique russe s’est déroulée en Syrie et à Beyrouth [41], pour, manifestement, encourager les protagonistes à travailler à la recherche de solutions politiques. Outre cette visite en Syrie et au Liban, on a également remarqué une initiative diplomatique russe : la convocation à une conférence des membres de l’opposition et du gouvernement syrien. L’opposition syrienne, qui est très divisée, a beaucoup hésité sur l’attitude à adopter, mais le signal russe est selon nous très important puisqu’il n’était pas prévu, alors que les difficultés sur le terrain laissaient penser que l’Iran serait contraint de donner un certain infléchissement au soutien tous azimuts à Bachar al-Assad. Inversement, de Moscou, une telle démarche n’allait pas de soi. Il semble que paradoxalement, la Russie, qui jusqu’alors, avait parue assez figée sur des positions de soutien ‘dur’ à Bachar al-Assad, ait révisé sensiblement son évaluation, et paraît finalement plus pressée de parvenir à une solution politique [42] que la République Islamique, ainsi quelque peu bousculée.

Une analyse rapide permet de croire à une convergence intéressante des deux capitales. Les autorités iraniennes se sont félicitées de cette initiative [43]. On peut la rattacher, bien que ce soit un peu artificiel, à la consolidation de l’axe russo-iranien sur plusieurs autres dossiers : l’accord de coopération militaire qui a été signé entre les Russes et les Iraniens récemment au cours duquel a été évoqué la possibilité de délivrer les fameux missiles anti-aériens S300. Il y a une sorte de contentieux entre Moscou et Téhéran sur ce sujet, car un contrat avait été signé et les Russes avaient décidé de ne pas l’honorer, parce que c’est effectivement ce que l’on appelle un « game changer » sur le terrain qui risquerait de bouleverser dangereusement l’équilibre stratégique régional. Le fait que ceci soit évoqué (il n’est en rien certain que la commande sera honorée car Washington s’y est toujours fortement opposé, et globalement les Occidentaux aussi) est en soi un événement. Très récemment, ce sujet était à l’ordre du jour des entretiens du ministre russe de la Défense avec son homologue iranien. La Russie aurait soumis à l’Iran en début d’année 2015 (l’idée avait déjà été évoquée plus tôt) une offre alternative de fournir à la place du S300 le système Antey-2500. Cette proposition a suscité la même hostilité américaine [44]. Poutine pourrait avoir utilisé ce thème pour envoyer un signal de mécontentement en direction de Washington et des Européens à propos de l’Ukraine. Ce message atteste du renforcement, qui n’est peut-être que tactique, de l’axe Moscou-Téhéran. Ce peut être également un message d’encouragement donné à Téhéran à sa candidature à l’organisation de Shanghaï. Il en est actuellement membre observateur, et cela fait longtemps qu’il souhaite y être admis comme membre à part entière. Jusqu’à présent, aussi bien Russes que Chinois n’avaient pas donné leur indispensable approbation formelle à cette requête. Ces derniers mois, Moscou laisse percer une plus grande bienveillance à l’égard de cette approche, mais encore avec une certaine prudence. Il n’est pas démontré que l’adhésion plénière de Téhéran soit acquise.

Ceci doit également être placé dans le cadre des négociations entre les deux pays sur le dossier de la Caspienne. En effet, un accord juridique sur le régime des eaux de la Caspienne est en discussion depuis plusieurs décades. L’Iran, qui avait une vision extrêmement dure sur ce dossier, est en train d’évoluer doucement car il a besoin de pouvoir exploiter le riche patrimoine gazier de la Caspienne. Ce qui explique également le réchauffement des relations entre l’Azerbaïdjan et l’Iran, Téhéran ayant notamment nommé Mahmoud Vaezi, ministre des Communications, « Monsieur Azerbaïdjan », qui est également le « Monsieur Turquie » de la République islamique. Des comités de coopération conjoints entre Ankara et Téhéran et l’Iran et Bakou sont en cours de constitution tandis que malgré les avatars qui pèsent sur les relations bilatérales de l’Iran et de ces voisins, les dirigeants travaillent au renforcement de la coopération économique dans un cadre qui passe du bilatéral au trilatéral.

Pour revenir à la Syrie, on voit que les choses bougent. Une convergence se manifeste entre l’Iran et la Russie pour faire avancer la réflexion politique. Nous sommes évidemment très loin du compte, les conditions ne sont pas réunies pour trouver une solution politique. De nombreux obstacles se dressent sur sa route : absence d’opposition démocratique unie, tactiques divergentes entre l’Amérique et d’autres acteurs sur les bénéficiaires d’assistance militaire, incertitudes turques, etc. En plus, Russes et Iraniens ne partagent sans doute pas la même vision sur les successeurs potentiels de Bachar al-Assad. Téhéran souhaite disposer d’atouts puissants permettant de peser sur le futur pouvoir. Pour ce faire, et pour éviter de maintenir indéfiniment un coûteuse présence, l’Iran s’emploie à mettre en place un appareil milicien à l’image du Hezbollah et des Bassiji, qui « doublera » l’armée ‘régulière’ et assurera en même temps un contrôle politique [45]. C’est ce modèle dit « d’exportation de la Révolution » que Téhéran veut mettre en place en Irak, au Yémen, en Syrie et ailleurs [46].

Autant on pouvait s’attendre à l’évolution iranienne, dictée par les difficultés de terrain, autant le mouvement russe était plus inattendu. Du côté américain, des précautions ont été prises afin de donner quelques assurances à Bachar al-Assad que les frappes qui seront effectuées ne toucheront pas les forces du régime. Des contacts indirects entre les Américains et Bachar al-Assad sont entretenus, des voix commencent aux Etats-Unis à réfléchir sur l’utilité de ménager les conditions d’un rapprochement. John Kerry l’a reconnu dans une interview à la chaîne de télévision CBS le 15 mars : au bout du compte, l’Amérique devra discuter avec Bachar al-Assad sur une transition politique [47]. Curieusement, Marie Harf, porte-parole du Département d’Etat, a démenti cette ouverture le lendemain, invoquant une « confusion », et affirmant que Washington refuse de parler à Bachar al-Assad mais que des représentants du régime peuvent prendre part aux conversations. Ce à quoi Téhéran a répliqué par la voix du vice-ministre des Affaires étrangères Hossein Amir Abdullahian que le président syrien « doit faire partie de toute solution à la crise syrienne [48] », ce qui signifie un refus de chasser celui-ci mais l’obligation de l’inclure dans toute négociation. L’intéressé a déclaré prendre note de ces propos mais qu’il jugera les intentions de Washington d’après ses actes. On notera l’opposition de Laurent Fabius [49] à cette négociation, le ministre français excluant toute solution prévoyant le maintien au pouvoir du président syrien qu’il considérerait comme un « cadeau absolument scandaleux, gigantesque aux terroristes de Daech » [50]. La Turquie a émis une opposition analogue [51]. Pour sa part, Frank-Walter Steinmeier, ministre allemand des Affaires étrangères, n’a pas écarté l’utilité de converser avec Bachar al-Assad [52].

L’Iran et l’Etat islamique (EI) : un enjeu stratégique

La question de fond est assez simple à définir. C’est un défi frontal à l’égard d’un ennemi considéré comme mortel. Mortel parce que d’une part c’est la sécurité-même de l’Iran qui est directement menacée et qu’en second lieu le risque d’un éclatement de l’Irak est tout aussi inacceptable pour la République Islamique [53]. Les forces de l’EI se sont notamment approchées à une trentaine de kilomètres de la frontière iranienne. On a vu en Irak que l’EI, en dépit des frappes de la coalition et du fort engagement militaire iranien, même si la République islamique n’a pas déployé massivement ses troupes, est encore extrêmement dangereux en dépit des succès rencontrés à Tikrit. En outre, plusieurs questions se posent : la montée en puissance de l’armée irakienne qui recouvre une certaine crédibilité reste à confirmer. L’ouverture du nouveau Premier ministre irakien en direction des sunnites, que l’Iran encourage sans aucune ambiguïté, est encore assez limitée sur le terrain. L’implication très vigoureuse des conseillers militaires iraniens auprès des milices chiites facilite-t-elle ce processus ? Une certaine efficacité sur le terrain se paie par des difficultés à l’égard des sunnites, à qui le gouvernement irakien demande de se joindre à l’unité nationale, et qui éprouvent une répulsion devant le caractère brutal des milices chiites appuyées par l’Iran, même si ces milices chiites sont supposées combattre pour la restauration de l’Etat. Cette brutalité crée un malaise du côté sunnite, ce qui obère la cohésion recherchée. De plus, les Iraniens agissent sur leur levier naturel : la visite du leader chiite irakien Hakim à Téhéran a été remarquée. Du coup on peut se demander néanmoins si les tentatives des dirigeants irakiens de réintégrer les sunnites sont totalement convaincantes. Les démarches de chefs de tribus venus quémander directement à Washington de l’armement qui leur serait refusé par Bagdad alimentent des interrogations à cet égard.

Outre l’aspect sécuritaire, l’EI pose d’autres défis de fond à l’Iran. Avec sa volonté d’établir un califat, son objectif ultime n’est pas purement territorial mais religieux avec, à terme, la conquête de La Mecque. Le défi est donc religieux et également arabe et perse, car l’EI est une entité arabe. C’est donc une lutte à mort entre les deux, sans aucune espèce de concession, qui s’exprime sur le plan militaire. La bataille de Tigrit en est l’illustration.

Comment cela s’exprime-t-il sur le plan de la communication politique ? On peut remarquer que les messages iraniens sont curieusement orientés, puisque toute une communication de dirigeants iraniens affirme que l’EI est le résultat d’un « complot américain » [54] et éventuellement israélien. L’aspect totalement irréaliste de l’affirmation pose question. Classiquement, quand on a ce type d’affirmation, la première question qu’il faut se poser, au delà de l’aspect invraisemblable du contenu, est : à qui est destiné ce message ? La tentation serait de dire que ce message est dirigé vers les Occidentaux et les Israéliens. Cela ne semble pas démontré. Ce message est très largement du marketing politique à usage interne, en direction des durs, mais également dans un souci intérieur d’unité pour éviter que les ultras-conservateurs ne menacent la stabilité politique nationale. En flattant ces ultras, sont ainsi propagés des messages dont le contenu ne paraît pas fondé, largement à consommation interne, mais qui donnent matière à des réactions hostiles en Occident : les Iraniens ne pensent qu’à détruire Israël. Cette problématique est souvent retrouvée dans les négociations sur le nucléaire, où nous avons affaire à des déclarations contradictoires qui ne s’adressent pas nécessairement au destinataire le plus évident, mais souvent à un auditoire interne à qui il faut « vendre politiquement » un accord obtenu moyennant des concessions. Ces propos comportent un effet pervers difficile à gérer : les non-destinataires se saisissent du message pour leur propre enjeu politique intérieur (néo-conservateurs, Likoud).

Plusieurs voix s’expriment aux Etats-Unis, du côté de personnalités militaires, pour confirmer que les Etats-Unis considèrent qu’une coopération avec les Iraniens est indispensable sur le dossier irakien. Malgré les échanges de vues sur ce sujet, il faut constater que les négociations sur le nucléaire iranien et le dossier EI / Irak / Syrie, restent soigneusement disjoints. Mais des deux côtés, il existe des signaux clairs d’une volonté de ne pas se gêner a minima sur le terrain et d’envisager - mais avec beaucoup de prudence car politiquement difficile à gérer - une certaine coopération. Il y a déjà une coordination pour que les opérations militaires au sol du côté iranien et aériennes du côté de la coalition, ne créent pas d’inutiles incidents. La répartition des tâches, l’organisation des séquences de frappes au moment de la bataille de Tigrit l’a démontré éloquemment. Il est intéressant de voir qu’un acteur trouble le jeu et suscite de fortes interrogations : la Turquie.

La lutte contre l’Etat islamique et la modification éventuelle des relations de l’Iran avec la Turquie et avec l’Arabie saoudite

La Turquie joue un stop and go sur le dossier syrien, puisqu’elle a laissé circuler et assisté des combattants islamistes qui passaient par son territoire. On peut évoquer, même si cela n’est pas le sujet central ici, que d’aucuns se posent la question de l’incompatibilité entre la posture affichée par la Turquie sur ce dossier EI / Irak / Syrie et ses obligations en tant que membre de l’OTAN. C’est un vrai sujet qui commence à être apparent, même si ce n’est pas de façon frontale. Ceci pèse dans la relation entre l’Iran et la Turquie, où des tentatives de rapprochement sont faites : visites réciproques, échanges de vues. Un des moteurs de ces conversations est le dossier du gaz entre les deux voisins, dans lequel les Turcs semblent entreprendre un moyen de pression à l’égard des Iraniens en concluant des accords gaziers avec les Russes. Ils avaient déjà dit aux Iraniens que s’ils ne parvenaient pas à avoir un accord sur le volume et le prix du gaz entre eux, ils se tourneraient vers une autre source, c’est-à-dire vers la Russie, afin d’organiser des livraisons de gaz à des prix plus avantageux. Un accord (de principe) a été conclu entre les Russes et les Turcs pour organiser les futures livraisons de gaz à un prix avantageux mais les discussions sur ce point particulier sont très difficiles, les négociateurs turcs sont redoutablement âpres. Si cet accord se concrétise, il constituera un gros moyen de pression turque sur Téhéran. Dans le même temps, les échanges de tous ordres entre la Turquie et l’Iran sont indispensables aux deux parties. C’est une donnée structurelle. Ce sont des échanges obligés en énergie, en marchandises, en flux financiers et non financiers. Téhéran et Ankara sont deux partenaires/concurrents obligatoires, obligés de s’entendre sur un certain nombre de dossiers quand bien même ils seraient en désaccord sur d’autres, dont l’EI.

On ne voit pas encore une très grosse inflexion turque sur le dossier de l’EI, la Turquie a légèrement assoupli sa position car Ankara se trouve dans une situation embarrassante. On peut dire que la doctrine du « zéro problème » est morte : les problèmes ne font que se multiplier à sa frontière et dans son environnement. Les dirigeants turcs y ont beaucoup contribué par un cumul d’erreurs d’appréciations et par l’émergence de nouveaux défis comme Daech où ils ont voulu jouer une carte solitaire mais intenable : complicité avec les islamistes pour abattre Bachar al-Assad, sans en subir les inconvénients, absence de soutien aux Kurdes pour les garder assez faibles pour éviter une indépendance. Jusqu’à présent, la Turquie laisse faire plutôt que de gérer. La politique étrangère turque conçue par son ministre des Affaires étrangères Ahmed Davutoglu, le fameux néo-ottomanisme, a acquis sur la période récente une tonalité plus islamique. D’aucun disent que Erdogan se verrait bien « Calife », mais pas au sens strict du terme à l’instar celui de al-Baghdadi. Derrière la posture turque, il y a une inflexion pour donner une coloration islamique à son ambition néo-ottomane. Cette islamisation de la doctrine turque va-t-elle se heurter à l’ambition du califat de l’EI ? La diplomatie turque est un noyau de contradictions, dont on ne voit pas très bien comment elle va les gérer indéfiniment, mais il est clair qu’en islamisant un peu la doctrine du néo-ottomanisme, la Turquie prend une option qui viserait peut-être à la poser en concurrent acceptable, selon elle, de l’EI. Le jeu turc doit être suivi de près car les dirigeants seront obligés d’opérer des choix, qu’ils ne font pas à l’heure actuelle. Les rencontres régulières entre dirigeants turcs et iraniens confirment que les deux capitales, en dépit de leurs profondes divergences, maintiennent un dialogue.

Cette situation pose un défi très délicat à Washington qui se pose de graves questions à propos des contradictions turques : comment ce membre important de l’OTAN peut-il encore longtemps jouer le rôle de « mauvais camarade » (« bad cop ») ? La réalité est d’une rare complexité du fait de l’écheveau de facteurs contradictoires. Les Américains suivent de très près la posture turque à l’égard de l’Iran et plus particulièrement les relations économiques, commerciales et financières, notamment les services bancaires. Or, dans les sanctions, le volet bancaire est un point crucial. Depuis un certain nombre d’années, Washington joue la carte turque pour autoriser certains flux, par ailleurs surveillés de très près. Washington donne un peu de marge de manœuvre sur ce sujet, notamment car Ankara a des besoins énergétiques, et que la balance des échanges entre la Turquie et l’Iran est déficitaire pour la Turquie puisqu’elle exporte beaucoup moins que ce qu’elle n’importe en énergie, ce qu’elle essaye d’ailleurs de rééquilibrer en se tournant vers les Russes, comme nous venons de l’indiquer. En même temps, on a l’impression que cette relation est aussi une variable d’ajustement, à la fois par un certain accord tacite, et que de temps en temps les Etats-Unis font preuve de plus de fermeté. L’Amérique semble avoir récemment trouvé un terrain d’entente avec Ankara : comme nous l’avons indiqué plus haut, un accord a été conclu entre les deux partenaires pour permettre l’entraînement de 400 opposants syriens en Turquie par des forces spéciales américaines. Ceci introduit une note positive dans cette relation mais comporte des ambiguïtés sur l’objectif assigné à ces combattants [55]. Pour Ankara, il inclut le renversement de Bachar al-Assad, c’est moins certain pour Washington. Ce geste risque fort d’ajouter de l’incompréhension dans les rapports turco-iraniens, déjà peu confortables, et de ne pas faciliter les éventuels dialogues entre Washington et Téhéran, et entre l’Amérique et Damas. La récente opération militaire turque destinée à protéger le mausolée de Suleyman Shah (grand-père du premier empereur Ottoman) [56], a suscité une vive réprobation en Iran. Cette intervention est considérée comme une violation de l’intégrité territoriale de la Syrie [57], un fâcheux précédent aux yeux de Téhéran.

La lutte est engagée de façon frontale entre l’EI et l’Iran, et l’Iran développe aussi un message en direction de l’Arabie saoudite, sur le thème : ce combat nous est commun. Le ministre des Affaires étrangères Zarif l’a répété aux Saoudiens au cours de sa visite, lors des obsèques du roi Abdallah : vous êtes vulnérables, nous aussi, nous avons donc intérêt à faire cause commune. Le message est assez crédible. Sera-t-il entendu ? Il est trop tôt pour le dire. Un facteur en particulier joue négativement sur ce rapprochement, c’est la très grande inquiétude de Riyad à l’égard de ce qui se passe au Yémen, et sur l’accord nucléaire, que nous avons décrite plus haut. Les Iraniens martèlent à l’envi : le péril premier est au sein même du royaume. Ils ont beaucoup de mal à persuader leurs homologues saoudiens de constituer un front commun à cause des trois différends (Irak, Syrie, Yémen) qui opposent les deux rivaux.

Le résultat de cette situation incertaine est que les dirigeants de Riyad ont peine à se laisser convaincre des ‘bonnes’ intentions iraniennes et de constituer ce front commun auquel il a été fait allusion. Il est trop tôt pour pronostiquer si des conversations dépassionnées peuvent s’engager entre les deux protagonistes. Les Américains s’emploient à ‘inciter’ les nouveaux dirigeants de Riyad à s’entendre avec les Iraniens. La très délicate redéfinition de la nature de la relation entre Washington et le royaume pèse sur ce dossier où la question du gaz de schiste et des soupçons de complicités princières dans le terrorisme islamiste ont créé un véritable malaise. Il faudra aussi évaluer plus précisément le poids du prince Turki al-Fayçal à l’avenir.Son influence va-t-elle demeurer bien que différente, ou décroître ? Cela va peser dans les relations bilatérales et dans toute tentative d’approche commune contre Daech parce que le prince Turki, notamment au sein du Conseil de Coopération du Golfe (CCG), n’a eu de cesse de dénoncer le « péril imminent » que fait peser au niveau régional l’Iran avec ses capacités nucléaires et ses ambitions qu’il décrit comme « hégémoniques ».

Nous voici donc dans un Moyen-Orient plus tourmenté que jamais par des rebondissements constants qui mettent à rude épreuve les diagnostics des analystes. Le décryptage de cette scène d’une incroyable complexité passe avant tout par l’identification des perceptions et stratégies réciproques des différents acteurs, qu’il convient ensuite de corréler sur le terrain. Dans la période délicate des récentes négociations nucléaires, le président Rohani, son gouvernement et ses alliés, jouent de rudes parties (à commencer par leur propre avenir politique) sur plusieurs échiquiers simultanés dont les protagonistes se servent pour interagir sur différents champs alors que ceux-ci sont supposés être distincts. Scruter ces horizons mouvants nous contraint avec prudence et humilité à valider et réviser constamment nos grilles de lecture. La signature, le 2 avril 2015, d’un « accord politique » nucléaire entre la République Islamique (paramètres pour un accord conjoint global sur le programme nucléaire Iranien), va permettre de finaliser d’ici le 30 juin un texte complet. Cette étape capitale marque le début d’une nouvelle page qui, si elle aboutit à un accord définitif, d’une part ouvrira la possibilité d’une coopération officielle entre l’Iran, Washington et les autres pays occidentaux sur les crises irakiennes et syriennes, sans oublier le dossier Afghan. A l’évidence, cette perspective contrariera fort Israël. L’Etat hébreu, sous réserve d’inventaire, est le grand perdant politique de cette évolution. L’Arabie saoudite devra sans doute examiner attentivement les options que lui ouvre ce nouveau chapitre. Téhéran devra multiplier les gestes de bonne volonté diplomatique à l’égard de Riyad si l’Iran veut pouvoir capitaliser sur cet acquis (qui reste à transformer). Ceci suppose que le Guide veille à ce que les Gardiens de la Révolution ne ‘torpillent’ pas toute possibilité de baisse des tensions régionales. Ils seront enclins à modérer leurs actions s’ils reçoivent en échange des compensations. Cette nouvelle page permettra-t-elle de faire rentrer l’Iran dans les négociations relatives à l’avenir de la Syrie ? Est-ce trop tôt ? Il est temps d’ouvrir de nouvelles portes.

Publié le 16/04/2015


Outre une carrière juridique de 30 ans dans l’industrie, Michel Makinsky est chercheur associé à l’Institut de Prospective et de Sécurité en Europe (IPSE), et à l’Institut d’Etudes de Géopolitique Appliquée (IEGA), collaborateur scientifique auprès de l’université de Liège (Belgique) et directeur général de la société AGEROMYS international (société de conseils sur l’Iran et le Moyen-Orient). Il conduit depuis plus de 20 ans des recherches sur l’Iran (politique, économie, stratégie) et sa région, après avoir étudié pendant 10 ans la stratégie soviétique. Il a publié de nombreux articles et études dans des revues françaises et étrangères. Il a dirigé deux ouvrages collectifs : « L’Iran et les Grands Acteurs Régionaux et Globaux », (L’Harmattan, 2012) et « L’Economie réelle de l’Iran » (L’Harmattan, 2014) et a rédigé des chapitres d’ouvrages collectifs sur l’Iran, la rente pétrolière, la politique française à l’égard de l’Iran, les entreprises et les sanctions. Membre du groupe d’experts sur le Moyen-Orient Gulf 2000 (Université de Columbia), il est consulté par les entreprises comme par les administrations françaises sur l’Iran et son environnement régional, les sanctions, les mécanismes d’échanges commerciaux et financiers avec l’Iran et sa région. Il intervient régulièrement dans les media écrits et audio visuels (L’Opinion, Le Figaro, la Tribune, France 24….).


 


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