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Histoire, société et justice dans les Mille et Une Nuits Compte-rendu de lecture du chapitre « Les Mille et Une Nuits » d’Aboubakr Chraïbi, in Patrick Boucheron (dir.), Histoire du monde au XVe siècle

Par Anne Walpurger
Publié le 21/08/2014 • modifié le 29/04/2020 • Durée de lecture : 6 minutes

Dans l’ouvrage dirigé par Patrick Boucheron, Histoire du monde au XVe siècle, publié en 2009, Aboubakr Chraïbi y consacre un chapitre. Les Mille et Une Nuits ont une genèse encore assez mystérieuse, mais les manuscrits arabes disponibles les plus anciens datent du XVe siècle, d’où ce chapitre qui leur est consacré dans l’ouvrage de Patrick Boucheron. Linguiste et spécialiste de la littérature arabe ancienne, Aboubakr Chraïbi est aujourd’hui maître de conférences HDR à l’Institut national des langues et civilisations orientales de Paris (INALCO). Il dirigé l’ouvrage Classer les récits, Théories et pratiques chez L’Harmattan (2007) ainsi que les Mille et une nuits en partage chez Sindbad - Actes Sud (2004), coédité Les Mille et Une Nuits de Galland chez Garnier Flammarion (2004), Mille et un contes, récits et légendes arabes de René Basset chez Corti (2005) et publié Les Mille et Une Nuits : histoire du texte et classification des contes chez L’Harmattan (2008). Il a également écrit de nombreux articles sur les Mille et une nuits la littérature arabe médiévale et la théorie littéraire.
Dans l’ouvrage de Patrick Boucheron, il offre une courte mais extrêmement intéressante présentation des Mille et Une Nuits.

Au-delà de l’analyse littéraire du recueil de contes, c’est le regard que pose Aboubakr Chraïbi sur la vision de la société et de la justice qui est remarquable dans ce chapitre. Les Mille et Une Nuits sont vues comme un véritable miroir de l’histoire de l’Islam telle qu’elle a été vécue et ressentie par la société et telle qu’elle a influencé la culture et les représentations sociales. Aboubakr Chraïbi s’arrête sur le détail d’un conte qui met en scène un barbier au milieu du XIIIe siècle à Bagdad, c’est-à-dire dans les années terribles qui précèdent la chute de la Bagdad abbasside face aux Mongols ; pour Chraïbi, « la date choisie par la fiction n’est pas tout à fait due au hasard » (p. 546) ; au contraire, le choix du milieu du XIIIe siècle comme temps d’une action donnée montre à quel point le XIIIe siècle a été considéré, dans les siècles suivants, comme un tournant dans l’histoire de l’Islam. Autour de ce XIIIe siècle s’opposent deux mondes : l’un, celui des califes abbassides qui se rêvait éternel, révolu ; l’autre, celui où l’Islam est fragilisé par les divisions et les guerres avec les Mongols, nouveau et incertain. Chraïbi voit deux conséquences de ce tournant historique au niveau intellectuel : tout d’abord, le rassemblement des connaissances encyclopédiques pour conserver le passé ; et ensuite, et sans doute plus important ici dans l’élaboration des Mille et Une Nuits, la libération de l’imaginaire pour échapper à ce sentiment d’insécurité, de fragilité, d’enfermement de ce monde de l’Islam assailli de toute part. Un imaginaire qui laisse libre cours à l’invention de nouvelles forces magiques, mystiques, géniales, et permet de développer toute une création littéraire fictionnelle et fantaisiste dont le but premier est de distraire. Mais, comme le souligne Chraïbi, les contes ne sont pas adressés à un lectorat populaire : l’exemple de cette allusion au XIIIe siècle montre qu’une « connaissance aiguë de l’histoire » est nécessaire à qui veut comprendre dans sa globalité le propos des Mille et Une Nuits.
Cette première analyse des contes des Mille et Une Nuits permet de dépasser le caractère fictif et fantastique des récits pour aborder une question moins évidente, celle du rapport à l’histoire du monde islamique qui sous-tend la narration. Les Mille et Une Nuits, plus qu’un simple recueil, deviennent un ouvrage fictionnel hautement élaboré qui oscille entre distraction des lecteurs et rappel d’un douloureux passé. Lire ces contes avec cette idée à l’esprit permet d’avoir un sens plus aigu de la réalité historique.

Une deuxième perspective d’approche de Chraïbi offre cette fois une analyse de la société islamique. Miroir de l’histoire islamique et de son vécu, les Mille et Une Nuits le sont aussi de la vie quotidienne qui est dépeinte « dans sa forme la plus simple et, en même temps, la plus sombre et la plus spectaculaire » (p. 547.) : condamnations à mort, exécutions sommaires et tortures sont une thématique que l’on retrouve très largement au sein du recueil. Il le rappelle bien : cette thématique est même à l’origine du récit-cadre des Mille et Une Nuits. Car comment et pour quelle raison débutent ces multiples contes ? Parce qu’il a été trompé par sa première femme, le sultan Shahryar décide d’épouser une nouvelle jeune fille chaque jour et de la mettre à mort au lendemain de la nuit de noces pour être certain de ne plus être à nouveau trompé ; la fille du grand vizir, Shahrazade, se propose alors d’épouser le sultan ; mais pour échapper au sort funeste qui attend toute nouvelle épouse de Shahryar, elle lui raconte, chaque nuit, une histoire dont la suite est systématiquement reportée au lendemain : ainsi, pour connaitre la suite de l’histoire, le sultan se voit obliger de reporter de jour en jour l’exécution de Shahrazade ; Shahrazade conte ainsi ses histoires pendant mille et une nuits, et parvient finalement à gagner la confiance du souverain, définitivement séduit par un tel divertissement.
Or, s’il note bien que le texte des Mille et Une Nuits est profondément misogyne, comme l’était, d’ailleurs, « l’ensemble des littératures médiévales », Chraïbi montre que justement, la violence que connait la société dans le monde médiéval, en Islam comme ailleurs, est très souvent due aux gouvernants, seigneurs et rois ; et selon lui, le récit-cadre des Mille et Une Nuits dépeint à la perfection cette situation : « seul un roi pouvait impunément programmer au grand jour des meurtres en série » (p. 547.). Cette idée serait extrêmement présente dans la littérature médiévale ; elle serait même un leitmotiv. En effet, Chraïbi cite à côté des Mille et Une Nuits le Mustatraf d’Al-Ibshihi (qui a vécu au XVe siècle, mort après 1446), un ouvrage encyclopédique dans lequel il aurait fait répondre un personnage en ces termes à une question : « Toi qui es si savant, lui demanda-t-on, pourquoi fuis-tu la compagnie des rois ? – Parce que je les ai vus, pour un rien, enrichir les hommes et, pour un rien, leur trancher la tête. » Ce « pour un rien », Chraïbi voit son expression dans les Mille et Une Nuits à travers la notion de divertissement : en effet, c’est le divertissement qui sauvera Shahrazade des vues criminelles de Shahryar, et tant d’autres d’un sort tout aussi funeste. Ainsi, parmi de nombreux exemples, Chraïbi cite l’affaire criminelle que doit résoudre le vizir d’Harun al-Rashid, Ja’far, sous peine de voir quarante membres de sa famille exécutés (pourtant innocents) ; mais une fois que Ja’far a découvert le véritable coupable, celui-ci s’en sort par une pirouette, en récitant une histoire divertissante pour Harun al-Rashid qui l’épargne. Chraïbi d’en conclure : « Autrement dit, à l’intérieur et à l’extérieur des territoires de l’Islam, à la fois en Inde et en Chine, dans le désert et dans la cité, que l’on soit homme ou femme, musulman ou non, qu’il s’agisse d’un roi anonyme, d’un pays lointain, ou du grand Harun al-Rashid à Bagdad même, la justice fait défaut et la vie humaine ne vaut pas plus qu’un conte étonnant et surprenant. » (p. 548)
S’agit-il ici véritablement d’un « miroir » de la justice qui était à l’œuvre dans le monde islamique, ou cet excès n’est-il pas plutôt une marque du caractère profondément fictif, imaginatif et par la même sans doute aussi exagéré de la narration ? Sans doute. Toujours est-il que, comme semble vouloir le montrer Chraïbi, les contes des Mille et Une Nuits laissent percevoir un certain aspect de la société islamique médiévale : sa profonde violence et peut-être la spontanéité parfois incohérente du système judiciaire et du gouvernement, et des angoisses face aux récents évènements historiques qui font surgir cette soif d’imaginaire et de magie qui caractérise les Mille et Une Nuits.

A la lecture de ce chapitre de l’Histoire du monde au XVe siècle de Patrick Boucheron se dégage l’idée selon laquelle les Mille et Une Nuits peuvent être une porte d’entrée originale dans le programme d’agrégation et du Capes 2015, en ce que ce recueil semble donner une certaine image de la pratique gouvernementale. Peut-être cette image est-elle considérablement déformée, et il est certes de rigueur de prendre du recul face à cette source qui est avant tout un texte littéraire fictionnel. Mais les excès narratifs qui se font jour dans ce texte ont au moins le mérite de poser la question « pourquoi une telle violence judiciaire et gouvernementale ? » Et par conséquent, peut-être de montrer également comment, parallèlement à l’histoire islamique, ce gouvernement était vécu et ressenti par ses contemporains. En ce sens, l’analyse de Chraïbi des Mille et Une Nuits nous a paru particulièrement intéressante et originale puisqu’il pointait du doigt, ce qui semble être assez rare pour ce recueil, la capacité des contes à évoquer la dimension politique du monde islamique.

« Les Mille et Une Nuits » d’Aboubakr Chraïbi, in Patrick Boucheron (dir.), Histoire du monde au XVe siècle, Fayard, Paris, 2009.

Publié le 21/08/2014


Elève de l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, diplômée en master d’histoire à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, Anne Walpurger se passionne pour le Proche-Orient et s’occupe de la rubrique de l’agrégation et du Capes 2015 des Clés du Moyen-Orient.


 


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