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Par Mathilde Rouxel
Publié le 22/05/2017 • modifié le 21/04/2020 • Durée de lecture : 7 minutes

Vie et activité

Hélé Béji est née le 1er avril 1948 à Rbat, un faubourg de la médina de Tunis, sous le nom de Hélé Ben Ammar. Elle est la fille de Mondher Ben Ammar, ministre sous Bourguiba et la nièce de Wassyla Ben Ammar, la seconde épouse de Bourguiba. Elle est également la sœur du producteur de cinéma et homme d’affaire Tarek Ben Ammar (1). De père musulman et de mère chrétienne, elle a grandi dans un environnement très libéral.
Hélé Béji étudie les lettres modernes à Paris, dont elle obtient l’agrégation en 1973. Il s’agit de la première Tunisienne agrégée de lettres moderne (2). Elle rentre enseigner à Tunis, puis travaille à l’UNESCO.
Suite au coup d’état du 7 novembre 1987, par lequel Zine el-Abidine Ben Ali prend le pouvoir en Tunisie, Hélé Béji est radiée de l’université tunisienne où elle enseignait la littérature française depuis son retour de Paris. Les thèses défendues dans son ouvrage phare, Le Désenchantement national, paru en 1982, avaient déplu : elle y discutait les nouvelles formes d’uniformisation politique qui avaient suivi l’indépendance tunisienne et l’instauration de la politique du parti unique. Cette servitude politique et sociale avait aussi été mise en lumière dans son ouvrage autobiographique L’œil du jour, paru en 1985, qui laisse voir la misère et l’absence de liberté d’expression dans lequel s’est trouvé plongé le peuple tunisien au lendemain de l’indépendance.
En 1998, elle ouvre dans la médina de Tunis un espace d’expression des intellectuels tunisiens, un espace demeuré illégal, n’ayant jamais obtenu les autorisations nécessaires. Elle y invite des intervenants issus des grandes universités européennes, américaines, mais aussi latino-américaines ou méditerranéennes, venus discuter de questions artistiques, littéraires, philosophiques ou historiques (3).

Œuvre

Dans un travail philosophique aux confins de l’anthropologie, Hélé Béji a toujours tenté de mettre en lumière les questions de l’identité – nationale ou culturelle – ainsi que celles des violences liées à l’arbitraire de l’État nation décolonisé. Elle s’inscrit dans la démarche intellectuelle d’Albert Memmi (4). Son engagement intellectuel pour la libéralisation de la vie politique l’a amenée à réfléchir sur une vision du colonialisme qui ne serait pas seulement imposé de l’extérieur, mais qui existerait aussi au sein même du système tunisien tel qu’il s’est constitué au lendemain de la décolonisation. Son œuvre interroge ainsi principalement les interdits qui pèsent sur la vie politique mais aussi privée, la place de la religion dans la société, ainsi que la nécessité d’une émancipation citoyenne. Dans son premier essai, Désenchantement national publié en 1982, elle revient sur les grands espoirs postcoloniaux ayant émergé après l’indépendance, rapidement déçus par l’autoritarisme des régimes qui s’installèrent. Elle dénonce ainsi l’usage abusif dans le monde arabe des concepts occidentaux de « nationalisme » et d’« individualisme », utilisés par les appareils d’État pour justifier un pouvoir répressif, seul prétendu capable d’évacuer les dernières marques de colonialisme. Comme le résume bien Angelica Edzard-Karolyi, « ces sociétés ont sécrété leur propre bureaucratie et un appareil étatique d’essence conservatrice et immobiliste », ce qu’Hélé Béji incite à reconnaître, afin de ne pas attribuer « tous les échecs, toutes les misères et oppressions dans les sociétés décolonisées à l’hégémonie occidentale (5) ».

Hélé Béji est aussi l’auteure de nombreux écrits en prose. Parmi eux, L’œil du jour (1985), paru trois ans après Désenchantement colonial, dans lequel la narratrice ne dissimule pas les influences autobiographiques à l’origine du livre. Hélé Béji convoque en effet pendant l’écriture de cet ouvrage son expérience personnelle de femme née dans une société musulmane au sein d’une famille tolérante qui a pu observer les traditions sans en subir les contraintes ni les interdits. Si la famille y apparaît comme un espace d’ouverture, l’expérience d’Hélé Béji nous aide à percevoir une rupture entre la tradition locale, à Tunis, et la modernité parisienne à laquelle la narratrice est davantage familière. L’auteure dresse ainsi un portrait ironique d’une société tunisienne encore rythmée par les coutumes bien que plongée dans une modernité sur le modèle européen dont elle n’hérita que des plus vulgaires aspects. Elle poursuit ses réflexions dans son essai suivant, L’Imposture culturelle (1997), en se concentrant sur la détérioration de l’engagement du peuple et des élites, étouffés et rendus impuissants par le discours sur l’identité mené par les autorités et affaiblis par la montée du radicalisme (6). Par la suite, elle n’hésite pas à renforcer ses positions sur les rapports nord/sud en prenant position contre les guerres du Golfe, notamment la première à travers les textes qu’elle publie dans les années 1990 (7).

En 2006, elle publie Une force qui demeure, qui reprend à nouveau l’expérience de son éducation pour questionner la situation de la femme dans la société moderne. Écrit à la première personne, cet essai propose à la fois un témoignage sur les sociétés maghrébines traditionnelles et une lecture, distanciée, des sociétés modernes – européennes – dans lesquelles elle a vécu. Nous, décolonisés (2008), lui aussi écrit à la première personne (8), tente à nouveau de décrypter les dominations forgées après la décolonisation. Son dernier ouvrage en date, Islam Pride. Derrière le voile (2011) publié après la révolution tunisienne de 2011, tente de comprendre plutôt que de le condamner le retour du voile chez les jeunes femmes tunisiennes. Elle y voit en effet davantage un acte de résistance, après vingt-trois ans d’une dictature ben-alienne qui le condamnait, qu’un aveu de soumission : l’auteure, pourtant opposée au port du voile, défend ainsi l’émergence d’une nouvelle lutte des femmes, dont les attributs semblent à nouveau s’inscrire en réaction contre une idéologie occidentale dominante.

Elle est aussi l’auteure de plusieurs nouvelles de fiction ainsi que de nombreux articles sur le Nouveau théâtre tunisien, dont l’audace sert ses propos concernant la nécessité d’une révolte libertaire contre l’État répressif en acte jusqu’en 2011 en Tunisie.

Hélé Béji et la révolution tunisienne de janvier 2011

Hélé Béji a pris activement part au dialogue démocratique qui s’est ouvert aux lendemains de la fuite du président Ben Ali le 14 janvier 2011. Elle a organisé notamment au Collège International de Tunis plusieurs séries de conférences (« Les nouveaux imaginaires démocratiques » en 2011, « Démocratie de citoyens, démocratie de croyants ? » ou « Penser la démocratie » en 2012 (9)). Elle est également fréquemment intervenue dans la presse, s’exprimant notamment sur la nouvelle place de l’islam dans la société tunisienne – une place souvent contestée, mais dont Hélé Béji n’a jamais cessé de clamer la légitimité (10). Sa présence, en effet, confirme selon elle la démocratisation de la Tunisie, les différentes voix qui constituent la Tunisie contemporaine n’hésitant plus à s’élever pour faire entendre ses droits et ses attentes. Comme le note l’anthropologue Stéphanie Pouessel à la suite d’une conférence de l’écrivaine tunisienne intitulée « Des hommes et des dieux », « selon Hélé Béji, a religion musulmane fait, pour la majorité, office de morale humaniste. Elle apparait comme un gage d’humanité, de conscience, de souci de l’Autre. Le choix électoral de l’islam politique est alors explicable par cette injection de morale que les électeurs ont voulu réintroduire dans la sphère du politique souillée par les anciens dirigeants (11) ». C’est ce qu’elle défend également dans son essai publié en 2011, Islam Pride. Derrière le voile. Cette position de tolérance ne l’empêche pas néanmoins de critiquer le projet du parti Ennardha porté au pouvoir en Tunisie à l’issue des élections de 2012 : la présence du religieux dans la sphère du politique marque une politisation de l’islam menant à un « désenchantement du religieux » dangereux pour la société (12). Le retour du religieux, porté en politique, a donc eu pour effet d’accentuer les clivages plutôt que de proposer une société égalitariste. Hélé Béji appelait donc à reconsidérer les parcours individuels, notamment de ces femmes qui, le 14 janvier au soir, ont commencé à porter ce voile précédemment proscrit, pour comprendre et analyser à l’aune de la société ce retour du religieux en Tunisie. Ce sont ces femmes, selon elle, qui, « voilées ou pas » composent « l’union sacrée des Tunisiennes » (13).

Personnage aussi politique que littéraire, Hélé Béji est une intellectuelle importante du paysage culturel tunisien. Son œuvre influente et ses nombreuses réflexions sur la décolonisation ont encore des résonnances importantes et sont des références incontournables pour penser encore aujourd’hui les sociétés méditerranéennes – en témoigne la réédition, en 2013, de son ouvrage phare des années 1980, Désenchantement national. Essai sur la décolonisation (14).

Notes :
(1) Zohra Abid, « Littérature : Grand Prix Hervé Deluen pour Hélé Béji », Kapitalis, 13/12/2016, disponible en ligne. URL : http://kapitalis.com/tunisie/2016/12/13/litterature-grand-prix-herve-deluen-pour-hele-beji/
(2) « Hélé Béij », collège international de Tunis, disponible en ligne. URL : http://www.college-international.org/hele-beji.html
(3) « Hélé Béji », Internationales literaturfestival, Berlin, disponible en ligne. URL : http://www.literaturfestival.com/archiv/teilnehmer/autoren/2006/hele-beji
(4) En témoigne l’hommage qu’elle prononce en 1998 dans le colloque international organisé en 1996 à Würtzburg « Postcolonialisme & autobiographie : Albert Memmi, Assia Djebar, Daniel Maximim ». Son dernier ouvrage, Nous, décolonisés (2008) semble ainsi prolonger l’ouvrage de Memmi Portrait du colonisé paru en 1985.
(5) Angelica Edzard-Karolyi, « Hélé Béji, Le désenchantement national. Essai sur la décolonisation, compte rendu », Politique étrangère, 1983, vol. 48 n°1, p.227-228, disponible en ligne. URL : http://www.persee.fr/doc/polit_0032-342x_1983_num_48_1_3296_t1_0227_0000_4
(6) Voir sur ce sujet les commentaires de Robert Lang sur l’impact des idées d’Hélé Béji sur la culture et la société tunisienne dans son ouvrage New Tunisian Cinema : Allegories of Resistance, Columbia Press University, 2014.
(7) Voir notamment : « L’inhumain », La Presse de Tunisie, 6 février 1991, pp. 1 et 10, « L’Occident intérieur », Le Débat, décembre 1986 ou encore « Le patrimoine de la cruauté », Le Débat, n°73, janvier-février 1993, pp. 162-174.
(8) La chercheure Denise Brahimi analyse dans son article « Nous, décolonisés d’Hélé Béji. Le je entre nous et vous » (Revue de littérature compatée, 2008, n°327) la place et le rôle de cette subjectivité d’Hélé Béji dans son ouvrage. Disponible en ligne. URL : https://www.cairn.info/revue-de-litterature-comparee-2008-3-page-387.htm
(9) Archives à retrouver sur le site du Collège International de Tunis : http://www.college-international.org/les-nouveaux-imaginaires-democratiques.html
(10) Marie Verdier, « Hélé Béji : Tunis s’est transformée en agora », La Croix, 23/02/2011, disponible en ligne. URL : http://www.la-croix.com/Actualite/Monde/Hele-Beji-Tunis-s-est-transformee-en-agora-_NG_-2011-02-23-563935
(11) Stéphanie Pouessel, « L’autre Tunisie. Les intellectuels de l’opposition défont les mailles de l’islam politique. Réflexions à partir de la conférence d’Hélé Béji « des hommes et des dieux » », Le Carnet de l’IRMC, 29 novembre 2012, disponible en ligne. URL : http://irmc.hypotheses.org/611
(12) Ibid.
(13) « Voilées ou pas : l’union sacrée des Tunisiennes », Elle, 4/03/2011, disponible en ligne. URL : http://www.elle.fr/Societe/L-actu-en-images/Voilees-ou-pas-l-union-sacree-des-Tunisiennes/BEJI-Hele
(14) Marina Da Silva, « Désenchantement national. Essai sur la décolonisation de Hélé Béji », Le Monde diplomatique, juillet 2014, disponible en ligne. URL : https://www.monde-diplomatique.fr/2014/07/DA_SILVA/50651

Publié le 22/05/2017


Suite à des études en philosophie et en histoire de l’art et archéologie, Mathilde Rouxel a obtenu un master en études cinématographiques, qu’elle a suivi à l’ENS de Lyon et à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth, Liban.
Aujourd’hui doctorante en études cinématographiques à l’Université Paris 3 – Sorbonne Nouvelle sur le thème : « Femmes, identité et révoltes politiques : créer l’image (Liban, Egypte, Tunisie, 1953-2012) », elle s’intéresse aux enjeux politiques qui lient ces trois pays et à leur position face aux révoltes des peuples qui les entourent.
Mathilde Rouxel a été et est engagée dans plusieurs actions culturelles au Liban, parmi lesquelles le Festival International du Film de la Résistance Culturelle (CRIFFL), sous la direction de Jocelyne Saab. Elle est également l’une des premières à avoir travaillé en profondeur l’œuvre de Jocelyne Saab dans sa globalité.


 


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