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Habib Abdulrab Sarori, La fille de Souslov

Par Aglaé Watrin-Herpin
Publié le 21/07/2017 • modifié le 27/04/2020 • Durée de lecture : 10 minutes

Résumé de l’intrigue

Amran a grandit dans la République démocratique populaire du Yémen des années 1960-70. Après quelques années passées à Paris grâce à une bourse d’étude, il décide de rentrer dans sa ville natale d’Aden. Mais depuis 1990, le Yémen du Sud a été rattaché à la République arabe du Yémen (Yémen du Nord), sous l’égide de son ex-président Ali Abdallah Saleh, et est en proie à la guerre civile. Au-delà des conflits qui continuent d’opposer le gouvernement et les tribus du Nord aux sécessionnistes du Sud, Amran observe l’influence grandissante des salafistes dans son pays. Les mêmes qui, dans son esprit, sont responsables de la mort de sa femme Najat dans un attentat au métro Saint-Michel, à Paris, en 1995. A sa plus grande stupéfaction, il découvre finalement que son amour d’adolescent, Faten, est devenue une prédicatrice salafiste reconnue. Lorsque le « printemps yéménite » survient en 2011, Amran dont l’esprit révolutionnaire ne s’est jamais éteint, doit composer avec la présence des islamistes, mais aussi des intérêts tribaux et des manœuvres du gouvernement Saleh pour conserver le pouvoir.

Une jeunesse marquée par le socialisme révolutionnaire (1970-1990)

La fille de Souslov s’ouvre sur un souvenir d’enfance du jeune adénite, Amran, âgé de six ans en 1962. Il lui revient une mélodie religieuse soufie qui accompagna les révoltes des bédouins contre les colons britanniques. Un prétexte du narrateur pour revenir sur les dernières années d’occupation de sa ville natale et sur une lutte anticoloniale déjà emprunte d’un certain syncrétisme socialiste. « Car bien entendu ces événements survinrent en écho à la révolution culturelle maoïste. Ils furent précédés d’abord, en 1963, par le début de la lutte armée contre la colonisation britannique dans le Sud du Yémen. Puis, en 1967, par l’indépendance de cette région. Et finalement, en 1969, par un coup d’Etat qui porta la gauche au pouvoir et fit instaurer une République démocratique populaire du Yémen ».

Adolescent dans les années 1970, c’est l’idéologie marxiste-léniniste qui forge les « convictions révolutionnaires » d’Amran. C’est plus précisément à 14 ans, lorsqu’il découvre l’ouvrage de Georges Politzer, un philosophe marxiste très connu et dont l’ouvrage Les principes fondamentaux de la philosophie marxiste était vendu partout à Aden, que sa vie bascule. Toutes ses aspirations révolutionnaires sont désormais fondées sur la 2e loi du matérialisme dialectique de Hegel : « L’accumulation quantitative produit un changement qualitatif (…) Ainsi devait-il en être du passage du capitalisme au socialisme un bouillonnement révolutionnaire, jusqu’au degré 100, où le capitalisme basculerait et s’effondrerait, ouvrant l’ère du socialisme ». Parmi ses premières « contributions révolutionnaires », Amran évoque ses graffitis anticoloniaux sur les murs de la ville ou encore le rôle de deuxième secrétaire du parti socialiste qu’il a tenu dans plusieurs écoles durant son service national, comme enseignant.

La période socialiste scientifique du Yémen nous est d’abord décrite par le narrateur comme une période d’importants acquis sociaux et de libertés pour les Yéménites. « A cette époque-là, cher Attrape-âmes, la vie adénite tendait vers la modernité. Les femmes portaient des vêtements de ville, s’instruisaient, travaillaient et occupaient des postes élevés. L’enseignement était mixte. (…) Le loi civile sur la famille, très en avance, régulait la vie sociale et accordait aux femmes des droits importants et tangibles ». Dans la ville de Saysaban, les jeunes adolescents rencontrent des prostituées et, dans les bars, il est également facile de se procurer de la bière du pays. Pour Amran, qui prend part à toutes ces aventures et qu’il vit comme autant de petites révolutions, la « religion marxiste-léniniste » a remplacé ‘les présupposés et les implications culturelles’ de son éducation religieuse » islamique.

Pourtant, les premières désillusions ne tardent pas à venir. Les agents de la sureté d’Etat lui enlèvent Dina, sa prostituée favorite avec qui il a découvert l’érotisme, pour l’emmener loin de Saysaban fabriquer du concentré de tomate. Les « déviants » homosexuels, eux, sont déportés sur l’île de Socotra. Et « c’est alors que je commençai à nourrir de la rancœur à l’égard de la révolution que j’avais aimée et servie fidèlement avec entrain ».

Déçu, Amran n’en désespère pas moins de voir un jour se concrétiser la révolution. Alors, lorsqu’il obtient en1970 une bourse pour étudier à l’étranger, il choisit Paris pour assister au « crépuscule du capitalisme ». Il ne se doute pas que c’est justement là-bas qu’il va rompre définitivement avec le marxisme-léninisme. En effet, à Paris, Amran tombe doublement amoureux. De la ville d’abord, de ses cafés, ses cinémas et de sa littérature, mais aussi d’une franco-yéménite, Najat, qui partage la même « passion mystique et naïve pour les révolutions ». Ensemble, ils réalisent chaque année leur « pèlerinage à la fête de L’Humanité ». Sous l’influence de celle qui deviendra sa femme, la pensée d’Amran évolue.

« Elle avait fini par me convaincre que la vision soviétique de la révolution, hostile à la liberté et à la démocratie, était factice. (…) Mon lexique politique se transformait, et mon enthousiasme s’exprimait dans de nouveaux termes : gauche au lieu de prolétariat, démocratie plutôt que centralisme démocratique, et transformations sociales profondes à la place d’intifada » (p. 39)

Dans les années 1970-80, Amran retourne régulièrement au Yémen avec Najat. Ils observent la montée en puissance d’un grand dirigeant du parti socialiste parti un temps étudier à Moscou et surnommé Souslov, en référence à Mikahail Souslov, l’idéologue du parti communiste soviétique. Sa fille Faten, n’est autre que l’amour d’adolescent d’Amran. En 1986, à l’ombre de la guerre civile qui éclate entre différents groupes politiques, tribus et armée pour la direction du pays et qui fait quelques 13 000 morts, les parents de Faten se déchirent eux-aussi. La séparation de l’idéologue et de sa femme, qui appartient à une autre tribu, à l’image de la scission en cours au sein de la société yéménite, sera lourde de conséquences. Prise dans la tourmente familiale, Faten fuit au Yémen du Nord et change de camp. La jeune femme rejoint les rangs des salafistes, nouvelle force montante qui prolifère sur les divisions du Yémen unifié, et devient une figure très influente.

« La fille de Souslov qui se porte volontaire auprès du chef des obscurantistes, inspirateur des jihadistes arabes, qui peut le croire !? Ce jour-là le salafisme a vaincu le marxisme léninisme au Yémen » (p. 119-120)

Les contradictions du Yémen unifié (1990-2011)

Après la mort de sa femme dans un attentat à la station Saint-Michel à Paris, Amran retourne s’installer au Yémen. Sa ville, Aden, n’est toutefois plus la même. Elle fait partie depuis 1990 du Yémen unifié désormais aux mains de l’ancien président du Nord Ali Abdallah Saleh (1978-90) et, à ce titre, elle a laissé sa place de capitale à Sanaa. Achevée par la défaite des sécessionnistes du Sud (1994) qui ont tenté de conserver leur autonomie, Aden n’est plus que, à l’image d’Amran sans Najat, l’ombre d’elle même.

« Après l’invasion de 1994, Aden était devenue une ville humiliée, un butin de guerre, livrée aux forces obscures des tribus, qui se livraient à un pillage hargneux » (p. 53)
Amran observe également qu’une partie de la population yéménite (y compris l’athée Souslov !) a basculé dans le fondamentalisme religieux. Un constat qu’il est également contraint de porter sur sa sœur désormais couverte d’un niqab. Mais c’est surtout la découverte du nouveau rôle de Faten au sein de la sphère salafiste de Sanaa qui épouvante le plus Amran. Répondant désormais au non d’Amat al-Rahman, son amour d’enfance est devenue une grande prédicatrice salafiste, qui plus est mariée au fils de l’imam Mohammad al-Hamadani, leader des salafistes yéménites et inspirateur des premiers chefs d’Al-Qaeda. Celle qui incarnait autrefois les contradictions du Sud via ses parents était en effet une proie de choix pour les salafistes qui ont profité de la déstabilisation du pays lors de la guerre.

Bien qu’Amran soit horrifié par le discours de Faten, ils renouent et entretiennent des relations charnelles régulières à l’hôtel, mais secrètes. L’occasion pour lui de découvrir toute l’ingénierie par laquelle les salafistes augmentent leur influence au sein de la société (notamment sur les réseaux sociaux) mais aussi de conforter sa critique acerbe des contradictions et de l’hypocrisie des islamistes. En effet, au gré de ses rendez-vous érotiques avec Faten, Amran ne fait pas que participer aux pratiques adultérines de la grande prédicatrice mais se voit aussi confier certains secrets comme l’addiction de son mari au whisky ou encore l’origine de son propre engagement auprès des salafistes, à savoir sa relation amoureuse et sexuelle avec l’imam Hamadani, le père de son époux. Véritable exutoire de ses frustrations, l’érotisme toujours plus charnel de Faten, la « kamikaze de l’amour », laisse Amran songeur.

« Quiconque n’a pas vécu des amours clandestines avec une salafiste n’a pas connu l’amour » (p. 107)
« Bénies soient l’hypocrisie religieuse et les contradictions existentielles des dévots ! » (p. 85)

Amran s’investit finalement d’une nouvelle mission à « dimension révolutionnaire » : arracher Faten à l’état-major salafiste et à son idéologie obscurantiste. Cependant, qu’il s’agisse d’argumentation rationaliste ou de persuasion affective, ses tentatives resteront toutes veines. Amran finit par se résoudre, sa relation avec une salafiste, aux antipodes de tous ses idéaux, n’est qu’une « équation absurde », un « marécage triste ».

Le « printemps » yéménite dévoyé

C’est le déclenchement des « printemps arabes », et surtout celui du Yémen en mars 2011 qui réinsuffle un souffle de vie chez Amran. Sur la place Tahrir, à Sanaa, « capitale de la révolution », les foules s’amassent.

« Une sorte de fièvre révolutionnaire s’était emparée de moi. Je vivais enfin l’instant historique tant attendu. Je n’allais probablement pas vivre le crépuscule du capitalisme, moment dont j’avais tant rêvé avec Najat, mais au moins j’allais vivre, en direct, la chute de la dictature et l’avènement d’un monde arabe nouveau » (p.135)

Amran espère mais s’interroge sur l’avenir de la révolution. Il remarque que cette dernière est portée par des « salafistes, des tribalistes, des analphabètes ou quasi illettrés, des pauvres démunis et, moins fréquemment, des laïques, des citoyens matures, des gens éclairés et des intellectuels ». Le prêche religieux qui a cours tous les vendredi en plein cœur du cortège de manifestants n’inspire rien de bon à Amran, tout comme le rôle médiatique important dévolu à Amat al-Rahman. Après le socialisme, Amran craint que les salafistes ne dévoient le printemps yéménite.

« Mais quelle putain de révolution était-ce ? Le changement, c’était pour aller de l’avant ou pour se ruer vers Kandahar ? » (p.149)

Finalement, c’est toute la société yéménite qu’Amran finit par interroger. Tribus, salafistes, armée, tous lui apparaissent comme des pions à la solde des mêmes élites se redistribuant le pouvoir.

« Celui qui obtient la victoire en profitant des manœuvres d’autrui possède un art divin véritable » (p.184)

L’imam Hamadani qui appelle à une scission au sein de l’armée ravive également chez Amran le souvenir des « coups d’Etat militaires ayant usurpé le nom de révolution ». Il semble donc préfigurer de la désillusion de la révolution yéménite et de sa militarisation. De retour en France, le regard qu’il porte sur ces événements est désabusé. Le narrateur évoque la « mascarade de la révolution yéménite », « ses subtilités mensongères » et l’ère de la brutalité.

« Tout avait changé : nous passions de la révolution à la folie de la guerre ! » (p.133)

Amran, double de l’auteur ?

De la première à la dernière page du récit, le lecteur s’interroge : Habib Abdulrab Sarori et Amran sont-ils une seule et même personne ? Une ambiguïté savamment entretenue par l’auteur qui a marqué la vie de son héros des mêmes grandes étapes et événements historiques qui ont fait la sienne. Tous deux sont en effet originaires d’Aden, ont grandi sous la doctrine socialiste puis sont finalement partis pour la France sans jamais rompre avec le Yémen. L’auteur répondrait ainsi au « voyeurisme » (2) de son lecteur, appelé « Attrape Âmes », avec qui il converse de manière ininterrompue et auquel il confie tous ses secrets. Il en résulte une atmosphère d’intimité et une plongée sans limite dans la psychè du personnage qui interroge les évolutions de la société yéménite et ses modèles révolutionnaires.

Les obsessions d’Amran sont-elles alors celles de son créateur ? Le style et les réflexions d’Amran semblent parfois trahir la manière de voir de l’auteur. Amran compare sa relation avec Faten à une « équation » mathématique. Tout comme il est habité par la poésie, les paysages et la musique yéménite de son enfance, Amran est aussi fasciné par la culture française. Autant de souvenirs, sinon d’imprégnations, qui pourraient aussi bien être ceux d’Habib Abdulrab Sarori, à la fois mathématicien, écrivain mais aussi Yéménite installé en France.

« Plus je m’intégrais à Paris, plus j’étais habité par Aden » (p.38)

Enfin, alors que le Yémen est en proie à la guerre et apparaît éclaté du point de vue politique, religieux et social, l’auteur fait de l’influence des idéologues le cœur de son récit. Le titre de son roman ne renvoie-t-il pas à Souslov, une grande figure de l’idéologie marxiste-léniniste ? Amran, produit du socialisme yéménite prend ses distances avec le marxisme-léninisme tout en restant fidèle aux « idéaux progressistes et humanistes » lors de ses études en France. De retour au Yémen, c’est l’idéal des Lumières qui le poursuit et qui le pousse à s’opposer à toute forme d’obscurantisme, et notamment à l’idéologie salafiste qui, à ses yeux, gangrènerait progressivement le pays. Alors que ce roman a été écrit avant la guerre, comment ne pas voir dans les descriptions d’Amran de la montée en puissance des salafistes, de la violence, et les divisions au sein de l’armée, le regard précurseur et inquiet d’Habib Abdulrab Sarori ?

Conclusion

La fille de Souslov, en tant que fiction, est une relecture subjective de l’histoire contemporaine du Yémen mais est riche et pertinente dans la mesure où elle en saisit les tensions complexes et donne des clés de compréhension de l’actualité. Le roman met aussi en scène les évolutions de la société yéménite à travers la sensibilité d’un enfant du pays, ce qui en fait une contribution rare et engagée. Enfin, la mise en récit de l’Histoire du Yémen, sous la plume d’Habib Abdulrab Sarori, permet de personnifier une société yéménite largement méconnue en France.

Habib Abdulrab Sarori, La fille de Souslov, Paris, Actes Sud, avril 2017.

http://www.actes-sud.fr/catalogue/litterature/la-fille-de-souslov

Notes :
(1) Khaled al-Khaled, « Les biais de la médiatisation du Yémen » in Laurent Bonnefoy, Yémen : le tournant révolutionnaire, Editions Karthala et CEFAS, Paris, 2012.
(2) « Au cœur du Yémen abandonné avec Habib Abdulrab Sarori », Respect mag.com, consulté le 7/07/2017. URL : http://www.respectmag.com/28573-yemen-abandonne-habib-abdulrab-sarori

Publié le 21/07/2017


Aglaé Watrin-Herpin est diplômée d’une licence d’Histoire de la Sorbonne et d’un master de Sciences politiques – Relations internationales de l’Université Panthéon-Assas. Après une année d’étude aux Emirats arabes unis, elle a mené plusieurs travaux de recherche sur la région du Golfe. Son premier mémoire s’est intéressé aux relations franco-saoudiennes depuis 2011. Le second, soutenu dans le cadre de ses études de journalisme au CELSA, était consacré à la couverture médiatique de la guerre au Yémen.


 


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