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Fin du protectorat français en Tunisie et prise du pouvoir par Habib Bourguiba

Par Valentin Germain
Publié le 23/07/2013 • modifié le 22/04/2020 • Durée de lecture : 8 minutes

Habib Bourguiba en 1950

Harcourt / AFP

Tout mouvement indépendantiste, lors de sa lutte pour se libérer de la présence coloniale, multiplie les promesses affirmant qu’avec lui le pays connaîtra désormais la prospérité et la paix, ainsi que le respect des véritables valeurs de la société. En 1950, Habib Bourguiba énonce un programme en sept points, plaidant la cause des revendications tunisiennes. On y retrouve la création d’une assemblée élue au suffrage universel, la suppression de toutes les instances du protectorat et le rétablissement d’un gouvernement tunisien. La volonté est de faire table rase de la période coloniale. Toutefois, dans la décennie suivant l’indépendance, la Tunisie se retrouve dans un régime autoritaire, dirigée d’une main de fer par le même Bourguiba, loin de ses idées indépendantistes éprises de liberté et de démocratie.

Le basculement a lieu à partir de l’année 1955 avec une crise, tant sociale que politique, au sein du mouvement indépendantiste, et décisive pour l’avenir de ce dernier et pour le futur de la Tunisie. La rivalité et le conflit entre les figures indépendantistes débouchent dès lors sur l’émergence de l’État-parti bourguibien.

Une crise de leadership qui amène Bourguiba au pouvoir

Bourguiba rentre à Tunis le 1er juin 1955. Deux jours plus tard, la Convention franco-tunisienne est signée : elle est la dernière étape avant l’indépendance. Elle prévoit une union monétaire et douanière entre les deux pays, l’arabe y est proclamé langue officielle, et un haut-commissaire succède au Résident général. Avec l’entrée en vigueur le 31 août 1955 des conventions d’autonomies interne, l’intervention de la France dans les affaires intérieures tunisiennes consentie par la Convention de la Marsa du 8 juin 1883 prend fin officiellement. En revanche, le traité du Bardo du 12 mai 1881 reste en vigueur, ce qui reconnaît à la France des prérogatives dans les domaines de la défense et des affaires étrangères et qui voit la puissance protectrice sauvegarder le trône beylical. L’autonomie interne ne représente certes aux yeux des dirigeants du Néo-Destour qu’une étape, mais elle reste un succès considérable pour les Tunisiens, désormais appelés à gérer leurs propres affaires.

On espère à Paris que le fonctionnement du nouveau régime donne satisfaction au Destour. La formule de l’autonomie étant assez souple, elle pourrait s’imposer pendant au moins quelques années. Mais ce n’est pas l’avis de tous : tandis que le Rassemblement français proteste contre ce qu’il dénonce comme une capitulation, une fraction du Destour prend position contre un compromis qui ferait reculer encore l’heure de l’indépendance. Une agitation entretenue dégénère alors en rébellion dans le sud du pays.

Ce n’est donc pas la communauté française qui réagit violemment à l’abrogation de la convention de la Marsa, résignée à l’inévitable et rassurée par des garanties substantielles, mais bien le mouvement indépendantiste tunisien, en la personne de Salah Ben Youssef, secrétaire général du Néo-Destour. Habib Bourguiba, fondateur parmi d’autres et président du parti qui avait dirigé le mouvement national, n’apparaît pas en 1955 comme un leader incontesté. Il n’est pas encore le « Combattant suprême », que l’imagerie officielle du régime contribuera à édifier.

Bourguiba voit donc se dresser contre lui une opposition issue de son propre parti. Le Néo-Destour constitue en effet la principale force politique du pays mais n’est pas la seule. Il doit compter avec la survivance du « vieux » Destour, la présence d’un Parti communiste, etc. L’autonomie interne va en outre permettre aux divergences présentes au sein du groupe dirigeant de s’exprimer, notamment sur la stratégie du combat national et sur les orientations du futur État. Mais sous l’apparence d’un conflit doctrinal, il s’agit essentiellement d’une rivalité entre deux hommes, qui aspirent également au pouvoir : Bourguiba et Ben Youssef. Du Caire, où il réside depuis plus de trois ans, Salah Ben Youssef s’est en effet violemment élevé contre les accords franco-tunisiens.

Entre les deux, la tension est vive et les désaccords nombreux. Comme Bourguiba a pris position en faveur de l’occidentalisation du pays, Ben Yousef plaide la cause de la tradition et du panarabisme. Ainsi, dès la conférence de Bandung en avril 1955 où il représente la Tunisie, il a pris position contre l’orientation des négociations de l’autonomie interne. Après avoir accusé Bourguiba d’avoir trahi la cause du Maghreb arabe en signant des conventions renforçant le régime colonial français, ce dernier répond par l’exclusion de Ben Youssef du parti par le bureau politique du Néo-Destour. Ben Youssef tente de contre-attaquer en portant le débat devant l’opinion, mais la presse arabe a peu de lecteurs et Bourguiba tient solidement l’appareil du parti. Comme les éléments conservateurs qui soutiennent Ben Youssef sont trop timides pour s’engager dans une guerre ouverte, ce dernier en est réduit à se cacher pour échapper aux poursuites. Il doit alors quitter clandestinement le pays à la fin de janvier 1956.

Depuis 1952, le Sud tunisien est touché par une crise sociale profonde qui se transforme en une crise politique en raison de cette opposition qualifiée de « yousséfiste ». La crise culmine entre 1955 et 1956. On assiste à des soulèvements, sans doute favorisés par des amis de Ben Youssef, qui compte de nombreux partisans dans le sud. La révolte menace de s’étendre, d’autant que le mouvement paraît dirigé autant contre le pouvoir central que contre les derniers postes français. Des grèves éclatent, dues à un chômage en hausse. A cela s’ajoute une mécanisation industrielle et agricole qui entraîne la fermeture totale ou partielle d’exploitations et de mines, et donc le licenciement de milliers d’ouvriers. Cette situation est exacerbée par la non-application des mesures d’amnisties en faveurs des fellaghas. En effet, des groupes armés, appuyés par des combattants algériens, mènent des combats contre l’armée française toujours présente dans le Sud tunisien.

Cette situation insurrectionnelle et la division politique font que les différents partis politiques doivent alors prendre position pour l’un des deux camps : Néo-Destour ou courant yousséfiste. Ben Youssef reçoit le soutien des anciens du Destour, du syndicat de l’UGAT et d’universitaires de la Zaytuna. Quant au Néo-Destour, il dispose de l’appui du PCT et des syndicats USTT et UGTT. La révolte prenant de l’ampleur, Bourguiba en vient à solliciter l’appui des forces françaises. Celle-ci est écrasée en six semaines, tandis que la presse reste discrète sur les événements.

Alors que le Maroc obtient son indépendance le 2 mars 1956, la Régence peut légitiment revendiquer les mêmes avantages que l’Empire chérifien. Le protocole franco-tunisien du 20 mars abolit le traité du Bardo et reconnaît la complète indépendance du royaume de Tunis. Dernier représentant de la dynastie des Husseinites régnant sur la Tunisie depuis 1705, Lamine Pacha Bey abandonne dès lors un titre obsolète pour devenir Lamine 1er, souverain constitutionnel d’un royaume indépendant. Mais accusé de complicité avec le mouvement yousséfiste, celui-ci est déposé le 25 juillet 1957. La déchéance de la dynastie est votée à l’unanimité par une Assemblée constituante acquise au Néo-Destour.

En attendant le vote d’une constitution, Bourguiba devient le chef de l’État tout en conservant ses fonctions de Premier ministre. L’issue de la crise pèse donc lourdement dans la recomposition des forces politiques et dans la configuration du régime. Elle ouvre la voie à l’instauration d’un monopartisme au profit d’un Néo-Destour contrôlé par Bourguiba et ses partisans. En mars 1959, trois ans après l’élection d’une assemblée constituante, Bourguiba décide de faire voter une constitution de type présidentiel. Aux élections de novembre 1959, seul candidat à la présidence, il se fait confirmer son mandat par 99,8% des votants. Le Néo-Destour obtient de la même façon les 90 sièges de l’Assemblée.

La naissance de l’État-parti bourguibien

La crise yousséfiste n’est pas uniquement due à l’autonomie interne comme avancée vers l’indépendance, ni à la rivalité entre deux prétendants au leadership du mouvement indépendantiste. À travers cette division, on peut aussi reconnaître les lignes de fractures de la société tunisienne. Ce face à face met en lumière des oppositions : ainsi Bourguiba reçoit le soutien de l’UGTT, structure d’encadrement des nouvelles classes sociales tandis que Ben Youssef bénéficie de l’appui de l’UGAT représentant les grands propriétaires fonciers. En outre, à cela s’ajoute des particularismes régionaux : littoral et vallée de la Medjerda pour Bourguiba contre Djerba et le Sud pour Ben Youssef.

Pour Michel Camau, universitaire français et spécialiste de la Tunisie et du Maghreb, c’est dans cette crise que l’on peut voir les premières occurrences de l’autoritarisme. On peut voir à travers celle-ci le début de la dépendance des classes sociales pour une élite monopolisant la politique et la représentation de ses intérêts. En outre, avec cette crise, les élites sont épurées de tous les éléments séditieux et se structurent autour d’un leader, désormais guide incontesté. On assiste à la naissance d’un dispositif personnalisé du pouvoir, dont dépend le fonctionnement des organisations et institutions. L’ensemble social, les individus et les groupes passent sous le contrôle du nouvel État tunisien. Un nouveau découpage quadrille le pays : les instances régionales et locales sont désormais subordonnées au centre politique. Il transcende également les solidarités communautaires et fait évoluer le cadre patriarcal de la famille. Avec la promulgation d’un code du statut personnel nouveau, on met en valeur la famille conjugale en insistant sur l’émancipation de la femme. Les années 1960 voient une phase intensive de réformisme étatique où les institutions sociale, religieuse ou économique sont contrôlées par l’État.

L’État lui-même est touché par cette vague des réformes autoritaires. L’élite dirigeante perçoit le peuple comme des gouvernés n’étant pas en mesure de s’extraire des particularismes. Elle s’identifie donc à l’État et le monopolise. Le pouvoir personnel d’Habib Bourguiba en est la manifestation : s’y mêlent en effet une personnalisation et une gestion privée des intérêts publics. Ce chef omnipotent et entouré d’une cour attentive aux volontés, aux inclinations du leader, souligne le phénomène de la personnalisation du pouvoir en Tunisie. On assiste donc à un double mouvement, selon Michel Camau, qui met en relation une « étatisation de la société » avec pour contrepartie la « privatisation de l’État », c’est-à-dire l’appropriation de la représentation par un groupe de professionnels de la politique. Dans ce schéma, le Néo-Destour et Bourguiba ne font qu’un : l’État-parti bourguibien. Ce dernier incarne une continuité historique et bientôt quasiment mythologique selon la propagande officielle.

L’autoritarisme de l’État se voit validé par les gouvernés car celui-ci est perçu comme le détenteur des moyens matériels de la vie sociale, même s’il est l’apanage d’un groupe de particulier. La nécessité du maintien de l’ordre et la distribution de ces ressources font que le peuple fait allégeance à l’Etat. On observe donc un clientélisme d’État, soit un compromis entre les gouvernants et les gouvernés. À travers le concept du « socialisme destourien », la participation politique de la population doit s’aligner sur les objectifs, les normes et les valeurs diffusées par l’élite dirigeante. En effet, au tournant de la décennie 1960, la réforme des mentalités et des structures sociales connaît une accélération et une systématisation. L’État intervient dans l’ensemble de la vie sociale et économique avec pour slogan ferhat el hayat, soit la « joie de vivre ».
L’État dispose d’un appareil de sécurité et de répression, en mesure de cantonner les mobilisations et de réprimer toute forme de protestations ou de prise de parole critique. Ce sont donc des effectifs considérables qui forment les forces paramilitaires : Garde nationale et Brigades de l’ordre public (les BOP, détournées en « brigades d’oppression populaire »).

Ainsi, les espoirs de l’indépendance sont balayés par le tournant autoritaire que prend le régime, qui souhaitait à l’origine dépasser le régime colonial en inscrivant la Tunisie dans la démocratie [1]. Avec la crise yousséfiste, Bourguiba a su se hisser à la tête du pouvoir, pour y rester près de trente ans, jusqu’en 1987, instaurant un régime autoritaire, où l’État-parti a étendu ses ramifications dans tous les secteurs du pays.

Bibliographie :
 BÉJI Hélé, Nous, décolonisés, Paris, Arléa, 2008.
 CAMAU Michel, La Tunisie, Paris, Presses universitaires de France, 1989.
 CAMAU Michel et GEISSER Vincent, Le syndrome autoritaire. Politiques en Tunisie de Bourguiba à Ben Ali, Paris, Presses de Sciences Po, 2003.
 DROZ Bernard, Histoire de la décolonisation au XXe siècle, Paris, Seuil, Univers Historique, 2006.
 GANIAGE Jean, Histoire contemporaine du Maghreb, Paris, Fayard, 1994.

Publié le 23/07/2013


Valentin Germain est actuellement étudiant au Magistère de Relations Internationales et Action à l’Etranger de l’université Paris 1. Après avoir grandi au Maroc, il a étudié à Paris, notamment avec Nadine Picaudou, Pierre Vermeren et Khadija Mohsen-Finan. Passionné par le monde arabe et la Méditerranée, il a voyagé et vécu en Egypte, en Turquie et au Liban.


 


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