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État abbasside (750-945) : l’Empire de l’Islam à son apogée ? (1/2)

Par Tatiana Pignon
Publié le 25/04/2012 • modifié le 10/02/2023 • Durée de lecture : 8 minutes

Samara, construite au nord de Bagdad en 836

PHILIPPE DESMAZES, AFP

Lire la partie 2 : État abbasside (945-1258) : la reconfiguration du monde musulman (2/2)

La révolution abbasside

À la veille de la prise de pouvoir abbasside, dans les années 740, la faiblesse de l’État umayyade est sensible. Au pouvoir depuis 661, lorsque Mu‘âwiya s’était imposé au terme de la Grande Discorde, les Umayyades ont bâti un véritable empire à partir de l’arrivée au pouvoir de ‘Abd al-Malik : son règne, de 685 à 705, a été l’occasion d’une centralisation impériale, d’une réforme fiscale et d’une uniformisation des provinces par l’établissement d’une monnaie standardisée et l’adoption de l’arabe comme langue unique de l’administration. Le but avoué de ‘Abd al-Malik, dont l’œuvre est poursuivie par ses successeurs, est de relancer l’expansion territoriale de l’empire : grâce à une armée professionnalisée, il conquiert une nouvelle province au sud de l’Espagne (al-Andalus), lance des expéditions en Gaule et étend la frontière orientale de l’Empire jusqu’au fleuve Indus. Mais la victoire de Charles Martel à Poitiers en 732 et la défaite d’Akroïnon face aux Byzantins en 740 donnent un coup d’arrêt brutal aux conquêtes, entraînant une raréfaction du butin qui provoque elle-même des mouvements de révolte, à partir de 744, notamment dans l’armée. Ces différents mouvements sont mis à profit par Abû al-‘Abbâs, un Persan converti à l’islam venu du Khurâsân, qui rassemble les mécontents et légitime la contestation en prétendant vouloir restaurer la dynastie alide, c’est-à-dire rendre le califat aux descendants du gendre du Prophète. La bataille de Kûfa, en 750, voit les troupes umayyades écrasées par celles de al-‘Abbâs. Celui-ci se fait alors proclamer calife, sous le nom de as-Saffâh, et massacre les princes umayyades au terme d’un « banquet de réconciliation » organisé dans ce but, afin d’éliminer tout prétendant « légitime » au califat. Le seul prince umayyade rescapé fuit en Égypte, puis en al-Andalus où il fonde l’émirat de Cordoue, transformé en califat en 929 par Abd al-Rahmân. Quant au nouveau calife Abû al-‘Abbâs al-Saffâh, reprenant la tradition en vigueur depuis Mu‘âwiya, il fonde la dynastie des Abbassides. Ces derniers, légitimés par leur parenté avec le Prophète, se présentent comme une dynastie pieuse et juste qui souhaite avant tout restaurer l’autorité religieuse du califat, étouffée sous les Umayyades par l’importance des fonctions politiques. La dynastie abbasside règnera sur l’Empire de l’Islam jusqu’à la prise de Bagdad par les Mongols en 1258.

Entre centralisation et fragilité du pouvoir

Il n’y a pas de rupture véritable entre Umayyades et Abbassides dans l’exercice du pouvoir ; toutefois, la centralisation de l’État impérial est encore renforcée, particulièrement sur le plan fiscal et administratif. Les administrateurs locaux, placés sous l’autorité de vizirs, sont responsables devant le calife indépendamment des gouverneurs. De plus, les Abbassides, afin d’éviter le sort des Umayyades, s’assurent la fidélité de l’armée qu’ils recomposent autour des troupes du Khurâsân. Cette centralisation autour de la personne du calife est représentée dans le plan même de la ville de Bagdad, fondée en 762 par le calife al-Mansûr qui lui donne le nom de madînat al-salam, c’est-à-dire « ville de la paix » : parfaitement ronde et centrée sur le palais califal, elle symbolise un pouvoir parfait, monarchique, impérial et centralisé. Le choix d’une nouvelle capitale marque également la volonté abbasside de se distinguer des Umayyades, qui étaient installés à Damas. De plus, la position de Bagdad (en Irak, non loin de l’ancienne capitale sassanide, Ctésiphon) permet de récupérer l’héritage sassanide pour mieux asseoir le pouvoir musulman sur cette partie du monde.

Toutefois, l’étendue de l’Empire – qui couvre les territoires allant de l’Afrique du Nord à la Transoxiane, et de l’océan Indien à l’Arménie comprise – rend difficile l’exercice d’un pouvoir unique depuis Bagdad, quoique la ville ait été choisie entre autres pour sa position centrale. Les gouverneurs de province représentent une menace permanente, d’autant qu’ils disposent d’armées provinciales qui échappent pour la plupart au pouvoir califal. Enfin, les Umayyades de Cordoue et les khârijites au sein même de l’Empire s’opposent directement au califat, dont ils contestent la légitimité. Le pouvoir abbasside est donc bâti sur un équilibre fragile, menacé aussi bien de l’extérieur que de l’intérieur même de la dynastie, puisque l’absence de règle de succession claire fait planer la menace de guerres de successions fratricides.

Cet équilibre se maintient peu ou prou jusqu’à la mort du calife Hârûn al-Rashîd en 809, qui donne lieu à une première guerre civile dans l’État abbasside. Son second fils, al-Ma‘mûn, nommé par son père gouverneur du Khurâsân alors que son aîné al-Amîn était désigné comme héritier du calife à la tête de l’Empire, conteste la succession pourtant clairement établie par Hârûn al-Rashîd et marche sur Bagdad en 813 : il finit par emporter la victoire. Cet événement montre à quel point le problème de l’armée est important : en tant que gouverneur du Khurâsân, al-Ma‘mûn parvient à rassembler des troupes suffisantes pour vaincre son frère, pourtant calife légitime. En réalité, la fidélité des soldats de l’armée califale commence à être mise en cause, au point qu’en 833 le calife al-Mu‘tasim décide de refonder une nouvelle armée personnelle, formée d’esclaves qu’il fait venir des grandes steppes turques : c’est le début du système des mamelouks. Mais cette entreprise se retourne rapidement contre lui. Ayant fondé, pour héberger ces nouveaux soldats, une nouvelle capitale à Samarra, au nord de Bagdad, le calife s’y retrouve enfermé dans une prison dorée, otage des émirs turcs qui prennent le contrôle de l’armée. À partir de cette date, le calife n’a plus qu’un pouvoir théorique, et le pouvoir réel se divise entre les vizirs – c’est-à-dire l’administration – et les émirs – qui représentent l’armée. Cette situation ne change pas lorsque le califat revient à Bagdad, en 892, et la faiblesse du pouvoir califal est consacrée en 945 lorsque le clan de cavaliers perses des Bûyides occupe Bagdad et se voit déléguer officiellement le pouvoir sur l’Empire abbasside. Le calife (al-Mustakfî à cette époque) ne conserve dès lors qu’une autorité religieuse sur les sunnites de l’Empire – les Bûyides étant une dynastie chiite. Ils exerceront la réalité du pouvoir jusqu’à leur déposition par les Seldjoukides en 1055.

Mythe et réalité

Les premiers temps de l’État impérial abbasside apparaissent donc bien comme une période de relative stabilité, où les califes successifs parviennent à maintenir les frontières établies par les Umayyades et à conserver un pouvoir réel sur l’ensemble de l’Empire, du moins jusqu’à ce que le pouvoir passe aux mains des émirs turcs. Même alors, l’Empire conserve son intégrité territoriale et le pouvoir demeure centré à Samarra, puis à Bagdad. De plus, l’efficacité administrative – particulièrement pour le prélèvement de l’impôt – et le développement d’une économie agraire performante permettent la prospérité économique et financière de l’Empire. Toutefois, l’idée – courante au XIXe siècle – que l’existence d’un califat arabe est la condition sine qua non de la grandeur de l’Islam ne se fonde sur aucun élément historique : en effet, à partir de 833, le pouvoir est de facto exercé par des Turcs ou des Perses sans que l’Empire s’en trouve affaibli, sinon sur le plan symbolique. Même le règne de Hârûn al-Rashîd (786-809), magnifié grâce aux Mille et une nuits et constituant la référence ultime en termes d’apogée musulmane, est en réalité une période de troubles importants, qui voit notamment la prise d’autonomie de la province de Tanger sous la dynastie naissante des Idrîssides, et la reconnaissance par le calife d’une autonomie héréditaire à Ibrahim ibn al-Aghlab, gouverneur de l’Ifrikiya (actuelle Tunisie). Le processus d’autonomisation des provinces et d’affaiblissement du pouvoir central est donc déjà enclenché, dès le tournant du IXe siècle – rappelons que la dynastie ne fut fondée qu’un demi-siècle plus tôt. Deux points se dégagent donc, qui portent atteinte à la vision traditionnelle de l’âge abbasside dans l’historiographie tant arabe qu’européenne : d’abord, il n’y a pas de corrélation entre la détention du pouvoir par une dynastie arabe et la prospérité du monde islamique ; ensuite, l’époque abbasside ne peut pas être divisée entre une période d’apogée et une période de déclin : il s’agit plutôt d’une évolution continue, sur le long terme.

Mais si la période des premiers Abbassides est restée dans la tradition musulmane comme un âge d’or, c’est surtout parce qu’il s’agit d’une époque florissante sur le plan culturel, littéraire et artistique. Bagdad, la ville abbasside par excellence, se développe très rapidement et devient un centre culturel et économique de premier plan dès la fin du VIIIe siècle (rappelons qu’elle est fondée en 762) ; c’est également une ville très cosmopolite, à l’image de l’Empire abbasside lui-même qui brasse de nombreuses cultures très diverses. La circulation des idées et des personnes est favorisée par la centralisation du pouvoir, qui entraîne un développement des routes et des moyens de communication (entre autres, la poste impériale, à cheval) dans l’ensemble du territoire. Dans le domaine intellectuel, le troisième calife abbasside, al-Mahdî (775-785), initie une grande entreprise de traduction des textes de la sagesse grecque antique en arabe, via le syriaque : c’est le début de ce qu’on appelle la civilisation islamique classique, marquée notamment par l’influence aristotélicienne. Son règne voit également la généralisation de l’usage du papier, moins cher que le parchemin et le payprus, et un commerce de livres se développe qui favorise la diffusion des textes arabes et étrangers. La reconnaissance du mu‘tazilisme comme doctrine officielle de l’Empire par le calife al-Ma‘mûn en 827 encourage également la référence aux Grecs, puisqu’elle cherche à concilier la logique et le rationalisme avec la doctrine musulmane. Au Xe siècle, Abû al-Hasan al-Ash‘arî fonde la doctrine asharite, qui récuse la thèse mu‘tazilite du libre arbitre pour lui préférer celle de la prédestination et s’oppose également aux mu‘tazilites sur la question du Coran, que ces derniers considèrent comme créé et contingent par rapport à Dieu. Ces débats nourriront la philosophie et la théologie islamique pendant encore plusieurs siècles. La traduction en arabe des traités antiques portant sur la physique, les mathématiques, l’astronomie ou la médecine favorisent également un essor scientifique inédit.

Cette culture classique arabe, qui se forme bien sous les Abbassides, est d’autant plus riche que l’Empire a une véritable situation de carrefour, ce qui mêle aux apports grecs et aux doctrines musulmanes des influences persanes, indiennes, et même chinoises. Robert Mantran parle de cette civilisation médiévale comme d’une « fusion heureuse d’éléments composites », ce qu’il explique également par le mouvement de conversion qui traverse le monde musulman à partir de la prise de pouvoir des Abbassides : pour des raisons diverses (souvent fiscales), les habitants des territoires conquis dans les premiers temps de l’Islam se convertissent massivement à la religion musulmane, ce qui permet leur intégration complète dans la civilisation de l’époque et avec eux, celle d’idées et de savoir-faire très divers. Parallèlement, les deux premiers siècles de l’ère abbasside sont également un temps où continue à s’élaborer la religion musulmane : outre les débats théologico-philosophiques déjà mentionnés, les recueils canoniques de hadîth [1] du Prophète, notamment, datent des VIIIe, IXe ou Xe siècles. Enfin, sur le plan littéraire, on trouve de grands poètes comme Ibn al-Rûmi (836-896) ou Mansûr al-Hallaj (857-922), mystique soufi auteur d’une œuvre poétique abondante qu’il concevait comme un moyen de renouer avec l’essence verbale du Coran et donc, la pureté des premières formes de l’islam. C’est du Xe siècle également que date la première rédaction connue des Mille et une nuits, monument emblématique de la littérature islamique.

Les premiers temps de l’âge abbasside, du VIIIe au Xe siècle, sont donc indéniablement une époque de stabilité dans l’histoire islamique, marquée aussi par une certaine grandeur – ne serait-ce que sur le plan territorial ; mais il ne s’agit pas d’une période faste, et des nuances doivent être apportées. La prospérité culturelle, qui marqua si durablement les esprits, se poursuit dans les siècles suivants où, pourtant, la réalité du pouvoir échappe totalement au califat arabe abbasside ; quant au déclin si souvent mentionné, il s’agit plutôt de la continuation d’un processus d’affaiblissement du pouvoir central au profit de provinces qui tendent à s’autonomiser que d’une décadence succédant à un âge d’or.

Bibliographie :
 Amira K. Bennison, The Great Caliphs : The Golden Age of the ‘Abbasid Empire, New Haven, Yale University Press, 2010, 244 pages.
 Dimitri Gutas, Pensée grecque, culture arabe : Le mouvement de traduction gréco-arabe à Bagdad et la société abbasside primitive (IIe-IVe/VIIIe-Xe siècles), Londres, 1998, traduit de l’anglais par Abdesselam Cheddadi aux éditions Aubier, 2005, 340 pages.
 Albert Hourani, Histoire des peuples arabes, Paris, collection Points Seuil, 1993, 732 pages.
 Robert Mantran, L’Expansion musulmane, VIIe-XIe siècles, Paris, Presses Universitaires de France, 1995 (6e édition), 352 pages.
 Dominique Sourdel, L’État impérial des califes abbassides : VIIIe-Xe siècles, Paris, Presses Universitaires de France, 1999, 272 pages.
 Éric Vallet, « Cours d’initiation à l’histoire de l’Islam médiéval », ENS Ulm, 2011-2012.

Publié le 25/04/2012


Tatiana Pignon est élève en double cursus, à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, ainsi qu’à l’Université de la Sorbonne en Histoire et en langue. Elle s’est spécialisée en l’histoire de l’islam médiéval.


 


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