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Entretien avec Pierre Trotignon – La philosophie dans le monde arabo-musulman

Par Ilham Younes, Pierre Trotignon
Publié le 15/08/2014 • modifié le 16/12/2022 • Durée de lecture : 7 minutes

Iran, Hamadan, Avicenne statue.

PHOTONONSTOP / TIBOR BOGNAR / AFP

Comment est née la philosophie dans le monde arabo-musulman et quelle a été sa réception ?

Il y a une célèbre formule d’un professeur d’histoire de la philosophie grecque, Emile Bréhier. Un jour on lui demandait : existe t-il une philosophie chrétienne ? Il a répondu : « il n’y a pas plus de philosophie chrétienne que de mathématique chrétienne ». C’est une phrase qui est à la fois vraie et inexacte. Elle est vraie en ce sens que l’on peut considérer que la philosophie est le cheminement d’un individu qui consacre sa vie à la recherche des clarifications de la vérité aussi bien dans le domaine des sciences, de la vie publique à dessein de vivre selon cette vérité. En ce sens, en effet, la philosophie n’est pas chrétienne, on peut la trouver très bien dans des milieux juifs, musulmans et ailleurs dans le monde. La formule est un peu inexacte en ce sens que si la philosophie a un modèle qui en gros est partout le même, dans sa pratique historique elle naît toujours dans une certaine cité et dans une certaine civilisation dont le modèle fondamental est toujours un modèle religieux et comme les religions ne sont pas toutes identiques, cela va marquer la forme de cette philosophie.

Il y a une spécificité de la philosophie qui va naître dans les pays de culture musulmane. Cette particularité est liée à ce que cette culture musulmane qui va prendre de multiples formes à travers le temps et l’espace se rassemble autour d’un livre : le Coran. Et là je souhaiterais souligner la grande ambiguïté qu’il y a dans les discussions journalistiques et politiques contemporaines en France où très souvent on nous parle des religions du livre. En fait, il faut faire très attention : le livre n’a pas la même place et la même fonction dans les trois religions.

Dans le judaïsme, il y a un livre, mais ce livre est là pour attester de la promesse qui a été faite au peuple d’Israël d’être le peuple élu par Dieu pour le révéler au monde, ce qui compte c’est fondamentalement le message qui est transmis par Moise. Dans le christianisme : ce qui est fondamental ce n’est pas le livre, le livre est là pour conserver la trace de l’enseignement de Jésus, ce qui est central c’est la personne même de Jésus en tant qu’il se présente comme étant le Messie. Il en est différemment en islam où le livre est véritablement le guide de toute la vie matérielle et spirituelle des individus où il est censé être la manifestation même de l’essence divine. Par conséquent, le musulman se trouve dans la nécessité de comprendre ce que dit ce texte. Or comme tout texte spirituel, il est ambigu, il est ambivalent, il faut donc essayer de trouver le sens de ce texte. Il faut interpréter. Le problème est le suivant : la bonne compréhension du sens profond du texte permet à l’homme de vivre selon le dessein même de Dieu. Ce cercle que l’on trouve dans toutes les religions est le cercle herméneutique : pour comprendre, il faut savoir de quoi il est question et pour savoir de quoi il est question, il faut déjà comprendre. En islam, il n’y a pas de clergé au sens propre, même dans l’islam chiite. Au fond l’imam est celui qui est inspiré par Dieu, il n’est pas celui qui dispose d’une autorité d’interprète en fonction de sa place dans la hiérarchie. Cela entraîne une situation ambiguë car, d’une part, cela donne une plus grande liberté d’interprétation, et d’autre part, on ne voit pas très bien s’il y a une interprétation favorisée. D’une certaine façon, l’interprétation est infinie. Cela est en ce sens très différent des dogmes établis par les conciles chrétiens qui essaient d’être le plus précis possible et de ne pas laisser place à une interprétation incorrecte.

Cette situation entraîne le fait qu’il faut être fidèle à une certaine tradition : l’interprète musulman a derrière lui toutes une série d’interprétations et la seule autorité qu’il y a derrière c’est Dieu lui-même. Le seul interprète, c’est le créateur lui-même. Le problème, c’est qu’il faut savoir si ce sens est lié uniquement au texte du Coran tel qu’il est établi. Ou bien on considère que le coran est incréé : il n’est pas un être, il n’est pas un objet, il est la manifestation de la substance de Dieu éternellement ; ou bien le coran est créé : donc il est un être parmi le monde, porteur de sens.

C’est à partir de toutes ces considérations que va se créer toute une série de recherches qui visent à maintenir à travers le temps la fidélité au message originel. Le problème de la fidélité à la réception première est central. En effet, cela suppose que le cycle des prophéties est clos, par conséquent il n ’y a pas à rechercher autre chose, mais comme ce que dit le messager est dit dans une langue complexe, poétique, imagée, il y a tout un travail philosophique qui va être fait. En effet, le message religieux a quatre sens :
 le sens des énoncés lui-même, le sens commun qui est destiné à tous les croyants.
 le sens plus profond, plus allusif à des vérités spirituelles réservées à des gens qui approfondissent leur foi.
 le sens caché réservé « aux amis de Dieu ».
 le sens profond, suprême qui est détenu par les prophètes eux-mêmes.

D’où la distinction entre deux faces de la religion et donc deux attitudes du philosophe par rapport au phénomène religieux. Il y a, d’une part, la religion positive (tanzil) qui donne les recommandations que Dieu donne aux hommes et que les hommes appliquent, et d’autre part, le tawil qui est le retour à la source. Ce double mouvement de la loi divine qui vient vers l’homme et le retour nécessaire des interprètes vers la source originelle va être maintenu grâce à une empreinte philosophique. Lorsque l’islam se répand peu à peu, il va rencontrer des populations qui ont des coutumes et des croyances différentes et qui ont déjà élaboré des concepts philosophiques. La rencontre avec la philosophie de Platon va être centrale dans les pays de culture musulmane. Le christianisme a aussi rencontré la philosophe grecque mais la situation est différente parce que le christianisme est née dans un milieu juif où l’on parle l’araméen, l’hébreu et où l’on vit à l’intérieur d’un Empire romain où la philosophie de la pensée grecque est dominante, ils sont déjà immergés dans ce monde de la philosophie grecque. L’islam va rencontrer la philosophie grecque et en particulier le néo platonisme, c’est-à-dire les deux écoles d’Athènes et d’Alexandrie dont l’origine est l’interprétation de Platon en Égypte par Plotin et ensuite par toute une série d’interprètes. C’est le centre philosophique Al Mu’min à Bagdad qui va être de la première école à procéder à l’introduction de l’enseignement platonicien et l’enseignement d’Aristote. Cette institution nouvelle va enclencher un phénomène de traduction des réfutations sophistiques d’Aristote, de la physique d’Aristote et ce qu’on appelle la théologie d’Aristote.

Quelle est la nature de la recherche philosophique ?

Le problème qui va se poser à la philosophie dans le monde musulman est la nature de la recherche philosophique : comment faut-il l’appeler ? Le mot grecque philosophia va être transposé phonétiquement et devenir falsafia en arabe. En effet, le sens même en grec n’est pas très clair, on ne sait pas ce que veut dire clairement la racine de philia ni ce que veut dire la racine de sophia. Le problème, c’est qu’il y a bien une manière de parler du langage dans le monde musulman : c’est le Kalam. Par conséquent, il va y avoir un conflit important. Le Kalam c’est toute forme de parole et de discours. On va donc appeler un orateur, celui qui parle de la doctrine religieuse, un théologien. Le premier courant philosophique musulman, les mutazilites, est intéressant à explorer puisque leur doctrine comporte deux affirmations essentielles. Premièrement : la transcendance absolue de Dieu, Dieu est un et unique. Deuxièmement : ils affirment qu’il y a une liberté individuelle et donc une responsabilité de l’individu humain.

Or, si le maître et le savant unique c’est Dieu, où placer les représentants politiques ? Ce problème va traverser toute l’histoire de la philosophie et de la culture politique dans le monde islamique. C’est un point que l’on retrouve dans d’autres contextes : plus vous affirmez la transcendance absolue et unique de Dieu, plus vous avez de difficulté à accorder une place spirituelle au prince. Dès le début, il y a un événement fondamental qui va être repris par les querelles philosophiques : c’est la succession du prophète. Cette divergence sur qui doit succéder va avoir des conséquences fondamentales et va être reprise dans la problématique philosophique.
D’autres thèmes centraux vont être abordés par la philosophie dans le monde musulman comme l’unité de Dieu, le problème du destin et de la liberté. Qu’est ce d’être soumis à Dieu ? Est-ce l’absence de liberté ? Certainement pas. Mais il y a souvent une difficulté pour les Européens, qui trop souvent comprennent la liberté comme une puissance individuelle de choix, alors que les penseurs musulmans, fidèles en cela à la pensée grecque antique, conçoivent la liberté comme un détachement des entraves qui empêchent l’âme de se fier à la seule volonté transcendante de Dieu, pour acquérir par lui le destin qui a été assigné à chaque homme.

Mais fondamentalement, la grande difficulté de la pensée musulmane est le rapport entre le religieux et le politique. En Europe, cela n’a pas toujours été facile mais le continent avait un avantage, l’église était dans l’Empire romain et lui a succédé, donc la forme du politique existait déjà. Il y a eu un partage entre le politique et le religieux.

Quelle place pour la philosophie islamique en Occident ?

Il y a méconnaissance de la philosophie islamique en Occident qui est venue au XVIII ème siècle quand se forment les nations européennes, il y a une espèce de nombrilisme qui va se développer. Un homme instruit et cultivé qui s’intéressait à la philosophie au XVI ème siècle était instruit aux quatre langues, le latin, le grec, l’hébreu et l’arabe. Aujourd’hui, non seulement l’arabe et l’hébreu ne sont pas au fond des études littéraires philosophiques mais le latin et le grec ont disparu. Il y a une déculturation européenne qui fait que la philosophie islamique en Occident est méconnue. Les deux guerres mondiales ont également tué beaucoup de gens instruits. La guérison sera longue.

Publié le 15/08/2014


Juriste de formation et diplômée de l’Institut des Sciences Politiques de Paris, Ilham Younes s’est spécialisée sur les relations Union européenne/Proche-Orient avec pour objectif de travailler dans la recherche sur ces questions. D’origine franco-palestinienne, elle a créé en 2007 et préside toujours l’association « Printemps de Palestine » dont le but est de promouvoir la culture palestinienne au travers de festivités, d’expositions ou encore de concerts.
Rédactrice-chercheur pour Carto et Moyen-Orient de janvier à mai 2012, et assistante de recherche auprès de Pascal Boniface (directeur de l’IRIS) de janvier à mai 2013 , elle a rédigé de nombreux articles sur la situation politique en Jordanie, en Égypte, ou encore au Liban. Elle s’est plus récemment impliquée aux côtés de la délégation diplomatique palestinienne pour l’éducation et la culture au cours de la 37ème Conférence générale de l’UNESCO.


Professeur émérite de philosophie de l’Université de Lille III, Pierre Trotignon, est spécialiste de la pensée grecque antique. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages sur la philosophie dont Les Chemins du philosophe et Que sais-je sur les philosophes français de 1945-1965.


 


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