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Entretien avec Myriam Benraad - La situation politique au Moyen-Orient

Par Mathilde Rouxel, Myriam Benraad
Publié le 29/07/2015 • modifié le 17/11/2015 • Durée de lecture : 6 minutes

Myriam Benraad

La crise que connaît le Moyen-Orient, dont l’épicentre se situe en Irak depuis que les jihadistes ont déstabilisé la région, semble être contenue par les interventions diplomatiques et militaires couplées des Américains et des Européens. Qu’adviendrait-il de la région, en incluant le Proche-Orient, si ces interventions devaient être arrêtées ?

La notion d’« endiguement » (containment) de la menace représentée par l’État islamique en Irak, en Syrie, au Moyen-Orient et au-delà doit être envisagée avec beaucoup de précaution. D’une part, la déstabilisation systémique que connaît actuellement la région est loin d’être une nouveauté, ses racines sont bien plus anciennes et profondes que l’offensive spectaculaire des jihadistes en 2014. Parmi elles figure l’intervention militaire américaine du printemps 2003 qui, loin d’avoir pacifié et « démocratisé » l’Irak sur les ruines du régime de Saddam Hussein, a ouvert dans son sillage une longue séquence de chaos dont personne n’entrevoit plus la fin. D’autre part, si l’interventionnisme militaire occidental parvenait à « contenir » quoi que ce soit en l’état actuel des choses, ce serait les conséquences d’une instabilité chronique qu’il a lui-même alimentée, mettant certes à bas des dictatures, de l’Irak à la Libye, mais sans réel plan de transition. Le résultat est aussi visible que tragique dans les pays concernés : l’anarchie pour tout horizon, sur la longue durée, sans aucune sortie de crise en vue.

La guerre contre le terrorisme a coûté près de 5 000 vies à la coalition menée par l’Amérique en Irak, et près de 6 000 milliards de dollars. Ces interventions ont parfois été interprétées localement comme des ingérences, en alimentant la rhétorique jihadiste de l’ennemi « croisé » américain. Dans quelle mesure celles-ci pourraient expliquer l’émergence des djihadistes ?

C’est encore là tout le dilemme de l’interventionnisme qui, sous couvert d’établissement de systèmes politiques démocratiques, de création d’économies libérales de marché et d’ordres régionaux pacifiés, n’a fait que nourrir le chaos au Moyen-Orient et dans l’ensemble du monde arabe. Le cas de l’Irak reste évidemment exemplaire : la démocratisation du pays est un échec retentissant, en dépit des différentes élections tenues depuis 2005, la reconstruction économique absente malgré les gigantesques revenus générés par la rente, la population livrée à elle-même et en survie perpétuelle. La « guerre contre la terreur » (war on terror) lancée par George W. Bush après les attentats du 11 septembre 2001 montre aujourd’hui l’étendue de ses contradictions et de ses effets délétères : la mouvance d’Al-Qaïda a survécu à tous ses revers et se voit désormais supplantée par une tendance salafiste encore plus létale, l’État islamique, qu’elle a engendrée sur le terrain irakien ; l’autoritarisme, envers du jihadisme, opère son grand retour dans le monde arabe, arborant un visage encore plus violent et cynique que ce qui précédait ; jamais le monde musulman n’a été aussi déchiré, au niveau local et régional, à tel point que les dynamiques conflictuelles à l’œuvre ne présentent parfois aucune rationalité véritable, sauf celle d’une quête absolue d’hégémonie. L’Occident et ses alliés sont mis face aux limites ontologiques de leurs stratégies militaires et de leurs politiques.

Quel est le rôle de la France en Irak contre l’Etat islamique ? Quel est son positionnement en Syrie ?

Membre de la coalition internationale, Paris a accueilli deux réunions internationales pour la lutte contre l’État islamique, une première à l’automne 2014, une seconde en 2015. La France a effectué une centaine de bombardements sur les positions jihadistes mais ne fait guère que s’aligner sur les orientations fixées par Washington qui dirige la majorité des opérations sur le terrain et depuis les airs : l’Irak demeure la priorité pour les États-Unis – « Iraq first » – car ils y disposent de relais et d’interlocuteurs officiels, le gouvernement fédéral irakien à Bagdad et la région kurde autonome à Erbil.

La situation en Syrie est quant à elle plus complexe car il n’existe plus d’autorité légitime et encore moins apte à reprendre la main face à l’inexorable avancée de l’État islamique et de ses combattants. Malgré son engagement diplomatique, la France est un partenaire mineur dans la lutte et nos autorités sont conscientes des limites des frappes aériennes conduites sans une reconquête effective sur le terrain. Or la France et nos concitoyens restent des cibles de choix pour l’État islamique, organisation terroriste au sein de laquelle « officient » des centaines de jihadistes et de sympathisants français qui se sont rendus en Syrie et en Irak. Le véritable enjeu aujourd’hui est d’articuler une stratégie politique claire et cohérente pour la région, ce qui ne transparaît pas dans les déclarations. La réalité est qu’après plusieurs décennies d’amnésie et de complaisance, le Moyen-Orient échappe à l’Occident, à commencer par les États-Unis où les dirigeants reconnaissent pour beaucoup que la lutte anti-jihadiste et la reconstruction prendront une génération ou plus.

En quoi la montée en puissance de l’État islamique a-t-elle fait évoluer la perception de la diplomatie occidentale et régionale sur le régime de Bachar al-Assad ?

Si la condamnation du régime syrien était quasi unanime en 2013 face aux crimes de guerre perpétrés contre sa population, un courant s’est développé dans certains cercles occidentaux depuis 2014 et l’offensive de l’État islamique, consistant à présenter Bachar al-Assad comme une « alternative » au chaos. On ne rappellera jamais assez, à ce titre, qu’Assad s’est servi au premier plan de la montée en force du jihadisme sunnite en Syrie pour commettre ses crimes de guerre et qu’il l’a directement alimenté, encouragé. Cette perception du régime syrien comme d’une « solution » à l’engrenage est bien commode pour tous ceux dont le souci est précisément de « contenir » la violence moyen-orientale dans ses frontières (qui n’en sont plus, au passage) mais néanmoins sans fondement, et ce pour plusieurs raisons. Tout d’abord, le clan Assad a été le premier agent de cette violence tous azimuts ; l’autoritarisme baasiste a façonné ce qui est devenu par la suite l’État islamique. Assad a manipulé la mouvance jihadiste pendant près d’une décennie pour affaiblir son voisin irakien, qui était son adversaire historique du temps de Saddam. Puis il les a habilement retournés contre l’opposition syrienne, qui n’a cessé de se radicaliser dès lors. La politique menée par Damas n’est absolument pas dissociable de la situation tragique dans laquelle se trouve la Syrie ; le régime syrien est prêt à sacrifier toute sa population si cela est nécessaire pour conserver son assise. Or ce dernier a perdu plus de la moitié du territoire, sa légitimité est détruite, en dehors d’une communauté alaouite qui s’est repliée sur lui souvent moins par adhésion idéologique que par crainte des exactions et des représailles jihadistes. Il faut s’attendre à ce qu’Assad aille jusqu’au bout de cette stratégie qui méconnaît le nombre de morts, de déplacés, de réfugiés, les souffrances du peuple. Tous les efforts doivent être tournés vers la reconstitution d’une opposition syrienne viable, porteuse d’un projet, dotée des moyens de la lutte, sans quoi la Syrie sera définitivement perdue.

Concernant le Liban, le pays fonctionne sans président de la République depuis aujourd’hui un an. Pourquoi ce blocage politique, et comment sortir de l’impasse ?

Le Liban ne fait pas exception à cette déstabilisation d’ensemble, comme l’illustrent les effets de la crise syrienne voisine et la crise politique structurelle qui le touche. Une réalité d’autant plus accentuée par le communautarisme qui structure traditionnellement la vie sociopolitique locale et laisse peu de place aux forces de la société civile ainsi qu’à la nouvelle génération pour insuffler une nouvelle donne et préserver le pays des affres d’un nouveau chaos. L’enjeu derrière la prochaine présidence est celui d’une redéfinition du système politique libanais, au demeurant de réformes allant dans le sens d’une plus grande ouverture au-delà des pesanteurs claniques et familiales habituelles qui étouffent la société libanaise et expliquent ces blocages politiques incessants. Le Liban est directement menacé par l’onde de choc régionale et par la confessionnalisation extrême des lignes de faille : le Hezbollah est déjà lourdement engagé sur le théâtre syrien aux côtés du régime, tandis que l’État islamique fait peser son ombre. Un retour aux armes dans ce pays fragilisé mais qui a jusque-là résisté serait dramatique.

LIRE EGALEMENT LE COMPTE RENDU DE L’OUVRAGE DE MYRIAM BENRAAD SUR LES CLES DU MOYEN-ORIENT :

Myriam Benraad, Irak, la revanche de l’Histoire, de l’occupation étrangère à l’Etat islamique

Publié le 29/07/2015


Myriam Benraad est politologue, spécialiste de l’Irak. Docteur en science politique de l’IEP de Paris (programme Monde arabe et musulman), elle est, depuis plusieurs années, experte et consultante sur la problématique irakienne et le monde arabe auprès de différentes agences et organisations internationales, et pour le secteur privé. Elle est actuellement chercheuse associée au Centre d’études et de recherches internationales (Sciences Po-CERI) et à l’Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman (IREMAM, Aix-en-Provence).


Suite à des études en philosophie et en histoire de l’art et archéologie, Mathilde Rouxel a obtenu un master en études cinématographiques, qu’elle a suivi à l’ENS de Lyon et à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth, Liban.
Aujourd’hui doctorante en études cinématographiques à l’Université Paris 3 – Sorbonne Nouvelle sur le thème : « Femmes, identité et révoltes politiques : créer l’image (Liban, Egypte, Tunisie, 1953-2012) », elle s’intéresse aux enjeux politiques qui lient ces trois pays et à leur position face aux révoltes des peuples qui les entourent.
Mathilde Rouxel a été et est engagée dans plusieurs actions culturelles au Liban, parmi lesquelles le Festival International du Film de la Résistance Culturelle (CRIFFL), sous la direction de Jocelyne Saab. Elle est également l’une des premières à avoir travaillé en profondeur l’œuvre de Jocelyne Saab dans sa globalité.


 


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