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Entretien avec Merve Ozdemirkiran - Le Kurdistan d’Irak entre soft-power turc et state building kurde

Par Allan Kaval, Merve Ozdemirkiran
Publié le 26/10/2012 • modifié le 02/03/2018 • Durée de lecture : 7 minutes

Carte du Kurdistan

LAURENCE SAUBADU, AFP

Elle revient pour Les Clés du Moyen-Orient sur l’accroissement spectaculaire des relations économiques entre la Turquie et les autorités du Gouvernement régional kurde (GRK) d’Irak ainsi sur ses implications sociales et politiques. La constitution au Moyen-Orient d’une entité autonome kurde aspirant à l’indépendance a toujours été perçue par l’Etat turc comme un danger à éviter car susceptible d’accentuer les aspirations nationales des Kurdes de Turquie. Cependant depuis la fin des années 2000, la diplomatie turque semble avoir surmonté le « tabou kurde » et l’autonomisation des Kurdes d’Irak est désormais perçue comme un atout. Cette évolution radicale dont les fondements sont d’abord économiques a été permise par l’association d’acteurs non-étatiques à la politique extérieure turque. Du fait de la nature transfrontalière de la question kurde, le caractère vertueux de ces développements est cependant susceptible d’être remis en cause par l’intensification récente du conflit kurde en Turquie.

De quand peut-on dater l’intérêt renouvelé des hommes d’affaires turcs pour l’Irak et pour le Kurdistan en particulier ?

Tout d’abord je tiens à distinguer dans mes recherches les hommes d’affaires turcs et les hommes d’affaire de Turquie, un terme qui permet d’englober des acteurs kurdes, citoyens de la République de Turquie. Dès 2003 et la chute du régime de Saddam Hussein, des hommes d’affaire de Turquie se rendent dans l’ensemble de l’Irak. Le pays apparaît alors comme un marché prometteur mais la dégradation rapide de la situation en dehors des zones contrôlées par les Kurdes les amènent à y concentrer leur présence. L’implication des hommes d’affaires de Turquie s’accroit beaucoup à partir de 2005, un fois le Gouvernement régional du Kurdistan (GRK) en mesure de payer des investissements importants mais c’est à partir de 2008 – 2009 que les échanges entre la Turquie et le Kurdistan irakien prennent leur pleine mesure.

A quoi est due l’évolution que l’on constate à la fin des années 2000 ?

En 2009, la frontière entre la Turquie et le territoire du GRK cesse d’être militarisée et les hommes d’affaire n’ont plus à se justifier auprès des autorités militaires lorsqu’ils la traversent pour se rendre au Kurdistan ou dans le reste de l’Irak. La circulation se trouve donc fluidifiée et le développement des échanges commerciaux ne connaît plus d’obstacle majeur. Par ailleurs, un Consulat turc est ouvert à Erbil, la capitale de la Région kurde en 2010 et participe à l’intensification des relations commerciales.

Impulsé par des hommes d’affaires, cette évolution a donc été suivie par l’Etat ? S’agit-il d’une rupture dans la politique traditionnelle de la Turquie à l’égard de l’autonomisation des Kurdes d’Irak ?

La construction d’une entité autonome kurde voisine de la Turquie a en effet été longtemps inenvisageable pour la majeure partie de l’opinion publique turque. Tenter de s’y opposer a par ailleurs constitué un des axes fondamentaux de la politique étrangère traditionnelle de la Turquie tout au long du XXe siècle. Cependant, l’action des hommes d’affaire de Turquie au Kurdistan irakien a permis de rendre très visible le processus de construction économique qui s’y jouait et continue de s’y jouer. La médiatisation de leur action sur place a contribué à modifier les perceptions de l’opinion publique en Turquie et à rendre acceptable voire positive le développement du Kurdistan irakien. Aujourd’hui, la construction d’une entité comme le Kurdistan d’Irak est perçue comme normale et le fait que la Turquie y soit très présente économiquement, comme une garantie du pouvoir qu’elle peut y exercer.

Par ailleurs cette ouverture de l’Etat turc en direction la Région kurde doit être comprise dans le contexte d’une évolution profonde de sa diplomatie. Habituée à une diplomatie exclusivement sécuritaire, la Turquie commence à mener une politique d’Etat commerçant visant à influencer ses voisins par son soft power. Dès la fin de la guerre froide, elle a essayé de se réinventer bien que dans un premier temps sa réorientation ne se soit dessinée de manière très claire. Conseiller du Premier ministre AKP Erdogan, arrivé au pouvoir en 2002, puis ministre des Affaires étrangères en 2009, Ahmet Davutoglu a théorisé cette transformation avec pour objectif de faire de la Turquie une puissance régionale. Mise en pratique à partir du second mandat de l’AKP, en 2007, cette politique comporte une forte dimension économique. Dans le cas du Kurdistan d’Irak, c’est l’affermissement des liens économiques qui a permis la sortie d’une situation de conflit et la mise en place d’une coopération politique. La politique de l’Etat a été modifiée sous l’influence d’acteurs non-étatiques qui ont soutenu et prolongé les effets une fois sa transformation opérée.

Comment les Kurdes d’Irak perçoivent-ils ces évolutions ?

Pour ce qui est du monde des affaires, les Kurdes d’Irak sont très ouverts à l’intensification de la présence turque. La Turquie est perçue comme un modèle, voire comme un partenaire nécessaire, dans leur volonté de s’ouvrir à l’Occident. Tournent le dos aux Arabes et à l’Iran, ils observent une attitude très accueillante vis-à-vis des investisseurs venus du nord, susceptibles de leur transférer leur savoir-faire. La Turquie exerce par ailleurs une grande attraction sur la population et ce à tous les niveaux. Elle dispose d’une influence culturelle importante grâce à la diffusion de sa musique pop et de ses séries télévisées qui amènent les Kurdes d’Irak à l’apprentissage de la langue turque. C’est notamment le cas des jeunes qui tendent à abandonner l’apprentissage de l’arabe. Autres indicateurs significatifs, la demande de visas pour se rendre en Turquie est très forte et c’est en Turquie et non plus à Bagdad ou à Mossoul, ravagées par la guerre, que sont formés bon nombre d’héritiers de la nouvelle élite économique kurde d’Irak.

Qu’en est-il alors des Kurdes de Turquie ? Ont-ils joué un rôle dans ce rapprochement ?

Les hommes d’affaires kurdes de Turquie, originaires des provinces Sud-Est du pays, ont participé et participent toujours de manière importante à l’évolution des relations entre le GRK et la Turquie. Les Kurdes de Turquie ont en effet pu jouer un rôle d’intermédiaire du fait de leur situation géographique plus proche et de leur connaissance de la langue. Ceux d’entre eux qui disposaient déjà d’une certaine intégration dans les institutions et les structures politiques turques ont su briser les tabous et ouvrir un canal de contact entre la Turquie et les Kurdes d’Irak, en s’associant notamment avec des partenaires non-kurdes venus du centre ou de l’ouest de la Turquie.

Leurs motivations ne sont d’ailleurs pas uniquement liées à l’attrait économique du Kurdistan d’Irak mais ont également une dimension politique et identitaire qu’il est nécessaire de prendre en compte. Mus par un sentiment d’appartenance très fort à la kurdicité, ils souhaitent assister et participer à la construction de la première entité politique de l’histoire des Kurdes, une entité qui n’est pas officiellement souveraine mais qui fonctionne de facto comme un Etat, dotée de son autonomie économique bien qu’elle soit discutée, notamment dans le domaine énergétique.

Dans cette perspective, l’évolution des relations économiques entre le Kurdistan d’Irak et son grand voisin ont-elles modifié la situation des Kurdes de Turquie ?

Cela a en tout cas changé le statut d’un certain nombre d’hommes d’affaires kurdes de Turquie. Pour la première fois, la kurdicité d’un groupe d’acteurs n’est plus un tabou mais un atout, compatible avec les intérêts de l’Etat. Cela a permis aux hommes d’affaires kurdes de Turquie d’acquérir une légitimité en tant que Kurdes, la notion de légitimité étant en Turquie un élément central des rapports entre l’Etat et la bourgeoisie.

De manière plus générale, l’intensification des relations économiques transfrontalières a permis la création d’une dynamique économique très forte dans la région Sud-Est (Kurdistan de Turquie, N. de la R.). En ont bénéficié non seulement la ville de Gazientep qui jouit déjà d’un riche passé commerçant mais également Dyarbakir, la principale ville kurde de Turquie. Autrefois à la marge de l’espace économique turc, Dyarbakir s’est revitalisé grâce à l’ouverture du marché kurde d’Irak aux entrepreneurs de Turquie et les entrepreneurs qui en sont originaires ont fait figure de pionniers en la matière.

C’est en effet la chambre de commerce de Dyarbakir qui a créé le premier pont économique entre le Turquie et le GRK en établissant des liens avec la Chambre de commerce d’Erbil. A l’échelle individuelle on constate également d’importantes migrations de Kurdes de Turquie saisissant des opportunités d’emplois au Kurdistan d’Irak qui leur permettent d’améliorer la situation économique de leurs proches, restés côté turcs. A cela s’ajoutent les échanges informels innombrables qui s’opèrent à la frontière par l’intermédiaire d’acteurs économiques individuels et occasionnels qui vendent et achètent de part et d’autres des petites quantités de biens de consommation pour améliorer leur quotidien.

Ces relations économiques accrues sont-elles susceptibles d’avoir une incidence positive sur la résolution de la question kurde en Turquie ?

Ce dynamisme économique tangible qui concourt à l’intégration des espaces économiques turc et kurde d’Irak a certes des conséquences sociales importantes mais il n’a guère d’implications significatives sur le terrain politique pour le moment. Il est en effet limité à cet égard par la politique intérieure kurde. Le parallélisme initial des politiques d’ouvertures menées par le gouvernement AKP envers les Kurdes d’Irak d’une part et les citoyens kurdes de Turquie d’autre part est aujourd’hui rompu. Ces derniers mois, le conflit qui oppose l’armée turque au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) a marqué un pic de violence inédit et les sociétés turque et kurde de Turquie s’éloignent de plus en plus en se repliant de part et d’autre vers un nationalisme exaspéré. Tant que la question kurde ne sera pas résolue en Turquie même, ces dynamiques transfrontalières ne pourront suffire à changer structurellement les choses.

Lire sur Les clés du Moyen-Orient :
 Les Kurdes. Première partie : de la conquête musulmane au début du XIXe siècle
 Les Kurdes. Deuxième partie : de la fin du XVIIIe siècle à 1914, le choc de la modernité
 Les Kurdes, troisième partie. De la Première Guerre mondiale à 2003 : rêve(s) d’indépendance(s)
 Les Kurdes et le Kurdistan par les cartes : du traité de Sèvres à la guerre contre l’État islamique (EI)
 Le facteur kurde en Syrie : retour sur une histoire conflictuelle et perspectives d’avenir dans le cadre de la crise en cours. Entretien avec Jordi Tejel
 Tensions entre l’Irak et le Kurdistan irakien autour des hydrocarbures : quels enjeux ?
 La politique kurde de la Turquie à l’épreuve des conflits syriens
 Le Kurdistan irakien, îlot de tolérance religieuse au Moyen-Orient

Publié le 26/10/2012


Journaliste, Allan Kaval travaille sur les politiques intérieures et extérieures de la Turquie et de l’Iran ainsi que sur l’histoire du nationalisme et des identités minoritaires au Moyen-Orient.


Rattachée au Centre d’études et de recherches internationales (CERI), Merve Ozdemirkiran achève une thèse de doctorat à l’IEP de Paris sur le rôle des hommes d’affaires de Turquie dans le processus de reconstruction de la région kurde de l’Irak.
Elle est titulaire d’un Master Recherche en sciences politique de l’IEP de Paris et l’auteur d’un ouvrage intitulé « La politique de la Turquie vis-à-vis de l’Irak depuis 2003 : conflit ou coopération ? ».
Elle enseigne à l’IEP de Paris depuis 2010.


 


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